L’autonomie à l’insu de son plein gré
— Par Yves-Léopold Monthieux —
On peut déjà trouver une réponse à la page 76 de l’ouvrage Chroniques d’un demi-siècle d’autonomie annoncée, sous le titre « Nous sommes déjà dans l’autonomie » (article écrit en avril 2006), que votre serviteur vous invite à retrouver dans toutes les librairies. Coïncidence, ce livre est publié au moment où l’autonomie revient d’actualité en Corse mais aussi à la Martinique.
La belle expression créole an ba fèy parue dans une récente lettre ouverte a fait sourire certains esprits et bondir d’autres, y compris des créolistes. Ils prétextent de protestations publiques d’innocence faites par le président du conseil exécutif de la collectivité pour feindre d’ignorer – ces sachants – que de telles déclarations n’engagent que ceux qui les reçoivent. Et pour faire croire aux manants qu’il serait stupide de rechercher la vérité derrière des apparences présidentielles. Quel serait pourtant la vérité de l’indépendantiste de cœur ou d’expression qui, si l’occasion lui était donnée, refuserait son objectif de peut-être toute une vie ? Ce serait la révélation que ces idées ont toujours été de pacotille ? En une reconstitution de meute qui effacerait les cicatrices des égos, nos directeurs de conscience semblent s’aligner sur la parole du Président que, hier encore, certains accusaient de tous les maux. Devenu tout à coup le St Bouche d’Or tropical, il faudrait, prétendent-ils, être un demeuré ou faire preuve de malhonnêteté intellectuelle pour ne pas croire en l’auguste parole. Ce raisonnement qui vient de grands esprits a trop l’air du résonnement de tambour pour ne pas être frappé de fourberie.
Ainsi donc, le président de la République a décidé d’engager la procédure d’autonomie pour la Corse. C’est « une simple loi » qui « donnera davantage d’autonomie à la Corse, [tandis que] l’indépendance ne peut passer que par une révision de la Constitution » (France info). Question à deux balles : la constitution avait-elle prévu l’indépendance de l’Algérie ? Une seconde, toujours au même prix : si la loi suffit pour l’autonomie, à quoi sert la réunion du congrès national s’il ne s’agit que d’autonomie ? Par ailleurs, on ne sait pas ce que signifie la référence du président de la République à « une autonomie… sous conditions ». N’est-ce pas le propre de l’autonomie d’être soumise à des conditions, s’il est vrai que, comme l’indique encore le texte visé, « le statut d’autonomie est une forme poussée [donc variable NDLA] de décentralisation » ? N’est-ce pas, en effet, un degré supérieur du curseur de la décentralisation, un nouveau moment de l’évolution statutaire, certains diraient une nouvelle étape de l’appartenance coloniale ? Autant de notions qui sont développées dans l’ouvrage cité plus haut.
Et le peuple dans tout cela ? A aucun moment il n’est fait allusion à un référendum ou même à cette eau de café de la consultation populaire dont se gargarisent les Tartufe, pour la Martinique. C’est à cette procédure prévue pour la Corse que notre président voudrait voir au plus vite embrquer la Martinique. La Corse sera donc privée de cette consultation inutile, la loi pouvant décider toute seule et sans recours possible, comme pour la Martinique en juillet 2011. Et comme pour cette date, le président pourra compter sur une sainte-alliance des partis politiques, des constitutionnalistes et de la presse de la France entière, priés de regarder ailleurs, comme en 2010.
La locution an ba fèy, la bien nommée, que certains emploient volontiers mais en reprochent l’usage aux autres, correspond à une réalité. L’expression pourrait se traduire par « en catimini », « mine de rien », « sans s’en rendre compte », « sans s’en apercevoir », « avec une prise de conscience tardive », « par un engagement induit », « en dépit ou à l’insu de son plein gré » ou même par « embafeuille », en sa traduction francisée. Cette notion n’est pas lunaire et se rapproche de l’allégorie de la grenouille et l’eau chaude. Si on met la grenouille dans l’eau froide et qu’on porte cette eau très progressivement à ébullition, la grenouille s’engourdit ou s’habitue à la température pour finir ébouillantée (Encyclopédia). En revanche, si on la plonge subitement dans de l’eau chaude, elle s’échappe d’un bond.
Personne ne parle de la formule eau chaude qui consisterait à interroger la population par référendum sur un texte définitif. Les élus le savent, celle-ci ne manquerait pas de se rebiffer. D’où l’interrogation : l’occasion lui sera-t-elle laissée, ou même, le vent de totalitarisme ambiant lui permettra-t-il de s’exprimer ? Qui ne voit donc que la formule eau de café est celle qu’ils préfèrent, celle de l’évitement du peuple qui est possible par la loi française, avec ou sans – de préférence – la consultation populaire préalable ?
La Constitution de la Corse sera, en principe, le texte écrit par les élus corses et adopté par la loi, moyennant les conditions émises par Emmanuel Macron. Une précédente expérience a donné le jour à la machine totalitaire de la CTM. Mais le président du conseil exécutif de la Martinique, qui se vante de l’intérêt du président de la République pour ses objectifs, pourrait se contenter de se faire attribuer par la loi un panel de compétences telles que leur accumulation irréversible pourrait constituer, de fait, un pas conséquent sur le curseur de l’évolution statutaire. C’est cela l’an ba fèy, MM les thermidoriens de la pensée unique.
Quant au pouvoir régalien, la Martinique en fait son affaire, dont elle se dépouille de la statuaire et s’affuble de certains habits, comme le drapeau national ou la langue nationale. Il lui suffit d’ouvrir de grands yeux et de prononcer le mot colonial pour que la justice baisse les paupières, que le préfet rentre sa police. De sorte qu’aucune saisine judiciaire ne parvient à éroder l’arrogance d’auteurs présumés d’affaires avérées et qu’aucune force de police ne s’avise à être trop curieux. En Martinique les élus peuvent toujours violer la loi, elle ne crie jamais.
Au fait, quel Etat garderait longtemps, comme tout pouvoir, dans son ex-colonie la quintessence de l’action coloniale : celle de maintenir l’ordre et de jeter en prison des citoyens qui ne sont plus les siens ?
Fort-de-France, le 29 septembre 2023
Yves-Léopold Monthieux