Par Selim Lander – La Comédie Française, comme on sait, a comme première mission de faire vivre les textes du répertoire qui font l’histoire et la grandeur de notre théâtre. Cela ne l’empêche pas, bien sûr, d’excursionner à l’occasion vers des horizons plus modernes, ni de montrer de l’audace dans la manière de montrer les classiques. En montant Lucrèce Borgia (1), Denis Podalydès n’a cherché pourtant qu’à faire de la belle ouvrage et nous lui sommes reconnaissant de nous reposer de tant de tentatives ratées de la part de ceux qui veulent se montrer originaux à tout prix. D’autant que ce n’est pas ce qu’on attend de la Comédie Française. On lui demande plutôt de se montrer à la hauteur tant du talent de ses pensionnaires triés sur le volet que du budget qui lui est accordé généreusement en notre nom à tous.
Les costumes sont signés Christian Lacroix, la scénographie Éric Ruf, lequel interprète par ailleurs souverainement – c’est le cas de le dire – le rôle de Don Alphonse d’Este, duc de Ferrare et mari de Lucrèce. Et le texte, bien sûr, est de Victor Hugo qui se régale de nous rappeler quelques-unes des abominations dont se sont rendus coupables les Borgia père (le pape Alexandre VI), fils (Cesar, probable assassin de son frère Giovanni et amant de sa sœur Lucrèce), et fille (Lucrèce elle-même, le personnage principal de la pièce avec Gennaro, le fils qu’elle a eu avec on ne sait qui, sans doute Giovanni, qui lui a été enlevé à la naissance et qu’elle aime en secret). La mise en scène de Denis Podalydès fait preuve d’un beau dynamisme. Les tableaux s’enchaînent sans temps mort et les capitaines vénitiens, amis de Gennaro, de même que les compagnes de la princesse Negroni, à Ferrare, tout ce beau monde virevolte impeccablement (Kaori Ito est créditée de la chorégraphie). On retient d’abord la beauté plastique de ce spectacle qu’on verrait bien sortir de la salle du Français pour aller respirer sous les étoiles. En nous transportant à Venise, le premier acte installe tout de suite l’atmosphère nocturne qui convient: une gondole au premier plan, des piquets émergent de la lagune, sur la gondole Gennaro endormi. Au bout d’un moment Lucrèce fait son entrée, à demi-dévêtue, qui s’émerveille devant le beau jeune homme assoupi qu’elle reconnaît comme le fils qui doit, lui, ignorer ce qu’elle lui est. D’ailleurs Gennaro la déteste, à l’instar de tous les Borgia dont les méfaits sont connus de tous. A la fin de cet acte, Gennaro s’est réveillé, Lucrèce a quitté la scène et la gondole s’en va également, portée sur les épaules des Vénitiens, avec, debout, meneur de jeu machiavélique, Gubetta (Christian Heck) : superbe tableau (accompagné par la musique de Bernard Valléry).
D. Podalydès a choisi de confier le rôle de Lucrèce à un homme (Guillaume Galienne) et celui de Gennaro à une (jeune) femme (Suliane Brahim). Une telle inversion des sexes n’a rien de révolutionnaire de nos jours : dans l’esprit des metteurs en scène, elle doit inciter les spectateurs à faire abstraction de certains préjugés liés aux apparences, en l’occurrence celles des sexes. La fameuse « théorie des genres » n’est pas loin ! Le fait est que la distanciation ainsi produite a souvent des effets intéressants. Contrairement à notre consœur Fabienne Darge, qui tient que « le corps de Lucrèce, le corps de la tragédie, le foyer même de l’innommable, le lieu où il s’engendre » est nécessairement « un corps de femme » (Le Monde du 29 mai 2014), nous n’avons pas été gêné par le jeu de G. Galienne. Il est vrai qu’il sous-joue par moments, mais n’est-ce pas justement ce qu’il faut pour traduire le désarroi de Lucrèce qui se consume dans un amour impossible pour un fils probablement né de l’inceste (lequel finira – dans la tragédie – par l’assassiner avant d’avoir découvert qu’elle est justement cette mère après laquelle il aspire depuis qu’il est venu au monde) ? Cependant, à l’inverse, encore, de notre consœur, c’est plutôt l’attribution du rôle de Gennaro qui nous a un peu dérangé. Car si S. Brahim a certes toute la grâce juvénile qui convient pour attendrir une mère, elle fait bien plus penser à Chérubin qu’au valeureux capitaine qu’elle est censée représenter. On peut certes trouver une sorte d’équilibre entre une Lucrèce qui ne serait pas assez féminine et un Gennaro qui le serait trop, mais les compromis de ce genre ne sont pas vraiment dans l’esprit de la tragédie…
PS : Ce billet est l’occasion de rendre grâce à Guillaume Galienne pour son émission diffusée tous les samedis sur France Inter, « Un peu de lecture, ça peut pas faire de mal ! », au cours de laquelle il lit, seul ou accompagné, quelques pages des grands auteurs. Émission particulièrement précieuse dans les départements et autres territoires d’outre-mer où – pour une raison qu’on aimerait connaître – les chaînes comme France Culture ou France Musique ne sont pas diffusées. Du coup France Inter, avec des collaborateurs comme G. Galienne en particulier, est la seule source de culture pour les auditeurs de ces régions délaissées. Car les chaînes de radio locales, bien que surabondantes, se cantonnent toutes – y compris celles du service public – dans une espèce de soupe soi-disant musicale, à moins qu’elles n’ouvrent leurs micros à des auditeurs pour des échanges de banalités, ponctués des rires imbéciles des animateurs…
À la Comédie française, salle Richelieu du 24 mai au 20 juillet 2014.
Crédit photos : Christophe Raynaud de Lage.