— Par Michel Herland —
Les violents mouvements sociaux à la Martinique et à la Guadeloupe, un peu plus d’une décennie après ceux de 2009, illustrent une fois de plus l’impasse dans laquelle se trouvent tant les ultramarins que le gouvernement de la France. Contrairement à la Grande-Bretagne qui a su faire en sorte que ses colonies soient autonomes financièrement, la France a laissé s’installer des habitudes de dépendance des colonies par rapport à la Mère patrie. C’est sans doute pourquoi nul n’a vu d’objection, en 1946, quand les habitants des quatre « vieilles » colonies (Martinique, Guadeloupe, Guyane et Réunion) de tous les bords politiques ont demandé par la voix d’Aimé Césaire, alors député communiste, leur transformation en départements. La France se trouve dès lors dans la situation pour le moins anachronique d’être légalement souveraine de territoires tropicaux peuplés majoritairement par des citoyens de couleur issus d’ancêtres esclaves, des citoyens habiles à mettre en avant ce passé douloureux pour faire pression sur un gouvernement adepte du « pas de vagues ». Conscient du rapport de force en leur faveur, les Antillais usent de la violence pour appuyer leurs revendications. Le blocage commence habituellement par le port avant de s’étendre aux voies de communications afin d’empêcher l’accès aux zones commerciales, seuls lieux d’activité dignes de ce nom, hors l’Administration, dans les îles. C’est ainsi, par exemple, que les Martiniquais, bien que nettement plus affectés par la Covid19 que les Métropolitains, et dont seulement 40 % étaient entièrement vaccinés début décembre, ont déclenché une grève générale à l’initiative de la Centrale syndicale des travailleurs martiniquais qui refusait la vaccination obligatoire des travailleurs de la santé (toutes les personnes travaillant dans les hôpitaux et les cliniques plus les pompiers). Le report rapidement obtenu au 31 décembre de cette obligation n’a pas suffi à mettre fin à la grève, dix-sept syndicats ayant embrayé immédiatement sur d’autres revendications.
Le contraste entre la Métropole et les Antilles concernant l’obligation vaccinale est flagrant. D’un côté de l’Atlantique, la quasi-totalité des personnes concernées a fini par se soumettre, de l’autre les récalcitrants, qui ne sont pas pour la plupart des « soignants » au sens strict (c’est-à-dire les médecins et infirmiers) mais des aides soignants, des ouvriers et des administratifs, ont mis les îles littéralement à feu et à sang. Rien de semblable ne s’est produit dans les petits États caribéens voisins qui n’ont aucune Métropole vers laquelle se tourner.
La situation « coloniale » qui perdure aux Antilles françaises se traduit concrètement par un niveau de vie significativement supérieur à celui constaté dans les îles voisines, ce qui rend impossible toute aspiration à l’indépendance. D’autant que si le niveau de vie moyen des Antillais demeure plus faible qu’en Métropole, tous les fonctionnaires, y compris les employés municipaux, ainsi que les employés de banque, jouissent d’un revenu nettement plus élevé que leurs homologues métropolitains grâce à la sur-rémunération outre-mer et à d’autres avantages en matière de fiscalité (seulement partiellement justifiés par les écarts entre les coûts de la vie), des avantages qui s’expliquaient à l’origine parce qu’ils s’appliquaient à des expatriés, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui que pour une minorité d’entre eux. La fonction publique au sens large étant le plus gros employeur de l’île, cette richesse artificiellement entretenue est à l’origine d’une consommation ostentatoire, en particulier automobile (SUV, pick-ups flambant neufs), tandis que, en raison des défaillances du système éducatif et faute d’un nombre d’emplois suffisant, les pauvres y sont plus mal lotis qu’ailleurs en France. Pour fixer les idées, la Martinique compte 30 % d’allocataires du RSA (contre 6 % en Métropole) ; 33 % des Martiniquais sont sous le seuil de pauvreté (moins de 15 % en Métropole) ; la moitié (48 %) des jeunes de moins de 25 ans sont sans emploi (contre 20 %). A la Martinique, les pauvres sont plus pauvres et les riches plus riches qu’en Métropole : les 10 % les plus pauvres touchent au mieux 630 € mensuels (900 en Métropole) tandis que les 10 % les plus riches touchent au moins 3100 € (3010 en Métropole) ! Ces chiffres sont dignes de ceux des « territoires perdus » de la République, à ceci près qu’il sont calculés ici par rapport à l’ensemble de la Martinique.
