La romancière a été consacrée pour S’adapter, une belle déclaration d’amour à la famille moderne. Le Femina étranger est attribué au Turc Ahmet Altan pour Madame Hayat et le Femina Essais à Annie Cohen-Solal pour Un Étranger nommé Picasso.
Clara Dupont-Monod a remporté le prix Femina pour son beau roman, S’adapter, l’histoire d’une fratrie confrontée au handicap, dans les beaux paysages des Cévennes.
Le Femina étranger est attribué au Turc Ahmet Altan pour Madame Hayat traduit par Julien Lapeyre de Cabanes chez Actes Sud. Madame Hayat, son troisième traduit en France après Comme une blessure de sabre (2000) et L’Amour au temps des révoltes (2008), met en scène Fazil, étudiant en lettres installé dans une pension d’Istanbul depuis la mort de son père.
Le Femina essais est attribué à Annie Cohen-Solal pour Un Étranger nommé Picasso (Fayard). Elle ne figurait pas dans la sélection.
Les trois prix ont été décernés lundi, au musée Carnavalet à Paris. Les cinq finalistes du Femina (romans français) étaient Clara Dupont-Monod, Jean-Baptiste Del Amo, Thomas B. Reverdy, Nina Bouraoui et Mohamed Mbougar Sarr.
La distinction inaugure la saison des prix littéraires d’automne. Le jury du Prix Femina réunit Evelyne Bloch-Dano, Claire Gallois, Anne-Marie Garat, Paula Jacques, Christine Jordis, Mona Ozouf, Danièle Sallenave, Josyane Savigneau, Nathalie Azoulai, Scholastique Mukasonga et Patricia Reznikov. L’édition 2021 du Prix Femina est présidée par Anne-Marie Garat.
L’année dernière, le Prix Femina avait été décerné à Serge Joncour (roman français), Deborah Levy (roman étranger) et Christophe Granger (essai).
Les auteurs en lice étaient (en gras, les lauréats):
Romans en français:
– Nina Bouraoui, Satisfaction (JC Lattès)
– Jean-Baptiste Del Amo, Le Fils de l’homme (Gallimard)
– Clara Dupont-Monod, S’adapter (Stock)
– Thomas B. Reverdy, Climax (Flammarion)
– Mohamed Mbougar Sarr, La Plus Secrète Mémoire des hommes (Philippe Rey)
Romans étrangers:
– Ahmet Altan, Madame Hayat (Actes Sud, Turquie)
– Jan Carson, Les Lanceurs de feu (Sabine Wespieser, Royaume-Uni)
– Daniel Loedel, Hadès, Argentine (La Croisée, Etats-Unis)
– Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux (Philippe Rey, Etats-Unis)
– Leonardo Padura, Poussière dans le vent (Métailié, Cuba)
Essais:
– Frédéric Gros, La Honte est un sentiment révolutionnaire (Albin Michel)
– Claude Habib, La Question trans (Gallimard)
– Arthur Lochmann, Toucher le vertige (Flammarion)
– Amos Reichman, Jacques Schiffrin, un éditeur en exil (Seuil)
– Perrine Simon-Nahum, Les Déraisons modernes (L’Observatoire)
-(Hors liste) Annie Cohen-Solal pour Un Étranger nommé Picasso (Fayard)
Source : Le Figaro.fr
Lire un extrait de « S’adapter » :
L’aîné
Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté. Malgré sa laideur un peu dégradante, ce mot dirait pourtant la réalité d’un corps mou, d’un regard mobile et vide. « Abîmé » serait déplacé, « inachevé » également, tant ces catégories évoquent un objet hors d’usage, bon pour la casse. « Inadapté » suppose précisément que l’enfant existait hors du cadre fonctionnel (une main sert à saisir, des jambes à avancer) et qu’il se tenait, néanmoins, au bord des autres vies, pas complètement intégré à elles mais y prenant part malgré tout, telle l’ombre au coin d’un tableau, à la fois intruse et pourtant volonté du peintre .
