— par Janine Bailly —
En ce mois de janvier, comme en écho à une actualité brûlante, il aura beaucoup été question des femmes sur nos écrans, et à travers elles, du monde comme il va, ou comme il trébuche.
La Douleur d’abord, film tant attendu, et que grâce à Steve nous pûmes voir presque aussi rapidement que dans l’hexagone. Tout a été dit, et de façon dithyrambique, sur cette adaptation de deux récits tirés du recueil de Marguerite Duras, celui au titre éponyme, et Monsieur X. dit ici Pierre Rabier. C’est cette deuxième nouvelle qui constitue la première partie du film, où l’on voit la jeune Marguerite, incarnée par une Mélanie Thierry à la douceur fragile et forte tout à la fois, tisser des liens avec un agent de la Gestapo, un Benoît Magimel alourdi, enlaidi, au regard insondable et qui semble guetter sa proie. Une relation ambigüe, par laquelle la jeune femme espère maintenir le lien avec son mari Robert Antelme, résistant déporté à la suite de la destruction de son réseau. Emmanuel Finkiel, le réalisateur, explique ainsi ce choix : « L’histoire de Rabier est davantage dans l’action, elle permettait de tendre un fil qui relève presque du suspense ». Il est vrai que pour mettre en scène La Douleur, il a privilégié ensuite la voix off, les longs plans sur l’actrice fumant une cigarette pensive, les plans descriptifs de cet appartement qui enferme Marguerite dans l’attente d’un improbable retour, les intérieurs assombris ou enfumés, le décor en arrière-plans flous qui laissent notre regard s’attarder sur le visage expressif de l’héroïne. Du calvaire que fut le retour à la vie de Robert Antelme, il ne sera fait qu’une rapide évocation, qui élude la vérité, la cruauté et le réalisme brutal du texte de Duras.
Nouvelle projection le jeudi 8 février
De douleur, il sera aussi question, et de façon fulgurante, dans La Belle et la meute, que la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania présentait au festival de Cannes 2017 dans la catégorie Un certain regard. Là, si le titre forcément évoque La Belle et la Bête, nous ne sommes pas dans un conte, la Bête est à plusieurs têtes, d’autant plus dangereuse qu’elle est policière ; elle viole, humilie, frappe en paroles agressives, en menaces, chantages et coups ! Nous ne sommes pas dans un conte, et Mariam, toute en rondeurs, jovialité, confiance et joie de vivre, Mariam qui s’apprêtait avec ses amies à une innocente fête estudiantine, est tout soudain plongée dans un cauchemar à la Kafka, parfaitement illustré par ces plans-séquences qui tantôt la suivent au plus près, tantôt décrivent de longs couloirs solitaires générateurs d’une indicible angoisse.
Hésitante d’abord sur ce qu’il lui faut faire, Mariam se laisse entraîner, à la suite d’un Youssef politisé et sans illusions, dans le labyrinthe bureaucratique des hôpitaux et des salles de police. Pourtant, alors qu’il est emprisonné, et que pour échapper à la meute elle s’est recluse dans les toilettes — dont par sa propre volonté elle ne sortira qu’à l’instant d’affronter une menace nouvelle —, c’est finalement toute seule qu’elle relèvera le défi, et redressant la tête osera regarder en face ses ennemis. La brutalité bestiale de ces hommes, qui depuis le début de la nuit l’encerclent et la cernent de leurs visages défigurés de haine, atteint bientôt son paroxysme : cette violence faite au corps de la femme, on la reçoit et on en frémit à ce moment où dans le commissariat Mariam sauvagement battue git au sol, piégée par la caméra en plongée. Auprès d’elle, sur l’écran du téléphone portable échappé à l’un de ses violeurs apparaît, dans un silence opaque, son visage torturé de douleur, de peur et de cris muets, puisqu’aussi bien ses bourreaux ont filmé la scène du viol. Mais la jeune femme, telle une petite chèvre de Monsieur Seguin qui ne se laisserait pas dévorer, mènera jusqu’à l’aube son combat pour qu’éclate la vérité, et que lui soit rendue sa dignité. Un combat pour elle-même, pour toutes ses semblables, pour son pays : la réalisatrice dira que l’histoire, hélas réelle, est métaphore de ce que vit la Tunisie nouvelle, qui s’avance vers la démocratie mais qui ne peut le faire que dans la difficulté et la douleur.
Symbolique aussi est le rôle du vêtement féminin en pays musulman. Si Mariam est venue à la fête dans une assez triste robe sans couleur, au sage col Claudine, et qu’elle a déchirée malencontreusement, elle se laissera convaincre de revêtir la jolie toilette bleu électrique, super-sexy et peut-être un peu trop étroite, proposée par son amie. Robe légère dans l’interminable nuit, qui lui vaudra les regards méprisants des hommes, les clins d’œil lourds de sous-entendus et d’allusions grivoises ou machistes. Robe que de façon compulsive elle tentera d’allonger de quelques centimètres, et dont elle voudrait pouvoir refermer pudiquement le décolleté. Robe qu’elle cachera sous un voile de couleur crème, accordé comme à regret par la seule femme policière du lieu, que l’on aurait pu croire complice mais qui s’enfermera dans sa superbe indifférence ! Ce voile, destiné à étouffer toute féminité, Mariam en fera une cape d’héroïne sur ses épaules quand au matin, sortant du bâtiment, du mauvais rêve et de la nuit, elle retrouvera la lumière, le soleil et un ciel où porter ses regards.
(Remarque sur les prénoms : Youssef est Joseph, et dans le Coran, Mariam est le nom donné à la Vierge)
Dans la vraie vie, ce qu’on ne verra pas à l’écran a eu lieu : le fait-divers ayant défrayé la chronique, les médias se sont emparés de l’histoire, le pays tout entier s’est manifesté, certains sont descendus dans la rue afin que soient reconnus les faits, que les criminels soient jugés et condamnés. Mais si l’on songe qu’en 2017 un homme et une femme ont été incarcérés, pour s’être embrassés à la sortie d’une boîte de nuit, près de Tunis, on verra que, de par le monde, il reste aux femmes bien du chemin à parcourir !
Nouvelle projection le mercredi 7 février
Janine Bailly, Fort-de-France, le premier février 2018