Tandis qu’une partie de la population est donc largement à l’aise, l’autre partie est réduite à un niveau proche de la survie. Sur une petite île, très densément peuplée, la situation ne peut être qu’explosive. Les syndiqués sont adeptes des grèves dures et les laissés pour compte, tous ceux, jeunes ou moins jeunes, qui ne se voient aucun avenir, commettent des dégradations en tous genres et se livrent aux pillages.
Une jeunesse sacrifiée Si tous les indicateurs internationaux démontrent le naufrage de l’Éducation nationale française, il prend aux Antilles des proportions inusitées. La gestion de l’année scolaire 2019-2020, dans les lycées, est un exemple significatif. Le 5 décembre 2019, les professeurs se sont mis en grève contre la réforme du baccalauréat et contre celle des retraites. Le 17 mars 2020, les lycées ont été déclarés officiellement fermés en raison de la COVID-19. Entre-temps, les élèves ont été totalement privés de cours, les lycées étant cadenassés, ce qui permit aux enseignants d’échapper à d’éventuelles retenues sur leurs traitements (heures supplémentaires comprises) au motif que, empêchés d’entrer dans leurs établissements, ils ne pouvaient enseigner. La réponse officielle à l’épidémie a été de mettre en place un enseignement à distance, mais, soit par mauvaise volonté des professeurs, soit parce qu’ils ont eu beaucoup de mal à improviser un enseignement « en distanciel », soit par évaporation des élèves, l’année scolaire, une fois défalqués les trois mois de grève, a été, sauf pour les établissement privés, une année quasi blanche, malgré la distribution par le ministère, tout à fait en fin d’année, d’un important contingent d’heures supplémentaires rémunérées (programme MINIRE). Est-il acceptable que les résultats aux examens n’aient pas été affectés ? Pourtant, le taux de réussite au baccalauréat a atteint 96 % en 2020, en augmentation de 10 points par rapport à 2019, tandis que le taux de réussite à la plupart des BTS atteignait, lui, 100 % ! Qu’ont alors pensé les employeurs des néo-diplômés des BTS ? Comment les universitaires ont-ils pu gérer une population de néo-bacheliers aux connaissances pour le moins parcellaires ? Faut-il ajouter que l’année 2020-2021 ne s’est pas beaucoup mieux déroulée et que l’année 2021-2022 ne s’annonce pas sous de meilleurs auspices. Les responsabilités de l’échec de l’année 2019-2020, pour ne citer que celle-là, sont nombreuses et écrasantes. Les enseignants n’avaient aucune raison de faire durer aussi longtemps leur grève, aussi légitimes qu’en aient été les motifs. Il y a en effet d’autres moyens d’action que de prendre les élèves en otage. Cadenasser les lycées pour éviter de supporter le coût financier de la grève, outre que c’était une entrave à la liberté du travail, conduit à douter de motivation véritable de certains professeurs ; profiter de la COVID pour « lever le pied » comme beaucoup l’ont fait n’était pas plus honnête. Mais que dire de l’attitude des proviseurs, du recteur qui n’ont pas tout fait pour laisser les lycées ouverts ni réellement cherché à distinguer les vrais grévistes des simples tire-au-flanc ? Et que dire du ministère qui a exigé contre toute vraisemblance le maintien de taux de réussites élevés aux examens, quitte à couvrir certains enseignants décrocheurs qui n’ont pas hésiter à inventer des notes ? Face à une telle mascarade, il n’est pas étonnant que des jurys aient surréagi en dépassant l’injonction ministérielle. Mais comment les professeurs qui continuent à vouloir croire à leur métier ne seraient pas découragés devant le mépris affiché par les plus hautes autorités de l’État ? Si un tel constat vaut, hélas, ailleurs qu’aux Antilles, quoique dans une moindre proportion, il contribue ici à fragiliser davantage une société qui ne l’est déjà que trop. |
Ce n’est qu’un exemple mais il peut éclairer l’attitude des casseurs, jeunes et moins jeunes, tout comme l’ampleur des dégradations (des policiers visés par des armes à feu, certains blessés, des dizaines de voitures brûlées sur les barrages, des établissements scolaires dévastés, comme des postes de police, des bureaux de poste et le centre de tri postal, un cabinet médical, des pharmacies, à côté des habituels magasins contenant des biens de consommation attrayants). Il n’est pas vraiment étonnant que la grève de certaines catégories des personnels de santé (seulement 30 % du « personnel non soignant » du CHU de Martinique sont vaccinés), bientôt suivie par un mot d’ordre de grève générale, ait été le déclencheur chez les ratés de l’Éducation nationale, lycéens ou ex-lycéens, titulaires d’un baccalauréat au rabais ou ayant décroché avant, d’un mouvement de révolte sauvage.