Au départ, la famille ne discerne pas le problème. Le bébé était même très beau. La mère recevait des invités venus du village ou des bourgs environnants. Les portières des voitures claquaient, les corps se dépliaient, risquaient quelques pas chaloupés. Pour arriver jusqu’au hameau, il avait fallu rouler sur des routes minuscules et sinueuses. Les estomacs étaient retournés. Certains amis venaient d’une montagne toute proche, mais ici, « proche » ne voulait rien dire. Pour passer d’un endroit à un autre, on devrait monter puis redescendre. La montagne impose son roulis. Dans la cour du hameau, on se sentait parfois cerné par des vagues énormes, immobiles, mousseuses d’une écume verte. Lorsque le vent se levait et qu’il secouait les arbres, c’était un grand d’océan. Alors la cour ressemblait à une île protégée des tempêtes.
Elle s’ouvrait par une épaisse porte en bois, rectangulaire, plantée de clous noirs. Une porte médiévale, disaient les connaisseurs, probablement fabriqués par les ancêtres qui s’étaient installés en Cévennes depuis des siècles. On avait bâti ces deux maisons, puis l’auvent, le four à pain, la bûcherie et le moulin, de part et d’autre d’une rivière, et l’on pouvait entendre les soupirs de relâchement dans les voitures lorsque la route étroite devenait petit pont et qu’apparaissait la terrasse de la première maison qui manquait sur l’eau. Derrière elle, en enfilade, se tenait l’autre maison, où était né l’enfant, nantie de la porte médiévale dont la mère avait ouvert les deux battants afin d’accueillir les amis et la famille. Elle proposait du vin de châtaignes que la petite assemblée buvait, extatique, dans l’ombre de la cour. On parlait doux pour ne pas brusquer l’enfant si sage dans son transat. Il sentait bon la fleur d’oranger. Il semblait attentif et tranquille. Il avait les joues rondes et pâles, des cheveux bruns, de grands yeux noirs. Un bébé de la région, qui lui appartenait. Les montagnes ressemblaient à des matrones veillant sur le transat, les pieds dans les rivières et le corps nappé de vent. L’enfant était accepté, semblable aux autres. Ici les bébés avaient les yeux noirs, les vieux étaient hachés et secs. Tout était dans l’ordre.
Au bout de trois mois, on s’aperçut que l’enfant ne babillait pas. Il demeurait silencieux la plupart du temps, sauf pour pleurer. Parfois un sourire se dessinait, un froncement de sourcils, un soupir après le biberon, un sursaut lorsqu’une porte claquait. C’était tout. Pleurs, sourire, froncement, soupir, sursaut. Rien d’autre. Il ne gigotait pas. Il restait calme – « inerte », pensaient ses parents sans le dire. Il ne manifeste aucun intérêt pour les visages, les mobiles suspendus, les hochets. Surtout, ses yeux sombres ne se posaient sur rien. Ils semblaient flotter puis ils s’échappaient sur le côté. De là, les prunelles virevoltaient, suivant la danse d’un insecte invisible, avant de se fixer à nouveau dans le vague. L’enfant ne voyait pas le pont, les deux maisons hautes ni la cour, séparée de la route par un
très vieux mur de pierres rousses, érigé là depuis toujours, mille fois démoli par les orages ou les convois, mille fois reconstruit. Il ne regarde pas la montagne à la peau râpée, le dos planté d’un nombre infini d’arbres, fendue d’un torrent. Les yeux de l’enfant caressaient les paysages et les gens. Ils ne s’attardaient pas.
Un jour, alors qu’il se reposait dans son transat, sa mère s’agenouilla. Elle a tenu une orange. Doucement, elle passe le fruit devant lui. Les grands yeux noirs n’accrochaient rien. Ils regardaient d’autres choisis. Personne n’aurait su dire quoi. Elle passe encore l’orange, plusieurs fois. Elle a tenu la preuve que l’enfant a vu mal ou pas du tout.
