— Par Jacky Dahomay —
Si commémorer, c’est se souvenir ensemble, il y a toujours un risque qu’une commémoration prenne la tournure d’une célébration. Fidèle à sa dialectique du « en même temps », c’est ce risque qu’a pris le président de la République, Emmanuel Macron, en allant déposer une gerbe de fleurs sur la tombe du célèbre empereur. C’est à l’évidence une célébration, ce qu’avait refusé de faire – mis à part Georges Pompidou- les différents présidents de la V° République, Nicolas Sarkozy y compris. Napoléon Bonaparte mérite-t-il une célébration ?
Répondre à une telle question, c’est d’abord s’interroger sur le sens du poids que constitue l’épisode napoléonien dans la constitution de l’identité nationale française. Avec Emmanuel Macron, comme président de la République, c’est la République qui vient de célébrer un empereur, Napoléon Bonaparte. Incontestablement, Napoléon est la figure la plus importante de l’histoire de France, avec Louis XIV et Colbert. La monarchie absolutiste, dans sa lutte contre l’empereur et le Pape, a joué un rôle indéniable dans la formation de la nation française. Comprendrait-on pour autant que la République puisse célébrer la monarchie ?
Tout se passe comme si Emmanuel Macron avait voulu célébrer la « modernité » de Bonaparte. « Il a donné corps à cette forme de souveraineté nationale », celle issue de la Révolution déclare-t-il. « Sa vie est une ode à la volonté politique ». Il a symbolisé « l’universel » ; « Sa vie est une épiphanie de la liberté »; « il fut infiniment libre »; il fut « un despote éclairé ». A quoi il faut ajouter la liste souvent reprise de ses créations: le Code civil, les lycées, le baccalauréat, la légion d’honneur etc… Tout se passe comme si le président, tout en reconnaissant quelques « fautes » de Bonaparte comme le rétablissement de l’esclavage et son despotisme (quoique éclairé), avait choisi, dans une forme de balance, le poids positif, la modernisation de l’Etat, ce qui selon lui méritait célébration.
Or, cette modernité, n’est pas analysée par lui comme s’il confondait modernité et république. Si la modernité est une condition de la république moderne telle qu’elle se met en place en Europe au XVII° siècle à la différence des républiques antiques, elle n’en est pas la condition suffisante. Contrairement à une idée répandue, la France n’est pas « le pays des droits de l’homme » ni de l’idée de république moderne. Comme l’ont montré Blandine kriegel (Philosophie de la république Plon, 1998) et plus récemment Jean Pick (La république la force d’une idée ScPo Ed.), la pensée républicaine moderne s’épanouit dans les cités italiennes, à l’époque de Machiavel, dans la Hollande de Spinoza et des frères de Witt, en Angleterre aussi et aux Etats Unis. Il y a même précise Blandine Kriegel, un prototype de régime républicain qui se met en place avec Henry IV. Louis XIV met fin à cette tentative républicaine en étouffant les parlements, en remplaçant le chancelier par un sur intendant des finances, Colbert. L’État cesse d’être un État de justice pour devenir un État administratif, ce qui n’est pas la même chose. Lorsque l’état concentre tout le pouvoir, on n’est plus en république.
Napoléon, ce contre-révolutionnaire.
Napoléon Bonaparte, du moins me semble-t-il, est le père du despotisme moderne qui s’accompagne aussi d’une forme de fondamentalisme nationaliste selon une tradition représentée aujourd’hui par le parti de Marine Le Pen. Ce que ne saisit pas Emmanuel Macron, c’est la réaction antirépublicaine de Bonaparte. Comme l’a montré l’historien Jean-François Niort dans ses divers travaux sur le Code Noir, les lycées, créés en 1802 pour former « l’élite de la nation », avait un fonctionnement militaire (uniformes militaires, discipline stricte, caporalisme, propagande en faveur du Premier consul (puis de l’Empereur à partir de 1804), etc…). On est encore loin de l’école républicaine instaurée sous la troisième république. Quant aux universités, supprimées sous la Révolution (car son corps professoral était en majorité conservateur), elles sont rétablies en 1808, avec contrôle/censure idéologique stricte assurée par le « Grand Maître de l’université impériale » (Louis de Fontanes). On peut également mentionner, à titre de réaction contre-révolutionnaire : la remise en question de la première séparation des Églises et de l’État (instituée en 1795) à travers le Concordat avec l’Église catholique qui en fait la religion officielle (1801).
Ajoutons aussi, comme l’a précisé jean-François Niort, que contrairement à l’opinion commune, le code civil de 1804 (qui sera rebaptisé de manière emblématiquement « impériale » « Code Napoléon » en 1808) n’est pas le premier code civil français. Très peu connu, le code de 1793, rédigé par Cambacérès à la demande de la Convention nationale, transcrit pourtant les principes politiques révolutionnaires républicains en matière civile de manière extraordinairement moderne pour l’époque (et même encore de nos jours), à travers la consécration du mariage civil laïque, du divorce par consentement mutuel et même sur simple « incompatibilité d’humeur » devant l’officier d’état civil (et non le juge), le principe d’égalité des parents en matière d’autorité parentale et entre les enfants (y compris naturels et y compris de sexe féminin) en matière successorale, etc…, principes qui seront appliqués pendant quelques années sur le sol français (surtout dans les villes). Le code de 1804 reviendra sur la plupart de ces acquis en opérant un retour massif vers l’ancien droit civil français d’avant 1789 (autorité du mari sur la femme, abrogation du divorce par consentement mutuel (qui ne reviendra dans le droit français qu’en 1975 !), retour à l’inégalité successorale entre enfants légitimes et naturels, restauration de l’autorité exclusive du « père de famille », etc…(Voir J.-F. NIORT, Homo civilis. Contribution à l’histoire politique du Code civil français (thèse université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1995).
