— Par Yves-Léopold Monthieux —
Lorsque l’un des médecins qui a pratiqué l’autopsie du jeune Marie-Louise de l’affaire Chalvet m’a déclaré que « tout peuple qui se construit a besoin de mythes », je n’avais pas compris que le praticien pouvait, avec un tel aplomb, s’accommoder de la déconsidération d’un acte médical qu’il avait cosigné. Je lui avais simplement dit mon étonnement que l’histoire fût sur le point de retenir des conclusions médicales contraires aux siennes et à deux de ses confrères.
Quelques années plus tard, Gilbert Pago donnait à l’Atrium une conférence relative à son livre sur l’insurrection du sud de la Martinique, en 1870. Dans le débat qui suivit l’historien rappela les différents évènements de l’année 1848 qui ont jalonné la marche vers l’abolition de l’esclavage. Les précisions qu’il avait apportées pouvaient laisser croire à un intérêt relatif de l’auteur pour celle du 22 mai 1848, comme si chacun pouvait choisir la date qui lui convenait. D’où la question qui fusa dans l’assistance de savoir quel était, selon lui, celle qui avait sa préférence. Il indiqua promptement son choix : le « 22 mai ». J’avais eu le vague sentiment qu’il venait d’échapper à la vindicte d’une assistance déjà acquise à ce choix.
Ces deux circonstances me conduisent à une troisième, que recouvre l’expression devenue célèbre d’Aimé Césaire, « génocide par substitution ». Ce « mot » fut utilisé par l’auteur pour dénoncer le projet du secrétaire d’Etat Olivier Stirn d’organiser une nouvelle migration vers la Guyane. Finalement, cette opération n’eut pas lieu. Reste que le député martiniquais qui connaissait bien le directeur martiniquais du BUMIDOM n’évoquait pas cette institution bien que celle-ci fut déjà amplement critiquée en ce jour du 13 novembre 1975 où il s’exprima à l’Assemblée nationale. Pourtant bien qu’infondée, la corrélation prêtée à Césaire est réputée avoir existé.
J’ai pris l’habitude de nommer « histoire à côté de l’histoire » ces libertés qui sont prises à l’égard de la vérité historique par des historiens ou considérés comme tels. Mais c’est peut-être cela le récit national dont « tout peuple a besoin », comme l’a dit le médecin visé plus haut. Ces distorsions de la vérité auraient donc quelque vertu consubstantielle à la construction d’un peuple. Sauf que le récit national martiniquais voudrait se confondre avec l’histoire. Elle s’écrit en même temps que l’histoire et parfois après celle-ci, alors que d’ordinaire le roman national précède l’histoire.
En ce début de siècle le temps est plutôt à la déconstruction des récits nationaux et le rappel de la vraie histoire. Alors que ce rappel fait bon marché du récit national français, le roman national martiniquais se trouve en grande concurrence avec l’histoire. Doit-on voir dans les évènements et représentations qui impriment aujourd’hui la Martinique l’expression de ce besoin national ? La réponse du professeur Rodolphe Solbiac est sans équivoque, il inscrit le déboulonnage des statues dans la nécessaire construction du récit national martiniquais.
Fort-de-France, le 16 mai 2021
Yves-Léopold Monthieux