Un festival de parole et de mémoire
–– Par Janine Bailly ––
Auto-fiction, théâtre documentaire, théâtre documenté… il semblerait que ces formes, dont la première permet d’ailleurs la performance du “seul en scène”, fassent actuellement florès sur les scènes théâtrales. Est-ce un besoin de se dire, d’affirmer qui l’on est, le spectacle devenant alors une sorte de catharsis pour le comédien qui écrit, ou fait écrire un texte à partir de sa vie réelle, avant de l’interpréter, en personne ou non, sur scène ? J’ai déjà parlé de Hanane Hajj Ali se disant dans Beyrouth. Plusieurs autres spectacles ressortent, au Festival d’Almada, de ce genre.
La enciclopedia del dolor , Tomo 1, Esto no salga de aqui
Interprété par l’acteur argentin Gonzalo Cunill, le texte est écrit et mis en scène par Pablo Fidalgo, originaire de Galice, ce qui apporte une distanciation bienvenue au spectacle, en raison du caractère éminemment intime et de la gravité des faits évoqués. Il s’agit en effet de relater des événements tragiques, ces agressions sexuelles dont furent victimes, dans les années soixante, nombre d’enfants, élèves d’un certain collège religieux de Vigo.
O colégio dos Maristas. Un établissement comme d’autres à travers l’Espagne, que le dramaturge fréquenta dans les années quatre-vingt-dix. Et, s’il n’y fut pas lui-même victime de ce genre de crime, il se souvient de maltraitances, d’humiliations subies, de violences verbales, de camarades qui, sans raison explicite, venaient à quitter l’école… Mais jamais il n’aurait pu, ni osé, ni voulu en parler à quiconque. En cela, obéissant à l’injonction maternelle : « Esto no salga de aqui », « Cela ne sort pas d’ici ». Respectant le pacte du silence, jusqu’à ce que, en 2021, le journal El pais révèle le scandale. Il nous est dit qu’alors Pablo prit conscience du harcèlement subi, en certains lieux privilégiés comme la salle de sport, et que la résurgence des souvenirs refoulés au fond de l’inconscient entraîna son hospitalisation. Que les blessures d’enfance, surtout si on les nie, jamais ne se referment. Que l’on peut voir dans ces agissements la survivance des années de dictature. Et que, dire aujourd’hui, c’est « en finir avec la peur et le silence », dire en dépit d’une grand-mère qui menace : « Tu vas le regretter et ça va te peser sur la conscience, d’en parler», dire en sachant que l’on va se faire des ennemis, mais suivre les premiers qui, courageux, ont « ouvert la porte. »
Projetant en ouverture du spectacle de petits films d’enfance, où se voient le bonheur, les jeux et l’innocence de ces âges tendres, Pablo Fidalgo rend plus évidente encore l’idée que les corps sont fragiles, que par les abus sexuels subis, ils perdront leur intégrité initiale. Il dit sa certitude que par la faute d’enseignants pervers, l’enfance sera dramatiquement détruite, la confiance perdue, le mal et le bien confondus. Ce monologue et ces images ne sont pas sans m’évoquer le film Grâce à Dieu que le réalisateur français François Ozon produisit en 2019 : un jour, un homme, marié et père de famille, découvre par hasard que le prêtre qui a abusé de lui, dans le cadre de réunions de scouts, officie toujours auprès d’enfants. Il se lance alors dans un combat courageux, cherchant à rassembler des témoignages, pour que se brise le silence, que se libère la parole d’autres victimes semblables à lui.
Mais c’est sur une note d’espoir que Pablo Fidalgo désire néanmoins clore son histoire : sur une plage d’Italie, il regarde jouer les enfants, et c’est en une danse légère que Gonzalo Cunill prend congé du spectateur.
A equipa
Dans ce monologue, le comédien portugais Rui M. Silva se remémore – par les mots d’Afonso Cruz – les jours enfuis où, dans la petite ville de Ovar, il faisait partie d’une équipe de basket junior. Le texte s’est construit à partir de témoignages des anciens joueurs de cette équipe, dont nous serons projetées sur écran, et commentées non sans humour, les photographies de groupe.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, le sport est ici prétexte à se dire, à dire la vie, et le temps qui passe, et les corps qui changent. Un voyage au cœur de la mémoire pour évoquer le besoin et la façon de se forger une identité, l’héroïsme qu’il faut parfois à être, les utopies aussi, grâce auxquelles nous continuons le chemin… évoquer ce que sont l’esprit d’équipe et la solidarité, et quand l’ami Rafael meurt brutalement, dire la douleur, cet « amour vêtu de tristesse », dire qu’en chacun des camarades de jeu vit un morceau du disparu, qu’il est disparu mais dans les autres, « comme un pain partagé », et que cela fait partie désormais de leur identité.
Une évocation entre sourire et “saudade”, ce sentiment intraduisible car propre à la langue portugaise, qui s’approcherait de ce que, en français, on nomme nostalgie.
Deux spectacles qui, au plus près de nous parlant de choses essentielles, ne sauraient nous laisser indifférents.
Almada, le 16 juillet 2023