— Par Selim Lander —
Tout amateur d’art se doit de faire un jour le détour par Bilbao afin de visiter le bâtiment de Frank Ghery aussi célèbre dans l’architecture contemporaine que l’opéra de Sydney (de Jørn Utzon) ou la pyramide du Louvre. Frank Ghery, on le sait, a également signé le nouveau bâtiment qui abrite la fondation Vuitton au Bois de Boulogne, à Paris. Celui de Bilbao est géré par la Fondation Guggennheim, par ailleurs propriétaire du Solomon R. Guggenheim Museum à New York et de la Peggy Guggenheim Collection à Venise. Le musée comporte peu d’œuvres permanentes, en dehors de la salle consacrée aux gigantesques spirales en acier patiné de Richard Serra (La Matière du temps, 1994-2005) et des non moins imposantes sculptures disposées à l’extérieur comme Grand Arbre et l’œil d’Anish Kapoor (2009), l’araignée Maman de Louise Bourgeois (1999) ou Puppy, le chien couvert de fleurs de Jeff Koons (1992). Les espaces intérieurs sont consacrés, pour l’essentiel, à des expositions temporaires. En cet été 2015, le musée abrite une rétrospective du même Jeff Koons où l’on retrouve beaucoup d’œuvres exposées l’hiver dernier à Paris (Beaubourg) et une exposition qui permet de faire le tour de l’œuvre de Jean-Michel Basquiat, ce météore de l’art contemporain décédé en 1988 à l’âge de vingt-huit ans. Les deux artistes américains sont chacun à leur manière représentatifs de l’art contemporain… dans ce qu’il a de plus tape-à-l’œil et de frelaté.
Jeff Koons : un nouveau pompier
Jeff Koons, donc, né en 1955 est un personnage tout-à-fait considérable si l’on s’en tient à la valeur marchande de ses œuvres puisqu’il est l’artiste-vivant-le-plus-cher-du-monde, son Ballon Dog orange s’étant vendu 58,4 millions de dollars (en novembre 2013). Ses œuvres les plus emblématiques ont un aspect purement gaguesque, tel est le cas des chiens, lapins et autres homards en formes de baudruches vivement colorées, surdimensionnés et fabriqués à sa demande en acier poli. D’autres atteignent le sommet du kitch comme les photos géantes dans lesquelles il autocélèbre ses amours avec la Cicciolina mais il n’y a aucune limite dans ce domaine et l’artiste fait encore plus fort avec la porcelaine dont il a eu l’idée (mais qu’il a comme toutes ses œuvres fait réaliser par d’autres) représentant Michael Jackson et le chimpanzé Bubbles. On comptera pour rien ses installations faites de ready made comme les aspirateurs choisis pour leurs couleurs vives.
Jean-Michel Basquiat : le roi du graffiti
Basquiat est un artiste new yorkais (son prénom lui vient de son père haïtien) ami d’Andy Warhol, ce qui laisse déjà supposer qu’il se range parmi les artistes mystificateurs. Savait-il tenir un crayon et faisait-il exprès de dessiner comme un petit enfant maladroit ? L’exposition de Bilbao, quoique de grande ampleur, ne permet pas de répondre à la question puisqu’elle ne présente aucune œuvre témoignant d’une quelconque maîtrise de la technique. Bien sûr, cela n’empêche pas que l’on puisse être touché par certaines œuvres. Après tout on peut être également touché par des peintures enfantines mais quelle légitimité leur accorder, sinon celles que l’on consent aux représentants de l’art brut (qui sont, bien sûr, capables de fulgurances) ? Faut-il crier au génie dès que quelqu’un se met à dessiner et s’auto-proclame artiste ? Basquiat est présenté tantôt comme un chef de file du néo-expressionnisme, tantôt même (plus exceptionnellement quand même) comme le plus grand peintre du XXe siècle !!! Sa biographie, certes, peut émouvoir, celle d’un beau gosse en rupture de ban qui a choisi la rue comme lieu de vie et support de ses œuvres avant d’être récupéré par l’establishment artistique new yorkais et de mourir prématurément mais déjà marqué physiquement d’une overdose d’héroïne.
