Plusieurs marches sont attendues lundi pour exiger la libération des personnes arrêtées le 11 juillet
— Par Sandrine Morel — MADRID – correspondante du journal Le Monde —
Convocations par la police, coupures ciblées d’Internet et campagnes de diffamation contre les organisateurs, menaces de poursuites pénales pour sédition envers ceux qui oseraient participer, et contre-manifestations du régime : les réactions du gouvernement cubain en réponse à la grande marche de protestation prévue lundi 15 novembre dans une soixantaine de villes trahissent sa crainte face à la montée de la grogne sociale et des revendications démocratiques sur l’île.
« Nous ne permettrons d’aucune manière l’agression permanente du gouvernement des Etats-Unis, et ses tentatives constantes et soutenues (…)de créer les conditions d’une déstabilisation intérieure », a prévenu le ministre cubain des affaires étrangères, Bruno Rodriguez Parrilla, le 10 novembre, face au corps diplomatique accrédité à Cuba – le gouvernement accusant depuis des semaines Washington d’être derrière une tentative de « coup d’Etat » pour justifier l’interdiction de la manifestation.
Quatre mois après les mobilisations du 11 juillet, lors desquelles des milliers de personnes ont défié le régime en criant ou et qui se sont soldées par un mort, des dizaines de blessés et des centaines d’arrestations, les tensions restent fortes sur l’île.
Quatre mois après les mobilisations du 11 juillet, lors desquelles des milliers de personnes ont défié le régime en criant « Nous avons faim » ou « A bas la dictature » et qui se sont soldées par un mort, des dizaines de blessés et des centaines d’arrestations, les tensions restent fortes sur l’île.
Initialement, la manifestation avait été convoquée pour le 20 novembre par la plate-forme de débat civique Archipielago, menée par le dramaturge cubain Yunior Garcia Aguilera, afin d’« exiger la libération des prisonniers politiques et la résolution des différends par des voies démocratiques et pacifiques ». Selon l’ONG Cubalex, 612 personnes arrêtées en juillet sont encore derrière les barreaux. Mais l’événement a finalement été avancé de cinq jours après la décision du gouvernement de Miguel Diaz-Canel de décréter le 20 novembre fête de la Défense nationale et de programmer deux jours de manœuvres militaires en amont. « Une menace déguisée », avait alors estimé M. Garcia, dont les réseaux de communication sont coupés depuis le 5 novembre.
« Pluralité d’idées »
En réponse aux intimidations du régime, les coordinateurs d’Archipielago, tous convoqués par la police, ont invité les Cubains qui n’oseraient pas manifester à apporter leur soutien en participant à un concert de casseroles ou en s’habillant en blanc. A ceux qui participeront à la marche, ils ont demandé d’éviter toute provocation – le gouvernement ayant décidé d’organiser une fête le 15 novembre pour le 502 anniversaire de la fondation de La Havane. « La plate-forme Archipielago est née de la nécessité d’exprimer une pluralité d’idées sans censure, mais on nous a criminalisés »,explique par téléphone Magdiel Jorge Castro, microbiologiste cubain résidant en Bolivie et l’un des animateurs extérieurs de la plate-forme qui doivent assurer le relais en cas de coupure d’Internet sur l’île Quant à Yunior Garcia, il a fait savoir qu’il défilerait, seul, dimanche 14 novembre à La Havane, afin de minimiser les risques de violences.
Si les pénuries chroniques, qui se sont aggravées avec la pandémie de Covid-19, la fermeture de l’île aux touristes et le durcissement du blocus américain ont nourri le vent de colère qui souffle à Cuba, la contestation de fond du régime n’aurait pas été aussi structurée sans la mobilisation des artistes cubains. Depuis 2018, et l’approbation par le gouvernement de M. Diaz-Canel du décret 349, qui les oblige à obtenir une autorisation pour se produire sur scène ou vendre leurs oeuvres, ils n’ont cessé de protester, donnant naissance au mouvement San Isidro, dans le cœur de la Vieille-Havane. Ce dernier est formé par des artistes souvent issus des milieux très populaires, rappeurs, journalistes et universitaires, autour de la figure de l’artiste de performance Luis Manuel Otero Alcantara.
