— Par Selim Lander —
Quoi de plus gratifiant pour un amateur de théâtre que de découvrir un nouvel auteur, entendons-nous bien, un « vrai », avec une voix, des personnages complexes, une construction subtile qui les révèle progressivement jusqu’à nous faire changer complètement d’opinion à leur égard, la victime devenant bourreau ou vice versa. Exactement ce que François Dô nous a offert lors d’une soirée mémorable à l’Atrium qui aura vu se succéder deux conceptions antipodiques du théâtre. De quoi dérouter les amateurs du premier, celui de Françoise Dô en l’occurrence, confrontés à la deuxième pièce (Résurgence de Jocelyn Régina), comme le furent sans doute les spectateurs enthousiastes de Résurgence contraints « d’avaler » A Parté en prologue.
Tenons-nous en à la première pièce de la soirée, qui est en fait la seconde écrite entièrement par Françoise Dô (sans compter son adaptation de Reine Pokou). Alors qu’Aliénation(s) (2017) sentait encore l’auteur débutant, tellement rempli de lui-même qu’il ne peut guère parler d’autre chose, son second essai est un coup de maître. Rien de tel, en effet, avec A Parté écrite l’année suivante. Au lieu de la famille-antillaise-négropolitaine, un sujet qui ne passionne pas nécessairement tout le monde, nous voici confrontés à deux personnes, un homme et une femme qui pourraient vivre n’importe où, même s’il est question, à un moment, d’un « expat », et d’un marché coloré où chaque arbre « sent la pisse », précisions qui sembleraient indiquer que nous sommes quelque part « outre-mer ». De la même manière, la mention d’une certaine pratique buccale maternelle nous éloigne-t-elle de la France métropolitaine où, de fait, l’on n’entend guère parler de cela. Mais peu importe : il y a des « expats » et des relents de pisse partout, y compris à Paris-France. De même les bizarreries sexuelles sont-elles universelles (même si elles ne se rencontrent pas toutes partout avec la même fréquence).
Tout ça pour dire que si la Martiniquaise F. Dô est partiellement le résultat de ses origines (comme nous tous), elle s’en détache désormais pour raconter des histoires dont le contexte est de moins en moins évident. Et sans doute est-ce nécessaire pour qu’elle élargisse son audience au-delà des lieux dédiés au théâtre afro-caribéen-contemporain.
Dans A Parté, F Dô installe tout de suite chez les spectateurs un malaise qui ne se relâchera guère par la suite. Nicole, cette femme qui nous raconte avec complaisance ses ébats avec un amant merveilleux n’en fait-elle pas un peu trop ? Elle nous installe en tout cas dans une position de voyeurs qui n’est pas forcément désirée. Plus elle en parle, d’ailleurs, et plus le portrait de Chat, l’amant, s’assombrit : n’est-il pas trop beau, trop brillant, trop adulé par des femmes trop belles ? Sans compter Stéphane, son mari qui ne lui veut pas du bien depuis qu’elle l’a quitté pour un autre. Pauvre mari trompé ? Pas si sûr…
On n’en dira pas davantage, une pièce bien « ficelée » étant par nature irracontable, à moins de priver les futurs spectateurs du plaisir de tomber dans les pièges préparés par l’auteur.
Seulement deux personnages sur le plateau, Nicole (Astrid Bayiha que nous connaissons bien en Martinique) et Stéphane (Abdon Fortuné Khoumbha que nous n’avions vu qu’une seule fois) qui se racontent au présent ou au passé, dialoguant parfois avec des interlocuteurs imaginaires. Ces parties faussement dialoguées sonnaient un peu artificiellement lors de la première et mériteraient sans doute d’être retravaillées. Pour le reste la mise en scène de F. Dô est marquée par une sobriété de bon aloi. Les comédiens font juste ce qu’il faut pour faire passer un texte déjà suffisamment fort, A.F. Khoumba paraissant néanmoins parfois un peu en-dessous de sa partenaire. Ils ne se parlent pas, ne se touchent pas. Sauf à la fin (comme leur rencontre était inévitable, on ne dévoile ici pas grand-chose). L’un derrière, l’autre devant ou l’un à droite et l’autre à gauche, avec la lumière dirigée vers celui qui s’exprime. Pas le moindre élément de décor. Une lumière très discrète comme il est de mode aujourd’hui et, en l’occurrence, bien accordée au texte. Quant à la musique, elle est pour sa part si discrète que nous ne saurions rien en dire.
On aimerait par contre en dire plus sur cette pièce, si nous n’en étions empêché par respect pour les futurs spectateurs. Répétons simplement qu’il y a là un texte remarquablement construit, à l’exception des faux dialogues (mais peut-être est-ce simplement une question de mise en scène ?), écrit dans une langue prenante. On souhaite à la pièce et à ses interprètes de naviguer au-delà des rivages de l’île où elle a été conçue et même au-delà des frontières de l’hexagone.
Création du festival des Petites Formes, Fort-de-France, 22 janvier 2019.