— Par Jean-Marie Nol, économiste —
Depuis l’émergence de la crise sanitaire, la société guadeloupéenne semble aujourd’hui vivre dans le désordre, voire évoluer par soubresauts violents sous l’angle d’une certaine forme d’anarchie qui préfigure en réaction bientôt l’instauration d’un régime autoritaire en France , et ce à une époque où tout s’accélère (relation au temps et à l’espace, à la technique…) ce qui entraîne des mutations très rapides et des défis sociaux importants, interrogeant sur le sens des actions dures du collectif de syndicalistes et surtout des mutations de la société guadeloupéenne dans un futur proche . Oui, la crise sanitaire va entraîner des changements importants dans nos vies ! Certains vont perdurer, d’autres non. Ces mutations vont nous toucher dans des domaines très variés :
– le travail, la consommation et le mode de vie, la famille, la place de la femme dans la vie politique et sociale, l’information, la citoyenneté, la religion, la santé, les loisirs, la prise en compte de l’évolution de notre environnement, etc
Qu’est-ce que cela va impliquer dans la situation économique, politique et sociale de la guadeloupe ?
Tous les pans de notre économie seront impactés par cette mutation profonde qui profitera d’abord aux entreprises de production à capitaux exogènes , puis aux ESN (Entreprises de Services Numériques) et ensuite aux hypermarchés qui auront su se transformer. Derrière cette révolution, on trouve non seulement la problématique de la paupérisation de la classe moyenne, mais également celle des infrastructures à travers la révolution numérique et celle du télé-travail , des applications infusées par l’intelligence artificielle, des usages bouleversés par la digitalisation de l’administration et la numérisation de l’économie globale. L’Histoire nous a montré qu’il n’y a pas de lien mécanique entre progrès technique et progrès humain. Il appartient aux hommes de chaque époque d’orienter le progrès technique vers le progrès social et la collaboration entre les individus les plus conscients . La reprise de l’économie n’échappera pas à cette règle. Ce changement de société touchera de plein fouet la Guadeloupe à horizon 2025 .
De fait, on constatera – empiriquement en ce qui nous concerne – qu’elle emportera des conséquences à tous les niveaux de la société guadeloupéenne , notamment économiques et en matière de consommation. Il n’en reste pas moins qu’on peut se demander, en effet, si « en dernière instance », comme disent les marxistes, c’est l’explication par la politique ou l’explication par l’économie qui l’emporte… Il est nécessaire d’en étudier les raisons.
La première est sociologique. En cinquante ans, la Guadeloupe est passée d’une économie de production de type capitaliste et coloniale à une économie de services moderne, irriguée par les transferts publics et la surrémunération des fonctionnaires . La conséquence a été un lent processus d’autonomisation de l’individu qui a fragilisé les structures familiales, les affiliations politiques, et, en retour, les structures économiques. Un changement qui a eu des conséquences profondes dans nos modes de vie et nos représentations.
La seconde est d’ordre culturelle. Aujourd’hui, il faut partir du constat que l’économie repose d’abord et avant tout sur la confiance et le politique sur la vision, l’ordre et l’autorité. Les entreprises prennent-elles en compte l’impact des mutations sociétales actuelles sur leur modèle économique ?
Et quid du phénomène de défiance actuel à l’égard de toutes les institutions en Guadeloupe ?
Plusieurs études récentes font état d’un affaissement généralisé, chez les citoyens, de l’attachement à la démocratie.
Facteurs économiques ou facteurs politiques et culturels, il existe en deçà de ceux-ci un élément qui les relie, c’est l’autonomie individuelle, partagée à tous les niveaux de la société guadeloupéenne . Évidemment, on n’est pas individu autonome de la même manière que l’on appartienne à une catégorie sociale ou à une autre. Mais les membres de toutes les catégories recherchent cette autonomie. C’est pour cela que l’on s’intéresse beaucoup aux divers modes de consommation, et de résistance culturelle, ils disent tous quelque chose de cette individualisation ou non de la société Antillaise . Si nous devions inscrire notre réflexion dans une filiation théorique, on pourrait les rapprocher de la sociologie d’inspiration tocquevillienne à savoir « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». A dire vrai , le risque de ténèbres réside surtout dans la défiance actuelle à l’égard des institutions, des partis, des chefs d’entreprises, liée à un scepticisme croissant sur l’efficacité des élus locaux et l’autorité de la puissance publique. Il en résulte une montée en puissance de la contestation accompagnée de violence au sein de la société. Et beaucoup impute à l’Etat et aux élus locaux une part importante de responsabilité dans cette chienlit. Au nom du sacro saint « pas de vagues » on a laissé s’installer un véritable climat de laisser faire, laissez aller. Ainsi dans un récent sondage, les trois quarts des personnes interrogées (72%) jugent « la société de plus en plus violente », et la récente enquête de la Fondation pour l’innovation politique dirigée par le politologue Dominique réynié, montre des tendances longues de l’évolution de l’électorat, vers une abstention électorale massive, et une droitisation de l’opinion publique, dans un paysage politique morcelé. Le constat qui en ressort est que la société française s’ancre à droite, et réclame sécurité et autorité, à un peu plus de deux mois du premier tour de l’élection présidentielle. Pour la Guadeloupe, le principal enseignement est également une montée de la tentation sécuritaire .
Le XXIe siècle sera-t-il celui de l’abandon des libertés ?