« L’exil ou la prison »
En novembre 2020, l’incarcération d’un de ses membres, Denis Solis, pour « désobéissance à l’autorité », a abouti à une grève de la faim, interrompue par la police le 26 novembre. Le lendemain, plus de 300 personnes se sont rassemblées devant le ministère de la culture et une trentaine d’entre elles se sont entretenues avec le ministre. « Nous ne demandions que le droit d’avoir des droits, ceux de nous exprimer, de penser librement, de ne pas être d’accord, de pouvoir vendre nos oeuvres, de sortir de la misère », se souvient la commissaire d’exposition Solveig Font, une des principales voix du « mouvement du 27 novembre ».
A cette mobilisation des artistes, il ne manquait qu’un hymne. En février, la chanson de rap Patria y Vida (« Patrie et Vie »), interprétée à la fois par des stars cubaines installées à Miami, tel Yotuel Romero – et des artistes du mouvement San Isidro à La Havane, qui ont filmé le clip en secret, El Funky et Maykel Osorbo, avec Luis Manuel Alcantara tenant un drapeau –, provoque la colère du régime. Immense succès sur les réseaux sociaux, avec 9 millions de vues sur YouTube, elle égrène les malheurs de l’île, l’exil des jeunes, les mères qui les pleurent, la dollarisation de l’économie et les pénuries, et prend le contre-pied du slogan castriste « la patrie ou la mort ».
Qualifiés de « rats », de « mercenaires » par le régime, tous les artistes installés à Cuba qui ont participé à Patria y Vida ont connu la prison. Maykel Osorbo est emprisonné depuis mai pour « désobéissance à l’autorité ». Luis Manuel Alcantara, qui ne compte plus ses passages en prison pour ses performances artistiques, a été interné de force dans un hôpital psychiatrique, et venait tout juste d’être relâché lorsqu’il a été de nouveau arrêté lors des manifestations du 11 juillet. Il est depuis détenu dans la prison de Guanajay, où il a enchaîné plusieurs grèves de la faim.
« Ils peuvent mettre en prison tous les interprètes de la chanson, c’est trop tard : elle est entrée dans le cœur des gens et elle n’en sortira pas », assure au Monde le rappeur Yotuel Romero depuis Miami, où il s’apprête à participer à la cérémonie des Latin Grammy Awards, le 18 novembre, où Patria y Vida est nommé dans deux catégories. Quand un État intimide, bâillonne et emprisonne ses artistes, c’est qu’il sait que nous représentons la majorité du peuple et surtout des jeunes qui demandent un changement. »
« Patria y Vida est notre hymne,confirme Solveig Font. Il est probable que le régime coupe Internet quand la chanson sera interprétée aux Grammy… » La commissaire artistique, d’ici là, sera partie pour Vienne afin de préparer l’exposition « Obsession », sur l’angoisse qui a grandi dans les milieux artistiques cubains ces derniers mois. Il est probable qu’elle ne revienne pas. « La police politique m’a prévenue qu’il valait mieux que je ne rentre pas, Les artistes les plus visibles du mouvement du 27 novembre sont poussés à partir. On leur rend la vie impossible et, à la fin, c’est l’exil ou la prison. » Parfois les deux.
L’artiste contestataire Hamlet Lavastida, arrêté en juin à son retour d’une résidence artistique à Berlin, a ainsi été relâché fin septembre, après trois mois de prison, à la seule condition qu’il prenne le chemin de l’exil. Conduit à l’aéroport de La Havane, avec sa compagne, la poète Katherine Bisquet, qui se trouvait en résidence surveillée, il a été envoyé en Pologne. « La police politique nous a imposé l’exil comme unique option pour la libération d’Hamlet a expliqué, sur Facebook, Mme Bisquet.
« Le réveil de la conscience citoyenne est parti des artistes de l’île et a débouché sur l’explosion sociale du 11 juillet. Et il est imparable », estime Magdiel Jorge Castro. Le gouvernement, pour sa part, est convaincu qu’une fois que le tourisme repartira et que la pandémie sera maîtrisée, le calme reviendra à Cuba. Le retour des touristes est prévu à compter du 15 novembre, le jour même de la grande marche de protestation.
Source : Le Monde du 15/11/2021