« Quelques mots écrits pour dire psy »
—Par Victor Lina—
Certaines situations humaines nous instruisent sur la complexité non apparente des notions de mémoire, de réparation, de souffrance et de deuil. L’histoire du massacre d’Oradour-sur-Glane pourrait servir de paradigme en la matière.
Elle se résume ainsi : au lendemain du débarquement des troupes alliées en Normandie en ce début de juin 1944, l’armée allemande use de plus en plus de pratiques de crimes de guerre, en réponse à la nervosité qui atteint ses troupes qui ont connu leurs premiers échecs face aux soviétiques et doivent faire face aux nouveaux fronts qui s’érigent ainsi qu’à l’amplification des opérations de guérilla menées par la résistance en France.
Parmi ces crimes de guerre, le massacre d’Oradour-sur-Glane figure comme un acte de pure barbarie, perpétré semble-t-il dans le seul but de générer une terreur préventive vis-à-vis de la population de la région limousine.
Ce massacre, de plus de six cents hommes, femmes et enfants sans défense, a l’allure d’un acte insensé, mais demeure pourtant une froide de technique de communication. Une arme sophistiquée usant de l’effet de dissuasion provoquée par l’horreur des exactions. La tuerie en un lieu concentré de tout un village et d’habitants de hameaux voisins est une méthode qualifiée de psychologique.
Il s’agit d’atteindre un but militaire en visant une cible civile. Ce procédé cynique utilisé de part et d’autre par les belligérants trouva son apogée dramatique dans le largage de la première bombe atomique sur le Japon et appartient désormais aux techniques et méthodes de guerres utilisées dans diverses parties du monde aujourd’hui avec l’usage d’armes et de méthodes dites plus ou moins conventionnelles.
Cette meurtrissure collective à Oradour-sur-Glane atteint la population française dans son ensemble. Aussi celle-ci réclame-t-elle justice en mémoire aux disparus, et s’attend à ce que ceux qui ont perpétré ce massacre reçoivent une peine sévère à la hauteur de la barbarie commise.
Parmi les auteurs, certains sont identifiés et traduits en justice. Mais que dire quand parmi les accusés se trouvent des français natifs de la région alsacienne, enrôlés de gré ou (pour la plupart) de force dans l’armée allemande : les « malgré-nous ».
Certains réclament qu’ils payent pour leur crime. D’autres affirment au contraire qu’ils ne sont que des victimes de l’histoire, qu’ils sont en fait innocents et ont droit à la clémence de la justice et de la nation.
La réaction d’indignation devant l’horreur criminelle appartient à un autre registre que celui qui consiste à prétendre rétablir l’équilibre formel du pacte social rompu par l’exaction. Le premier s’apparente à l’identification masochiste. Le second à la réaction mimétique dont la forme sublimée s’ordonne en principe de justice par la culture, au fil de l’histoire et au gré des civilisations.
Face au massacre d’Oradour-sur-Glane prendre le parti des victimes semble généralement la réponse qui s’impose, devant une telle configuration où, parmi les auteurs du massacre, on trouve des français ayant le statut trouble à fois d’accusés et de victimes. Au milieu d’enjeux territoriaux et d’unité nationale, les notions de justice et d’équité s’opacifient. L’Alsace et la Lorraine, on le sait, ont été maintes fois l’objet de contentieux entre la France et l’Allemagne. Le dilemme qui surgit alors est soit se focaliser sur le caractère transgressif et outrancier, outre la cruauté, de l’acte soit se sentir le devoir d’accorder des circonstances atténuantes à certains auteurs mais pas à d’autres. Finalement le dénouement consistera à faire offre d’une grâce ou d’une édulcoration généralisée de la peine envers tous.
Certains habitants de la région de Limoges demeurent, encore aujourd’hui, fortement heurtés par les conclusions de la justice rendues au nom de l’intérêt national. Et on pourrait dire que la construction terminée en 1999 du centre de la mémoire du village martyr – un projet porté par un homme politique du département de la Haute-Vienne qui après avoir pris soin, 55 ans après les faits, d’obtenir l’accord de l’Association nationale des familles des martyrs d’Oradour, et ayant recueilli l’aval de l’Etat pour en faire une réalisation architecturale originale – ne saurait masquer l’essentiel, à savoir un malaise, qui naît de l’enjeu de la mémoire et de l’oubli. Que faut-il conserver, que faut-il perdre pour pouvoir à la fois se souvenir et oublier en paix ? Est-ce trahir que d’oublier ? A quelle fidélité renverrait le souvenir acharné de la peine ? A quelle sincérité renverrait-il aussi?
