Il me revient très souvent, à propos des anticolonialistes, qu’il leur faut le courage et l’honnêteté de se remettre en question. En substance, ils devraient se demander si « un certain discours militant » ne tourne pas en rond. An ka pwan’y pou mwen osi, puisque je suis des leurs jusqu’à nouvel ordre. Ces exhortations légitimes, pourvu qu’elles soient bien intentionnées, appellent en effet pour y répondre du courage et de l’honnêteté. D’autant plus, de mon point de vue, que le courage de l’autocritique va de pair avec l’honnêteté, dont celle de ne jamais abandonner les valeurs qui devraient animer tout anticolonialiste. Savoir admettre qu’on se trompe sur la forme de son discours si elle reste figée en dépit du contexte, cela n’empêche pas d’appeler les choses par leur nom : gris, noir ou échaudé, un chat reste un chat et l’eau froide, l’eau froide.
On parle bien de « valeurs » quand il s’agit de la conviction relative au droit de chaque peuple du monde à être souverain en son territoire. Libre de s’autodéterminer. Ce sont des valeurs à la fois démocratiques et morales qu’on ne saurait réduire à une question institutionnelle ou statutaire, voire un débat strictement juridique et économiste. On ne saurait non plus, par définition même, les confier à d’autres que le peuple concerné. Comme si Autrui, de préférence le colonisateur, était Nous. Comme s’il n’y avait chez nous de liberté qu’aliénée. Voilà un débat concernant tout le monde, mais, au fil des années, confisqué par peu de monde ; abandonné à des cercles de spécialistes ou de tribuns toujours à cheval sur la loi apprise, mais souvent oublieux du droit naturel des peuples. Loin de moi, en y faisant allusion, l’idée de les faire taire. Simplement, j’affectionnerais le retour, l’élargissement et l’approfondissement sans tabou du débat public.
L’ancestrale quête
Les valeurs dont on parle plus haut fréquentent une ancestrale quête de liberté, qui semble aujourd’hui devenue chimère. Passée, on sait pourquoi, du premier nègmawon connu au dernier Don Quichotte venu. C’est vrai aussi qu’il ne suffit pas de brailler Libèté, en l’invoquant comme Saint Antoine de Padoue. Il faudrait certainement, chez la plupart des femmes et des hommes qu’il s’agisse d’une impulsion irrépressible. Sérieusement, qu’est-ce qui pourrait fait croître une telle impulsion ? Arrêter de se mentir en mentant aux gens ; admettre que nous ne pouvons plus longtemps vivre comme on vit, sous surveillance, entravé par des lois qui interdisent de se penser en tant que peuple, dans une situation socio-économique où l’on est tenu de réfléchir et de travailler pour le compte d’une puissance extérieure. Vivre dans un pays où l’on se dit exercer librement son droit de vote, mais pour ne jamais désigner des représentants pour SE gouverner soi. Ce qui est, pour tout peuple digne de ce nom, la liberté démocratique fondatrice de toutes les libertés, y compris celle de débattre publiquement et en permanence du sort commun. Sans honte ou arrogance de se poser en indépendantiste.
S’il y a un peuple dont l’aspiration à la liberté est fondatrice de son identité, c’est bien le nôtre. Semblable en cela à tous ces peuples voisins qui ont surgi de la lutte contre l’esclavage, puis l’impérialisme. Comment donc cette valeur-là, si transmissible au cours de notre histoire, est-elle devenue aujourd’hui si accessoire ? Comment en sommes-nous arrivés à en avoir peur au point de revendiquer « démocratiquement », et même furieusement, l’aménagement institutionnel de notre dépendance ? C’est la question politique majeure. Peut-être cette majorité abstentionniste – et non-inscrite sur les listes électorales -qui constitue le gros des guadeloupéens en âge de voter- y répond-t-elle à sa façon. Mais muettement.