Le refus de l’obligation vaccinale par une forte majorité des Martiniquais et Guadeloupéens présente un caractère irrationnel qui illustre leur ambivalence de à l’égard de la Métropole. S’ils refusent l’indépendance, beaucoup d’entre eux, encouragés à demi-mots par leurs élites politiques et quelques intellectuels organiques, cultivent une posture perpétuellement revendicative. La République est tenue responsable de l’esclavage qu’elle a pourtant aboli, ce qui autorise les Antillais à réclamer des réparations comme s’ils en étaient eux-mêmes victimes, au lieu de reconnaître que les souffrances – bien réelles – de leurs ancêtres esclaves leur permettent aujourd’hui d’échapper au sort des Africains en proie à une insécurité et à une misère qui n’ont rien à voir avec celle des Antilles. « Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères », écrivait Frantz Fanon à la fin de Peau noire, masques blancs. De manière tout aussi irrationnelle des Antillais prennent prétexte du scandale du chlordécone (l’empoisonnement des sols des bananeraies et des rivières par un pesticide alors qu’on connaissait déjà sa dangerosité pour l’homme), scandale bien réel lui aussi mais dont les hommes politiques locaux sont tout autant responsables que le gouvernement et les planteurs, pour arguer que la France veut les empoisonner avec son vaccin ! Sans aller jusqu’à suivre entièrement ici Fanon, cité récemment par R. Confiant, selon qui le colonisé apprécierait « péjorativement et sans nuances tous les apports du colonisateur » (L’An V de la Révolution algérienne, 1959), le refus actuel du vaccin par une majorité des Martiniquais, fait écho à ce qu’il écrivait dans le même ouvrage à propos des « statistiques sur les réalisations sanitaires [qui] ne sont pas interprétées par l’autochtone comme amélioration dans la lutte contre la maladie mais comme une nouvelle prise en mains du pays par l’occupant ». En d’autres termes, et pour en revenir à la situation actuelle, l’obligation vaccinale est considérée comme insupportable par un très grand nombre d’Antillais – vaccinés ou non – pour la simple raison qu’elle émane d’un gouvernement dont ils suspectent par principe les intentions.
L’autonomie serait-elle une solution ? En transférant des compétences jusqu’ici détenues par l’État, elle présenterait l’avantage aux yeux du gouvernement d’évacuer un certain nombre de problèmes vers les autorités locales. La mécanique des dévolutions de compétences, expérimentée en Nouvelle-Calédonie (N-C) à la suite des Accords de Nouméa, est bien rodée : depuis 2000, la N–C est ainsi devenue seule décisionnaire dans des domaines aussi variés que la formation des fonctionnaires locaux, la culture kanak, l’inspection du travail, les phares et balises, la sécurité civile, le droit civil et commercial et, le plus gros morceau, l’enseignement, l’État ne conservant que les fonctions régaliennes stricto sensu. Les transferts ont ceci de particulier qu’ils sont indolores financièrement pour le « Caillou » puisqu’il reçoit annuellement des dotations de compensation correspondant aux sommes précédemment dépensées directement par l’État, réévaluées suivant les modalités de l’Accord.
