— Par André Lucrèce —
Absent du pays, pendant près d’un mois, je prends connaissance à mon retour en Martinique, grâce à des amis, du discours du Président du Conseil Exécutif de la Collectivité Territoriale de Martinique, allocution d’ouverture du congrès des élus de Martinique prononcée le Mardi 12 Juillet 2022, au cours de laquelle se révèlent d’ébouriffantes confusions que je voudrais ici réparer.
L’objet du débat est le concept de décivilisation, rappelé par le journaliste Jean-Marc Party qui me cite dans un texte intitulé Martinique, pays magique et société en situation d’urgence critique. L’une des confusions consiste, dans ce discours d’ouverture du congrès, à relier le concept de décivilisation à ce qui est qualifié de catastrophisme. Il s’agit là, de toute évidence, d’une dissonance vivante qui n’a pas lieu d’être.
Je voudrais d’abord rappeler que ce concept, comme son nom l’indique, n’est pas une opinion, mais une qualification qui définit une tendance de notre société, à un moment donné. Car les sociétés humaines ne sont pas immobiles, elles sont travaillées par des contradictions, par des tensions, par des mutations. Le travail du sociologue est alors de saisir la dynamique des structures des sociétés. Je considère donc, ayant analysé des éléments factuels, des comportements sociaux et également des statistiques, que notre société manifeste une nette tendance à la décivilisation. Cela n’a rien à voir avec le catastrophisme. Au contraire, cette conscience d’une telle tendance est le point de départ d’une transformation qui doit se révéler féconde afin de conforter la civilisation. Cela ne peut se produire que porté par l’expression même de la lucidité et pour moi la seule probité est de s’en tenir à la lucidité.
L’excellent René Ménil l’a écrit : « Poussières humaines, nous avons appris à faire un peuple. » J’ajouterai : et nous avons construit une civilisation. Mais attention, pas de naïveté sociologique ! Car dès qu’il y a eu civilisation dans les sociétés humaines, il y a eu des tentatives de décivilisation. C’est pour cela que ces mêmes sociétés humaines insistent sur la socialisation des individus et qu’elles ont prévu des sanctions au cas où ces individus ne respectent pas une certaine discipline vertueuse ou qu’ils se situent délibérément dans le domaine extra-moral. L’une des failles qui menace de favoriser la décivilisation est, en autres, le phénomène de déparentalisation qui se développe dans notre société. Le nombre important de mères célibataires est un phénomène imposant, faisant peser tout le poids de l’éducation et de la socialisation sur les mères. Dans certains domaines, comme par exemple les homicides, notre société s’oriente vers le monstrueux, et donc, une fois de plus, vers la décivilisation.
Ce qui me parait d’autant plus paradoxal, c’est que le discours du Président du Conseil Exécutif de la CTM confirme mon propos. Je le cite : « Tout cela se traduit pour nombre de nos compatriotes par un enfoncement dans la misère, qui abîme la dignité humaine et accule aux drogues et aux violences aveugles attisées par une marginalisation qui les atteint au plus profond de leur être. L’importance des meurtres récents : deux martiniquais assassinés par balle chaque mois est une dérive extrêmement pour nous. Dans le même temps, et sans prendre garde, nous assistons à un long déclin de notre culture et de notre identité face à un processus d’assimilation par la consommation qui marginalise toutes les formes de progrès interne et de développement endogène. » Ces arguments, auxquels je souscris, et que je ne taxe pas de catastrophisme, indiquent des conditions propices à la décivilisation.
A ces éléments, j’ajouterais la très faible sensibilité exprimée par nos compatriotes s’agissant de la préoccupation civique : aux élections présidentielles, aux élections législatives, aux élections territoriales, on a assisté à des taux de participation extrêmement faibles. Même si on peut interpréter, voire comprendre ce phénomène de rejet du vote, cette abstention est loin d’être un témoignage dédié aux institutions de la démocratie.
Tout le monde aura compris qu’au cœur de la cité, il n’y a pas que l’économie qui compte. Il y a surtout la civilisation des mœurs et des valeurs qui est déterminante. Et c’est ici que je rejoins Césaire qui dénonce une première fois, dans le texte intitulé Présentation, publié dans Tropiques, des formes de décivilisation nous concernant directement. Je le cite : « Mais ici l’atrophiement monstrueux de la voix, le séculaire accablement, le prodigieux mutisme. Point de ville. Point d’art. Point de poésie. Point de civilisation, la vraie. »
Catastrophisme ? Non point. Lucidité du poète qui met en garde : « L’ombre gagne ».
Et pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, le poète, beaucoup plus tard dans Calendrier lagunaire, en rajoute une couche : « Je m’accommode de mon mieux de cet avatar d’une version du paradis absurdement ratée – c’est bien pire qu’un enfer ». Une fois de plus, lucidité du poète.
Nous avons bâti une civilisation, ses richesses sont patentes. Ne laissons personne, exogène ou endogène, la mettre en péril par une insupportable dénivellation que je nomme décivilisation.
André Lucrèce