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Ce qui frappe dans le cas de ces deux plasticiens, c’est le délire interprétatif qu’ils ont suscité. Tous les deux sont présentés par les critiques les plus patentés comme des artistes « révolutionnaires » non seulement au sens où ils auraient révolutionnés l’art, notre manière de considérer l’art mais encore au sens où leurs œuvres inciteraient au changement social ! En quoi la vision quasi-pornographique de Koons au lit avec son ex-épouse ou d’une de ses fausses baudruches, ou encore d’un tableau de Basquiat imitant (très) grossièrement un billet d’un dollar sont-elles censées nous pousser à dresser des barricades (pour exiger quoi d’ailleurs ?), voilà ce qu’il faudrait qu’on nous explique. Les critiques patentés ne s’y hasardent pas.
Les deux expositions qui se déroulent actuellement à Bilbao confirment une évidence : l’art est devenu aujourd’hui un domaine dominé par la subjectivité. A partir du moment où la maîtrise technique n’est plus exigée des artistes, où le concept prime sur la technique, il suffit en effet de rencontrer quelques acheteurs qui accordent de la valeur à votre œuvre pour être autorisé à se prétendre artiste professionnel. La côte devient alors la seule mesure de la valeur d’un artiste. Sans doute a-t-elle toujours comptée. Les auteurs des bas-reliefs antiques devaient gagner leur vie, certains étaient mieux rémunérés que d’autres et il y avait inévitablement une certaine part d’arbitraire dans leur « côte ». Cette part, néanmoins, était réduite. Un maladroit ne pouvait passer par-dessus un plus expert. Aujourd’hui, on voit bien que c’est différent. Si les grands collectionneurs apprécient le kitch – comme c’est le cas de nos jours – les concepteurs d’œuvres kitchs seront au-dessus du panier. Est-ce parce que les magnats de la finance appartiennent à la catégorie des « nouveaux riches » ? Le XIXe siècle a connu le triomphe public de l’art pompier, porté par la bourgeoisie triomphante. Le XXe siècle finissant et le début du XXIe siècle sont marqués par le triomphe du kitch. Il n’a certes pas un monopole mais, puisque le critère ultime est aujourd’hui plus que jamais l’argent, force est de constater que l’artiste le plus cher est le roi du kitch.
Reste la question du succès « populaire » de ces grandes expositions. La visite de Bilbao comme celle de Beaubourg est incontournable pour les touristes présents sur la côte basque ou à Paris. Et les visiteurs ne se révoltent pas contre la pauvreté artistique de ce qui leur pourtant présenté comme de « l’art » contemporain. (Ce n’est heureusement pas toujours le cas – il existe des contemporains talentueux – mais ça l’est bien des deux « icones » exposées en ce moment à Bilbao.) La première explication du succès de ces expositions prestigieuses n’est pas à chercher ailleurs que dans leur caractère prestigieux. Ce dernier tient à la fois à la renommée de l’artiste, à l’ampleur de la collection rassemblée pour l’occasion et, last but not least, au lieu dans lequel elle est exposée. Cela étant, Koons n’est pas Basquiat. Le premier qui affiche avec ostentation son goût pour le clinquant, a tout pour séduire un large public ; d’autant qu’on ne peut pas ne pas être frappé par la perfection technique des œuvres qu’il a fait réaliser. Basquiat est différent. En dehors des « amateurs avertis » préparés à porter son « travail » au pinacle, à vanter, par exemple, la manière dont il a voulu faire la promotion de l’homme noir, ses graffitis maladroits n’emportent aucune adhésion, à part les quelques-uns qui dégagent par un heureux hasard une certaine beauté esthétique. Tout au plus suscitent-ils la curiosité ou un certain amusement. Dans le cas de Basquiat, plus que jamais, c’est la « marque » qui importe davantage que ce qui est représenté.