Non, il n’y a pas de sens de l’histoire. 30 ans après la chute du mur de Berlin, censée assurer le triomphe universel de la démocratie, celle-ci est dans un état de recul inédit dans le monde. Et il y aura forcément des répercussions en Guadeloupe. Ce sont les organisations syndicales et les femmes qui vont payer le plus lourd tribut. Nous l’avons déjà dit et répété à satiété que les syndicats en Guadeloupe jouent avec le feu, car diktats et coup de force sont toujours à terme contre-productif et vont bien finir un jour par se retourner contre eux. Par ailleurs, en dépit de quelques avancées dans la dernière décennie, (cf notre article : « les femmes ont pris le pouvoir » ) force est de constater que les femmes restent aujourd’hui très majoritairement à l’écart des questions politiques et sociales de la Guadeloupe. En fait, selon nous les véritables décisions se prennent bien souvent, non pas dans les réunions formelles auxquelles les femmes sont toujours assidues, mais au sein de réseaux généralement fermés aux femmes. D’ailleurs, au sein des entreprises et des partis, elles sont couramment cantonnées à des tâches basiques, sans enjeux particuliers. Faut-il y voir un signal d’alarme sur une future marginalisation de la femme avec un retour du machisme dans une société à tendance manageriale de plus en plus sécuritaire et autoritaire ?
Faut-il s’inquiéter d’un recul des libertés ? Emmanuel Macron incarnerait-il une nouvelle forme d’autoritarisme ?… La question reste posée pour ses opposants , et admettons que même si actuellement cela n’est pas le cas pour d’autres , il faudra s’attendre selon nous à un changement profond au niveau des fondements idéologiques de la gouvernance en France, à savoir une dérive vers l’autoritarisme .
Il convient au préalable de saisir ce qu’on entend si communément par autoritarisme. Selon le politologue Juan Linz , cinq conditions sont nécessaires à l’éclosion d’un régime politique autoritaire : la dépolitisation des populations, l’absence du droit de vote (ou un droit de vote non pris en compte), des pouvoirs non contrôlés, concentrés entre les mains de peu de personnes et la restriction des libertés individuelles. La France ne retient pas tous ces critères, mais, à bien des égards, quelques-uns.
La crise du Covid 19 a poussé le gouvernement à prendre des mesures tels que l’obligation vaccinale des soignants et le pass vaccinal, que de nombreuses voix jugent actuellement en Guadeloupe autoritaires et liberticides. Ce sentiment, cependant, n’est pas nouveau, il existe en France depuis les années 1990 et s’explique par le contexte général de recul de la démocratie. Le sentiment d’un monde plus dangereux, aussi, avec la crise du Covid qui a joué un rôle majeur. En Guadeloupe, on se réarme psychologiquement et moralement, mais on arrive toujours pas à dépasser le stade de la pensée émotionnelle. Cela n’est pas le signe d’un passage à un nouveau monde, on ne sort pas du confort existentiel, avec à la clé l’évidence que la paix civile n’est pas garantie. Le poids des réseaux sociaux se fait sentir dans la déliquescence de la pensée rationnelle : Conséquence, on est exposé comme jamais, surtout les jeunes, à la violence .
C’est là une dangereuse déclinaison de la défiance spectaculaire à l’égard de l’Etat, des élus et partis politiques. Tout ce qui est le produit de cette organisation de la vie publique fait aujourd’hui l’objet d’un rejet. Si bien que le fait d’être soutenu par un parti vous associe aussitôt au fait d’être issu d’un monde politique de professionnels dont on ne veut plus. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la crise sociétale actuelle en Guadeloupe rend visible des tensions politiques et sociales déjà sous-jacentes.
Je pense donc que cette crise est profonde, et qu’elle va entraîner un changement économique et social de notre société. Mais, pour que la crise change notre société , il faut un changement au niveau du système de valeurs. A titre collectif, nous attendrions toujours quelque chose d’autrui pour pouvoir agir. Qu’a-t-on envie de créer ensemble en tant que citoyens, autour de quelles valeurs et défis ?
Mais en réalité, l’enjeu est de faire sens de ces évolutions, de rêver la société vers laquelle on veut tendre. Au-delà des émergences que l’on observe déjà, deux scénarios principaux se dessinent, renseignant les grandes lignes de force en présence à l’échelle de la Guadeloupe et à l’horizon 2025 .
D’abord, pour ce qui nous concerne, le défi relève du contrat social : pour s’engager dans un autre modèle de développement économique et écologique, qui comporte de réelles dimensions de durabilité et d’engagement, nous avons besoin en Guadeloupe d’un nouveau contrat social, qui fait défaut jusqu’ici. C’est le scénario social.
Le second scénario est d’ordre culturel. Ce scénario culturel qui caractérise une évolution déjà à l’œuvre : l’individuation ou la montée en puissance des individus. On y retrouve la nécessité de se développer tout au long de sa vie et de se former soi-même, chez soi. Dans une société individualiste, investir dans l’homme et ses capacités à maîtriser les technologies, développer une éthique de la responsabilité politique et une réflexion autour de celles-ci devient essentiel pour contrebalancer les conséquences néfastes de la trajectoire techno-financière qui devrait avoir des incidences négatives sur l’emploi des guadeloupéens . La crise sanitaire a mis en exergue l’utilité des outils technologiques qui ont permis le télé-travail, mais aussi les fractures de notre société, la pauvreté et les inégalités. Beaucoup aspirent à ce que cette crise sociétale puisse servir d’électrochoc pour faire évoluer la société guadeloupéenne . Peut-on déjà tirer des conclusions sur les impacts qu’elle pourrait avoir, mène-t-elle vers une réforme des structures politiques et économiques à tout prix, oubliant la crise sociale, ou va-t-elle permettre de modifier la donne et d’éviter une trajectoire violente ?
Désormais la réponse à ces questions releve de l’intelligence collective des guadeloupéens.
Mais ayons, toutefois, toujours à l’esprit ce proverbe créole :
« pis pa ka rété assi chyen mô «
Jean-Marie Nol, économiste