Alors faire don par la perte d’un peu de haine peut permettre de faire de la place pour conserver l’essentiel. Quel est-il ?
Jean Bertrand PONTALIS, décédé au début de cette année, emprunte au poète Jacques SUPERVIELLE ce premier vers : « Pâle soleil de l’oubli, Lune de la mémoire » et évoque une alliance entre la mémoire et l’oubli, entre la lune et le soleil.
Ensemble de leur côté Aimé CESAIRE et Léopold Sédar SENGHOR ont construit à distance raisonnable, d’une pensée du soleil cou coupé emprunté à APOLLINAIRE et de celle d’une lune lasse de la nuit de Sine, une amitié fraternelle.
Cette complexité de l’approche est peu envisagée en ces jours où la focalisation exclusive autour de la victime et de la mémoire tend à proscrire la pensée au profit d’une démultiplication de l’émotion.
A Oradour le parti fut pris de construire un centre de la mémoire. Ce modèle conceptuel du centre vaut-il pour tous ?
Natalie LEGER à propos du lieu de l’archive écrit qu’un lieu, c’est d’abord un rapport entre un espace et une fonction, entre un espace et une qualité de l’être désignée dans son absolue singularité.
Les drames, les blessures sont en eux-mêmes dénués de sens. Dans les lieux, d’ici, tels qu’en Martinique, ces blessures ont pour nom traumatisme voire traumatisme de masse quand elles concernent une grande partie de la population. La période esclavagiste constitue indéniablement un traumatisme dont les effets affectent les sociétés dans leur fonctionnement, notamment aux Antilles. Le traumatisme se présente comme un paradoxe, un anachronisme qui défie la raison. L’image d’une blessure ouverte ou d’une cicatrice douloureuse vient souvent illustrer les limites que l’on rencontre à vouloir exprimer l’éprouvé, le ressenti.
Le parti des lamentations les plus affectées conduit souvent le politique à considérer le lieu comme un centre voire un musée par défiance à l’égard du temps ou par adhésion à l’opinion dominante aujourd’hui de l’empire honni d’un défaut de mémoire. Or l’oubli n’est pas l’ennemi de la mémoire. L’oubli est-ce une faute ? Est-on coupable d’oubli ? Est-il plus estimable de se souvenir que d’oublier ? Ou l’inverse ?
Alors ne pourrait-on pas oser avancer que l’oubli, le véritable oubli n’est pas à confondre avec un déficit de mémoire mais s’entend comme la résultante d’une mémoire apaisée?
Il ne faut pas perdre de vue que l’oubli peut être un refoulé, une pensée élidée, qui se travestit dans la névrose en se livrant comme symptôme. Mais l’oubli peut-être aussi le signe d’un impensable comme un hoquet, d’un franchissement impossible de l’appréhension du réel, un défaut d’accueil du non-sens comme dans le cas des oublis de nom propres. Il peut être, enfin, pourquoi pas, la résultante du travail thérapeutique, un refoulement dit réussi.
Il demeure bien entendu, les amnésies et les troubles mnésiques, ces indices des défaillances du corps, dans leurs diverses formes et états qui entrainent parfois des handicaps lourds et une souffrance quotidienne.
Préoccupé par ces questions dans leur ensemble depuis sept ans, un petit groupe de psychologues au sein de l’Association des Psychologues de la Martinique s’est attaché à se réunir autour des questions du psychotraumatisme. En 2011, à Nassau, deux d’entre eux sont allés questionner le bien fondé d’un projet citoyen conçu comme un Espace de Mémoire et d’Oubli (EMO) à la Conférence Régionale des Psychologues de la Caraïbe qui avait parmi ses ambitions, celle de réunir les psychologues du bassin caribéen notamment au sujet des effets traumatiques du séisme de 2010 en HAITI.
Il s’agissait, pour cette délégation, d’interpeler, à l’occasion d’un rassemblement de professionnels issus de cet espace géographique, nombre d’entre ces psychologues, sur la transversalité historique des questions ayant rapport au traumatisme pouvant déterminer certains aspects de nos réalités sociales et enfin de rechercher avec eux des pistes de réponses possibles.
Ce travail de réflexion continue encore dans l’ombre aujourd’hui, pour mieux être dévoilé demain. Quand… ?
Victor LINA
* Le titre « De la mémoire et de l’oubli » et l’illustration sont de Madinin’Art