— par Janine Bailly —
Après nous avoir fait redécouvrir Louisa Marajo, talentueuse enfant du pays présentement “exilée” en Europe, la petite galerie 14°N 61°W — petite par la taille, mais non par l’action — ouvre son espace immaculé à l’ici et à l’ailleurs, à l’au-delà des mers, par la présence sur l’île d’une exposition collaborative intitulée Shadow Projector, exposition de Ariane Müller et Martin Ebner, tous deux artistes autrichiens basés à Berlin.
S’il porte un nom fait des coordonnées géographiques de la Martinique, cet espace d’art contemporain, abrité à l’étage de l’espace Camille Darsières après avoir été initié par Caryl Ivrisse-Crochemar dans une sorte de hangar aménagé de plaisante façon à Dillon, cet espace se veut bien une plateforme d’échanges, en ce sens qu’il peut à la fois « envoyer d’ici à l’extérieur, et recevoir à l’intérieur ce qui vient de l’extérieur », l’art ayant pour fonction première de voyager de par le monde, et de s’offrir à tous, sous tous les cieux. La galerie 14°N 61°W replace donc l’île dans le monde, la faisant participer aux grands courants artistiques qui traversent l’époque, comme aussi elle se donne mission de raviver notre patrimoine cinématographique : en effet, si quatre expositions dans l’année s’avèrent être à la pointe de la modernité, le lieu se consacre par ailleurs à la projection intimiste d’œuvres atypiques, mais emblématiques, et que l’on pourrait difficilement montrer en d’autres salles des Antilles.
Que nous est-il donc donné à voir dans Shadow Projector ? D’abord, le bleu, qui semble bien être la couleur privilégiée, sinon unique, couleur primaire utilisée par les artistes comme point de départ de leur travail, et de leur installation. Bleu en fond omniprésent du poster Hello to Gustav Metzger, ce dernier, décédé en mars 2017, étant ainsi défini par la revue Les Inrocks : « Mémoire vive d’une époque, celle de la folie destructive de la Seconde Guerre Mondiale, artiste et activiste pionnier d’une écologie politique sans concession, Gustav Metzger s’est éteint à l’âge de 90 ans… ». Le bleu, bleu de peinture acrylique pour une petite vague ondulée, faite à deux, et figurant sur fond blanc La mer.
Bleu et blanc toujours, à quatre mains toujours, pour cette intervention architecturale, qui d’une grille de bois peinte ferme l’une des ouvertures destinées à mettre en communication les deux plus grandes salles, nous obligeant au détour, au chemin imposé, et au questionnement sur le dedans-dehors. Par les espaces assez larges de cette grille, ou d’autre façon par l’ouverture demeurée libre, l’œil peut aussi, avant que l’on entre dans la dernière pièce, déchiffrer les contours du feuillage de Monstera, les faire peu à peu surgir, et la forme s’imposera au regard dans toute sa densité. Et cette feuille bleue, il nous sera loisible ensuite de la considérer dans son entier, grand dessin solitaire éclairant le mur autrement nu. Si l’on se souvient que le monstera est une plante d’intérieur, au feuillage découpé décoratif, qui vient volontiers orner nos maisons, on comprendra mieux cette déclaration selon laquelle les artistes disent créer « un environnement qui associe des aspects de l’intérieur bourgeois à la perception de l’extérieur et du monde public ». Et regardant de ce dessin les courbes, on aura réminiscence de certaines œuvres en découpages signées Matisse, de la série la Piscine, ou même, par la vivacité de la couleur et la sensualité de la forme, de quelques célèbres Femmes ou Nus en bleu.
Les œuvres qu’en revanche Ariane Müller a réalisées seule se teintent de blanc cassé, d’ocre léger, de gris et de brun, en traits légers qui dessinent des contours : c’est là Doors, captation réaliste, impressions sur papier de portes grandeur nature, qui n’ouvrent sur rien, et de ce fait pourraient ouvrir sur tout. D’elle, ce poster sur blanc aussi, You are pathetic, près du bleu Hello to Gustav Metzger de son complice. Blanche enfin, cette projection d’un hand spider qui en tournant à des vitesses variables prend diverses formes, installation vidéo de Martin Ebner, conçue à la Martinique quand l’artiste se rendit compte que cet objet — ce jouet ? — sévissait ici de même que dans le reste du monde !
L’ensemble, qui peut paraître minimaliste, ne se donne pourtant pas à comprendre en un clin d’œil, d’autant plus qu’à mon image, le visiteur n’est pas forcément au fait de ces recherches artistiques d’avant-garde. Besoin est de s’arrêter, de s’interroger, perplexe parfois, dérouté souvent. Pourquoi vouloir dire beaucoup avec si peu ? Mais ces interrogations mêmes tendent à prouver qu’il y a là quelque chose d’important à percevoir, à chercher, à découvrir, ou qui nous restera encore hermétique et secret.
Le projet initial reposait sur une résidence des deux artistes à la Martinique, ce qui jusqu’à ce jour n’a pas été réalisable. En attendant, vous pouvez vous rendre à l’espace 14°N 61°W, exercer votre regard et votre esprit critique, consulter des numéros de STARSHIP magazine, revue d’art internationale, peut-être même échanger avec Caryl Ivrisse-Crochemar, et ce jusqu’au 29 juillet 2017.
Janine Bailly, Fort-de-France, le 3 juillet 2017