On ne saura rien des courants qui, à cet instant, traverse le cœur d’une mère. Nous, les pierres rousses de la cour, qui faisons ce récit, nous sommes attachés aux enfants. C’est eux que nous racontent. Enchâssées dans le mur, nous surplombons leurs vies. Depuis des millénaires, nous sommes les témoins. Les enfants sont toujours les oubliés d’une histoire. On les rentre comme des petites brebis, on les écarte plus qu’on ne les protège. Ou les enfants sont les seuls à prendre les pierres pour des jouets. Ils nous nomment, nous bariolent, nous réaliser de dessins et d’écriture, ils nous peignent, nous collent des yeux, une bouche, des cheveux d’herbe, nous empilent en maison, nous lancent pour faire un ricochet, nous alignent en limites de but ou en rails de train. Les adultes nous usent, les enfants nous détournent. C’est pourquoi nous sommes profondément attachées. C’est une question de gratitude. Nous leur devons ce récit – chaque adulte devrait se souvenir qu’il est redevable envers l’enfant qu’il fut. C’est donc eux que nous regardions lorsque le père les convoqua dans la cour.
Les chaises en plastique raclèrent le sol. Ils étaient deux. Un frère aîné, une sœur cadette. Bruns aux yeux noirs, forcément. L’aîné, du haut de ses neuf ans, se tenu droit, le torse légèrement bombé. Il avait les jambes maigres et dures des enfants d’ici, couvertes de croûtes et de bleus, des jambes qui avaient l’habitude de grimper, connaissaient les pentes et les griffures des genêts. D’instinct, il pose sa main sur l’épaule de sa sœur en un réflexe de protection. Il était arrogant ; mais cette arrogance coulait directement d’un idéal très haut, romantique, qui plaçait l’endurance au-dessus de tout, et cela le différenciait des prétentieux. Intransigeant, il veillait sur sa cadette, imposait ses règles équitables à leurs nombreux cousins, exigeait de ses camarades courage et loyauté. Ceux qui ne prenaient aucun risque, ou affichaient un record sur son baromètre intime de lâcheté, récoltaient son dédain, et ce de façon irréversible. D’où lui venait cette assurance, personne n’aurait su le dire, sauf à penser que la montagne avait infusé en lui une forme de dureté. Nous avons eu maintes fois l’occasion de le vérifier : les gens sont d’abord nés d’un lieu, et souvent ce lieu vaut pour parenté.
Ce soir-là, face à son père, l’aîné se tint droit, le menton frémissant, invoquant au fond de lui ses valeurs chevaleresques. Mais il n’eut pas besoin de serrer les poings. D’une voix posée, le père leur expliqua que leur petit frère serait sans doute aveugle. Les rendez-vous médicaux étaient pris, la famille serait définie d’ici deux mois. Il fallait prendre cette cécité comme une chance car eux, l’aîné et la cadette, devaient les seuls de leur école à savoir jouer aux cartes en braille.
Les enfants sentirent un voile d’inquiétude, vite balayé par cette perspective de célébrité. Présentée ainsi, l’épreuve avait du charme. Aveugle, quelle importance ? Ils ont les rois de la récré. L’aîné y compris une logique naturelle. Il était déjà le seigneur de l’école, sûr de lui, de sa beauté, de son aisance, et son caractère taiseux épaississait son aura. Il passa donc le dîner à négocier avec sa sœur afin d’être le premier qui montrerait les cartes à sa classe. Leur père arbitra, joua le jeu. Personne ne comprit réellement qu’à cet instant-là, une fracture se dessinait. Bientôt, les parents parlaient de leurs derniers instants d’insouciance, ou l’insouciance, notion perverse, ne se savoure qu’une fois éteinte, lorsqu’elle est devenue souvenir….
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