— Par Janine Bailly —
Alors qu’en 2018 les actes antisémites étaient en France, « en hausse de 74% par rapport à l’année précédente » ; que tout récemment à Paris les portraits de Simone Veil — rescapée elle-même de la Shoah où elle eut le malheur de perdre ses parents et son frère — furent ignominieusement tagués de croix gammées ; que le président Macron soulève la polémique en disant vouloir intégrer l’antisionisme à la définition juridique de l’antisémitisme ; à cette heure donc où la « bête immonde » redresse la tête, il est des écrivains qui par la générosité, l’intelligence et l’engagement de leurs écrits, fussent-ils de fiction, nous rappellent que le danger est toujours là, qui guette et s’invite jusqu’au cœur de nos démocraties européennes ! Sans polémiquer, mais par le truchement du conte, du conte philosophique ou de la fable, ils se font éveilleurs de conscience, en cela qu’ils s’adressent autant à nous autres adultes qu’aux plus jeunes, pour lesquels ils apparaissent suggestifs, compréhensibles et sans nul doute aptes à faire réfléchir.
On pourrait ici rappeler la pièce de théâtre Rhinocéros, d’Eugène Ionesco, cette « métaphore de la montée des totalitarismes à l’aube de la Seconde Guerre mondiale » ; ou l’assez longue nouvelle de Franck Pavloff, Matin Brun, qui évoque par ce titre le surnom de “Chemises brunes”, donné autrefois aux miliciens nazis des S.A (Sections d’Assaut) : dans un pays et un temps indéfinis, un gouvernement condamnera, au fil des jours, et sans que personne ne trouve le courage de s’y opposer, tout ce qui portera couleur brune, et bientôt tout celui qui sera soupçonné de “promouvoir” d’une façon ou d’une autre cette couleur ; en commençant par les chiens et les chats, en finissant par les êtres humains…
Mais plus près de nous, ne laissons pas dormir dans les rayons des librairies un petit livre essentiel, qui pour atteindre notre conscience cherche et trouve d’abord le chemin de notre cœur ! De Jean-Claude Grumberg, qui vit sous ses yeux ses grands-parents et son père raflés à Paris puis déportés dans les camps pour ne jamais en revenir, l’œuvre est bien connue, marquée par cette tragédie qui a façonné à tout jamais le petit garçon. Au théâtre nous sommes nombreux à avoir vu L’Atelier, une de ses pièces les plus régulièrement jouées, où dans l’immédiat après-guerre les femmes essaient de vivre encore, de rebâtir en quelque sorte sur les ruines. Mais en 2019, avec La plus précieuse des marchandises, Jean-Claude Grumberg nous livre, pour parler de ces convois vers l’enfer, que d’aucuns négationnistes prétendraient aujourd’hui nier, un conte où se mêlent le tragique et le merveilleux, les fées et les sorcières, la désespérance et la foi en un avenir plus radieux. Du conte traditionnel il utilise à bon escient non seulement les lieux — la profondeur d’une forêt enneigée, où se cache une pauvre cabane — mais aussi la structure narrative, qui par les épreuves subies mène les héros sur le chemin de la connaissance, de l’initiation et de la vie.
Pour Jean-Claude Grumberg, l’amour est bien ce qui tiendra la barbarie en échec. C’est l’amour d’un père qui, enfermé dans le sinistre wagon à bestiaux et pressentant la mort prochaine, prend le risque de jeter sur la neige, enroulé dans un châle « tissé d’or et d’argent », l’un de ses bébés, dans l’espoir qu’une bonne âme le recueille et qu’ainsi son épouse trouve en ses seins assez de lait pour nourrir encore l’enfant jumeau (comment ne pas évoquer à ce moment Le choix de Sophie, de William Styron ?). C’est l’amour de la vieille bûcheronne, à qui le sort a refusé la joie de l’enfantement, et qui contre vents et marées saura faire que “la petite merveille”, cadeau inespéré du ciel, traverse saine et sauve les horreurs de la guerre. C’est l’amour plus tardif du vieux bûcheron, comme ses camarades de travail d’abord convaincu d’antisémitisme et certain que les Juifs sont le peuple des “Sans-Cœurs”, vieil homme las d’abord prêt à dénoncer sans pitié la présence de l’enfant juive mais qui bientôt pris de tendresse donnera sa vie pour arrêter le bras des miliciens venus leur ravir la petite Rose. C’est encore le dévouement en forme d’amour de cet homme à la tête cassée, solitaire et dépourvu d’illusions, retranché dans une clairière loin de la compagnie des hommes, et qui donnera le lait de ses chèvres, recueillera la femme et l’enfant en fuite, se sacrifiera enfin, tombé sous les coups des soldats en marche pour avoir fait de son corps un rempart protecteur et salvateur.
Horreurs et merveilles… Cruauté sans pareille d’une époque déshumanisée ! Nous pénétrons, et pour la première fois sans doute aussi crûment dans l’œuvre de Jean-Claude Grumberg, à l’épicentre de la tragédie puisque nous suivons le père des jumeaux, promu “coiffeur” du camp de prisonniers, et que nous le voyons accomplir ce travail dans la souffrance et la honte, conscient de ce qui se passe autour de lui, persuadé de ne devoir sa survie qu’à un hasard inique quand femme et enfant ont si vite été mis à mort, et que tant d’autres innocents partent en fumée dans le ciel lourd ! Désespéré et pourtant gardant tout au fond de lui la graine minuscule et tenace qui tient en vie, le désir fou de retrouver sa petite fille confiée à la neige… la retrouver grâce au châle, puis la reprendre ou la laisser dans la lumière de cet amour, de cette grâce qui la lie à la vieille bûcheronne devenue mère ? Un nouveau “choix de Sophie”, à n’en pas douter… Quand à l’avenir de l’enfant, je dirai seulement, afin de ne pas tout révéler, qu’il restera lié à la “grande histoire”, la fuite l’ayant menée toujours plus vers l’Est… de Charybde en Scylla… ou vers des lendemains qui chantent ?
Jean-Claude Grumberg termine avec humour, en interpellant son lecteur, il termine, ainsi que le dit Emmanuel Khérad dans La librairie Francophone, par un sacré pied de nez à toute l’histoire avec un grand H : « Vous voulez savoir si c’est une histoire vraie ? Bien sûr que non… Il n’y a pas eu de train de marchandises traversant les continents en guerre afin de livrer d’urgence leur marchandise oh combien périssable… ni de familles dissipées en fumée au terme de leur dernier voyage… ni le feu, ni les cendres, ni les flammes… rien de tout cela n’est arrivé… ». Dans un entretien que l’on peut réécouter en podcast, l’écrivain donne cette juste conclusion, selon laquelle, hélas, ce qui n’est pas vrai dans les contes est vrai dans la vie !
Fort-de-France, le 25 février 2019