Les dépenses budgétaires et fiscales de l’État (hors sécurité sociale) sont de l’ordre de 10 000 € par an et par habitant en Martinique, à comparer aux dépenses de la Collectivité Territoriale de Martinique (la CTM qui s’est substituée en 2016 au département et à la région) de 4000 €, c’est dire qu’il y a de la marge ! Or l’article 72 de la Constitution modifié par la révision du 28 mars 2003 entérine désormais le principe de subsidiarité (« les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises à l’œuvre à leur échelon »), tandis que l’article 73 modifié par la loi du 23 juillet 2008, qui concerne précisément les collectivités d’outre-mer, les autorise déjà à adapter les lois ou les règlements en dehors de quelques domaines (droits civiques, sécurité, justice, défense, monnaie et crédit).
Force est de constater que les dirigeants successifs de la CTM n’ont pas souhaité jusqu’ici faire usage de la liberté qui leur était donnée d’accroître ses compétences, en dehors des transports (transférés dès 2014 à la région), de l’eau potable (2016), de la délivrance des titres miniers (2018). Un tel manque d’appétence ne s’explique pas uniquement par la frilosité des responsables politiques locaux… Pour ne pas dire leur lâcheté : une seule personnalité politique martiniquaise à notre connaissance, une sénatrice, a rappelé publiquement que la pandémie était mondiale, que la vaccination était à ce jour le seul moyen efficace pour la combattre et conclu que les Martiniquais n’avaient aucune raison valable de s’y opposer ou de demander des dérogations ! Une autre explication, déterminante, tient au refus par la population de tout progrès vers l’autonomie, de crainte qu’elle ne soit un premier pas vers l’indépendance. Faut-il rappeler ici que, en 2010, suite au mouvement social qui venait de paralyser l’économie des Antilles et de la Guyane pendant un mois et demi, le président Sarkozy avait proposé aux Martiniquais et aux Guyanais (les Guadeloupéens ayant refusé d’être consultés) de basculer du régime de l’article 73 de la Constitution vers celui de l’article 74 (qui offrait alors bien plus de latitude). Or les Martiniquais ont répondu « non » à 80 % !
Dans ces conditions, que faire ? Pas question de trancher le nœud gordien. Tout au plus peut-on rêver d’une réforme en profondeur de l’État. Car c’est bien lui qui est responsable non seulement de la faillite de l’Éducation nationale et de la déshérence des vrais-faux diplômés et autres décrocheurs, mais encore de la prolifération de la drogue et de la montée de la violence qui l’accompagne (20 homicides ou tentatives d’homicide pour 100 000 habitants en 2020 en Martinique, une année qui n’avait rien d’exceptionnel à cet égard, contre 5 cas en Métropole), ou de la multiplication des incivilités sur la route et en conséquence des accidents (70 tués sur les routes par million d’habitants contre 46 en Métropole sur la période 2018-2020). C’est l’État qui entretient avec ses fonctionnaires surpayés un coût de la vie anormalement élevé dont pâtit le reste de la population. C’est encore l’État qui devrait sévir systématiquement contre les trop nombreux abus des élus locaux pointés du doigt par la Chambre régionale des comptes et rétablir la vérité contre les discours haineux et mensongers, tout en empêchant qu’on détruise les statues de Schœlcher.
Quant à l’économie de l’île, si l’État peut y aider, il ne peut pas tout faire. La Martinique n’a pas d’autre véritable richesse à développer que son tourisme (le reste, comme tenter de s’approcher de l’autosuffisance alimentaire et énergétique ou susciter l’installation de nouvelles industries n’offrant que des perspectives limitées). Le secteur public a déjà fait plus que le plein, de même que le commerce qui connaît déjà une inflation des centres commerciaux. Cependant le tourisme est loin de constituer une priorité pour la frange revendicatrice de la population. A titre d’exemple, alors que Fort-de-France accueillait pour la première fois la Transat Jacques Vabre, les syndicats n’ont rien trouvé de mieux que de déclencher leur grève générale juste avant l’arrivée des premiers bateaux, si bien que, au lieu d’offrir à l’extérieur l’image positive attendue, la Martinique n’a pu montrer au monde que des ronds-points en flammes…
11 décembre 2021.