— par Janine Bailly —
Seule sur la plage la nuit, du prolifique Sud-coréen Hong Sang-soo, est comme La douleur un film sur l’absence et l’attente. Et si les circonstances n’en sont pas aussi tragiques, on ne peut pourtant nier la souffrance de cette femme jeune et belle, Young-hee, incarnée par Kim Min-hee, muse et compagne actuelle du réalisateur.
Young-Hee, omniprésente sur la majorité des plans, est d’abord découverte auprès d’une amie, dans une ville européenne qu’on ne nommera pas explicitement. Elle est comme en exil, loin de son amant, — qu’elle a quitté ? qui l’a rejetée ? — dont elle dessine à l’aide d’un bâton le visage sur le sable. De cet homme, elle espère la venue, mais suggère aussi, dans une certaine confusion des désirs, qu’elle pourrait s’installer là, y refaire sa vie. L’histoire ne nous dit pas clairement ce que fut son passé, qui suggère plus qu’elle n’affirme. Ce qui importe est l’errance, les dérives, les faux pas et faux chemins que l’héroïne emprunte quand, se trouvant abandonnée, elle n’est plus qu’attente de celui qui ne viendra pas, hormis peut-être dans son rêve. Plus qu’exilée de son pays, Young-Hee semble parfois exilée d’elle-même, exilée des autres.
Nous la suivons dans son retour au pays, dans ses retrouvailles avec une petite ville côtière qu’elle semble bien connaître, auprès d’anciens amis et autres connaissances. Nous reviennent alors les façons de montrer chères à Hong Sang-soo, les scènes de repas alcoolisés autour de tables bientôt couvertes de bouteilles et restes de nourriture, les discussions qui oscillent entre rires et colères, amitiés et inimitiés, cris et confidences, louanges ou reproches et critiques. Humour aussi, dans ce leitmotiv de femme ivre, qui dit « que la bière est bonne », ou meilleure, ces temps-ci. Et comme si boire levait toutes les inhibitions, réduisant à rien les filtres que la société ordinairement nous impose, Young-Hee dit sans ambages ce qu’elle pense, jusqu’à parfois vociférer quelque vérité cruelle à la face des personnes qu’elle reconnaît, mais auxquelles le temps écoulé et l’éloignement ont donné d’autres visages. La voix s’égare dans les aigus discordants quand elle fustige l’hypocrisie sociale et la lâcheté des hommes, la voix se fait charmeuse quand elle réclame et reçoit compliment de sa beauté et de son talent.
Au fil du temps se dévoile un pan de son histoire, de son identité, de sa personnalité. Par de petites touches subtiles, le caractère de cette femme tout feu tout flammes se nuance de douceur — soulignée par la musique de Schubert : il y a cette chanson qu’elle fredonne après avoir quitté la table, cette fleur qu’elle caresse et hume au bord du chemin … Elle est actrice, elle a tout quitté pour fuir le scandale de sa relation avec ce metteur en scène marié et père, elle pourrait reprendre son métier comme ses amis le lui suggèrent. Dans la scène violente où, « seule sur la plage » Young-Hee rêve, les attaques frontales faites au réalisateur, qu’on pense avoir été son amant, conduisent ce dernier à fendre l’armure, à dire pourquoi et comment il veut continuer à filmer, et tant pis si « il n’est pas normal », qu’importe si c’est la même histoire, ce qui compte est la façon de raconter : clin d’œil de Hong Sang-soo à son propre travail ?
PS : le titre semblerait être, selon les critiques, un hommage au poète Walt Whitman, puisqu’il imite un vers, trouvé au masculin, dans le recueil « Feuilles d’herbe ».
Dernière projection à Madiana le 2 février
Dans le sillage de ces projections, Madiana prend timidement le risque de la version originale. Ainsi a-t-on pu voir, le jeudi 25 janvier, avant qu’il ne passe toute la semaine en version française, 3 Billboards, Les panneaux de la vengeance (Three Billboards Outside Ebbing, Missouri) de Martin Mc Donagh, metteur en scène et réalisateur d’origine irlandaise.
Comme dans La Belle et la meute, il est ici question de viol, et des rapports conflictuels que la police entretient, là avec la population tunisienne, ici avec la population de cette petite ville fictive du Missouri qui sert de décor au film. Une police où l’on peut se montrer compréhensif et humain, mais où d’autres font preuve d’un racisme exacerbé envers les Noirs, comme d’un machisme agressif envers les femmes. Or, l’héroïne est ici une mère de famille, dont la fille adolescente a été violée avant d’être sauvagement assassinée. Plusieurs mois se sont écoulés, et l’assassin n’ayant toujours pas été retrouvé, Mildred, dévastée par la tragédie, loue trois grands panneaux publicitaires désaffectés sur une route secondaire, pour y inscrire, en géantes lettres noires sur fond rouge, l’injonction à la police de mieux faire son travail. C’est le début d’un engrenage, qui bouleverse la communauté, chacun allant au bout de ses convictions, dans des excès qui perdent en vraisemblance mais sont symboliquement représentatifs d’une société en souffrance. Défenestration, passages à tabac, incendies spectaculaires deviennent façon de régler les différends ! Un humour glacé fait aussi de ce film puissant une sorte de « fable tragi-comique ».
Au contraire de ce qui est montré dans La Belle et la meute, chacun, jusqu’aux policiers, garde en lui une part d’humanité, et nul n’est ou tout bon ou tout mauvais. Frances McDormand, la policière remarquable des frères Coen dans Fargo, campe avec force ce personnage de mère en révolte. Quand des blockbusters mobilisent les salles pendant des semaines voire des mois, il dommage que ce film important ne soit pas resté plus longtemps à l’affiche !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 2 février 2018