La bayè ba…
C’est un peuple bavard sur l’immédiat, mais taiseux sur son devenir que nous avons là. Comme s’il se posait constamment en irresponsable de ce qui continue à être décidé en son nom. De là à ce que cette majorité engendre de la responsabilité collective, il faut certainement beaucoup plus de temps qu’il reste à l’humanité même. Le temps d’un militantisme qui sache interroger son silence pour en extraire les mots qui fondent un nouveau dire politique et des actes qui en découlent. Comment voulez-vous aujourd’hui qu’un citoyen doué de bon sens – je postule qu’il y en a beaucoup parmi les silencieux- puisse se prononcer sur une représentation politique qui s’interdit de gouverner en son pays ? Ne faut-t-il pas avouer et répéter que l’offre politique électorale ne franchit jamais le pas de l’intendance, c’est-à-dire, le niveau du jérè-bitasyon ?
Si nos élus l’étaient sur la base d’une pensée ou d’un projet politique propre à la Guadeloupe, croyez-vous que le Congrès des élus s’en remettrait une « société civile » putative pour se donner vie ? Non. Les élus consulteraient librement le peuple en fixant eux-mêmes les échéances, non pour avaler des couleuvres, mais pour débattre, enrichir, avant d’approuver ou contester. Quel élu ou candidat connu se sent prêt à gouverner ? Lequel fait l’effort de hisser son discours et ses actions à l’échelle du Politique, à un niveau d’homme d’État ? Sinon dans l’attelage d’un ministère parisien. On ne cesse de se répéter que nous ne sommes pas mûrs. Pourquoi faudrait-il franchir l’océan en otage de Matignon ou du parlement de France pour le devenir comme par magie ? Ils demandent chaque fois au peuple guadeloupéen de leur faire la courte-échelle, mais vers où ? La plus basse barrière.
Faire peser l’absence, est-ce toujours jouable ?
Un tel propos n’est pas tenu au nom d’un « peuple abstentionniste ». On peut s’abstenir dans un certain contexte pour un scrutin donné, lorsque les dés sont ouvertement pipés, mais « abstentionniste définitif » ne saurait être une identité politique et idéologique consistante. Même si les appels à l’abstention des indépendantistes ont un temps contribué pour une bonne partie des guadeloupéens à affirmer symboliquement que « nou pa fwansé », il ne s’agit pas, loin s’en faut, de tout le peuple. Nos adversaires électoralistes ont raison de ne pas attribuer tout le poids de l’abstentionnisme aux indépendantistes, de même que ces derniers seraient mal inspirés de le considérer comme un patriotisme triomphant. On peut dire aujourd’hui que non seulement l’abstention est contre-productive en termes d’alternative politique, mais encore qu’elle entraine des comportements qui pourraient condamner à terme la démocratie guadeloupéenne que nous sommes censés espérer en la construisant de nos propres mains et cerveaux. Afòs nou hélé nou pa fwansé, fò nou ké nòz Gwadloupéyen poubon, an jan-d’fason an noumenm. Là est le défi des temps présents.
Que ce soit maintenant ou demain, il n’y aura pas de nouvelle représentation politique, qui sache montrer par l’exemple comment SE gouverner, sans un électorat reconstruit à partir des citoyens en âge de voter. Peut-être même avant, si « l’Instruction Publique » (cette expression est curieusement obsolète) et l’éducation populaire contribuent à faire mieux comprendre la Guadeloupe et les enjeux du monde à nos enfants. Espérons les plus nombreux demain ! Oui, l’esprit de liberté s’apprend pour mieux être transmissible. Il s’agit avant tout d’un combat de l’intelligence et du savoir contre la servilité instituée. Tout confinement et sectarisme sont à bannir. C’est en ce sens que certains disent que ce pays a besoin d’un vrai débat de fond qui permette de discerner une vision politique, appelée peut-être à devenir collective un jour. Entendons cela comme une responsabilité de Guadeloupéen, professionnel de la politique aussi bien que simple citoyen éclairé.