Mais sans doute le rétablissement de l’esclavage est-il la chose la plus grave. Et là, surtout, qu’on ne vienne pas nous accuser de « communautarisme » d’« indigénisme », de ceux qui par anachronisme veulent lire le passé en fonction de considération éthiques du présent. Un journal pourtant sérieux comme Le Monde, félicite dans un éditorial, Emmanuel Macron pour son intervention du 5 mai concernant sa dénonciation de l’anachronisme : « La mise au point, précise cet éditorial, n’était pas inutile au moment où la lutte contre les discriminations et de la défense des minorités poussent certains à commettre de singuliers anachronismes pour obtenir une réécriture de l’histoire, au nom du préjudice subi et des souffrances endurées ». Soyons clairs : quoique descendant d’esclaves et lecteur d’Aristote, il ne me viendrait pas à l’esprit de condamner ce dernier, au nom de la morale ou des droits de l’homme, sa non dénonciation de l’esclavage. Pour une raison simple : les droits de l’homme n’avaient pas encore été déclarés dans l’antiquité grecque. Parce que l’idée d’homme universel n’existait pas. Ce qui distingue l’idée de république antique de l’idée républicaine moderne, c’est l’affirmation des droits de l’homme. En rétablissant l’esclavage, qui avait été aboli en 1794, Napoléon Bonaparte commet une faute très lourde et il le sait. Ce pourquoi il a hésité. Rappelons les faits ;
L’esclavage est aboli par le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794) :
« La Convention nationale déclare que l’esclavage des Nègres, dans toutes les colonies, est aboli ; en conséquence elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens Français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution. »
Rappelons aussi qu’une des décisions majeures de la Révolution française en matière coloniale a été l’intégration des colonies à la Constitution de l’an III (1795) en tant que « départements français ». Or, avec Napoléon, la constitution de l’an VIII précise le nouveau statut des colonies. L’article 91 précise que « Le régime des colonies françaises est déterminé par des lois spéciales ».
Comment comprendre alors que Napoléon Bonaparte ait pu renoncer à certains idéaux fondamentaux et rétablir l’esclavage ? Pour l’historien Marcel Dorigny « Après le coup d’État du 18 brumaire, tout un courant réactionnaire hostile depuis toujours aux Lumières s’est rapproché de Bonaparte. Ainsi, parmi ses conseillers on peut noter les noms de « Narcisse Baudry des Lozières, général et colon de Saint-Domingue réfugié à Paris lequel publia en 1802 un des textes les plus violents contre les Noirs; de même Malouet, Barbé-Marbois -qui fut le principal conseiller de Bonaparte en matières coloniales- ainsi que Moreau de Saint-Méry et Barré de Saint-Venant. Dans ce même contexte fut publiée la première édition du livre de Joseph Emmanuel Virey, Histoire naturelle du genre humain, en 1801. Virey s’inscrivait dans la continuité du naturaliste néerlandais Pedrus Campers, le théoricien de « l’angle facial » pour établir une hiérarchie des « races humaines ». Virey publia un tableau des « cinq races humaines », les Noirs occupant le bas de cette classification, juste au-dessus des grands singes. L’offensive contre les Lumières, accusées d’avoir propagé l’idée de l’égalité entre les blancs et les noirs, a été notamment menée par le Mercure de France, périodique longtemps dirigé par Chateaubriand et très lu dans les sphères dirigeantes du Consulat. »
Les choses ne sont-elles pas claires ? Comment un président de la république, Emmanuel Macron peut-il affirmer que l’empereur « fut fidèle à l’esprit de1789 » ? Les raisons économiques ne suffisant pas à justifier le rétablissement de l’esclavage, il s’est appuyé sur des théories racistes qui commencent à fleurir en cette fin du XVIII° siècle et qui s’imposeront avec Ernest Renan et Jules Ferry, ces deux grands « républicains ». En vérité, Napoléon Bonaparte est celui qui a institué un lien entre la république, l’empire et le racisme. Napoléon est celui qui a interdit dans les colonies les mariages entre blancs et noirs. Même le premier Code noir, celui de Colbert, ne l’avait pas fait ! On connaît la suite : ainsi est inaugurée une longue histoire de la république coloniale avec ses crimes et ses massacres qui seront accomplis dans les colonies jusqu’au XX° siècle. L’esclavage ne sera aboli définitivement au « pays des droits de l’homme » qu’en 1848, (un demi-siècle) après Santo Domingo, le Chili, des nombreux Etat américains, la Bolivie, l’Angleterre, le Paraguay, la Tunisie….Il faut donc déconstruire (au sens de l’analyse critique de ses présupposés) cette histoire du colonialisme français.. Va-t-on m’accuser ici de séparatisme, d’islamo-gauchisme ou de je ne sais quoi d’autre ?
Les révolutionnaires antillais.
Paradoxalement, c’est chez nous, de ce côté-ci d’Amérique, qu’à la même époque la république et ses grands idéaux se maintinrent debout. Si toutes les révoltes d’esclaves, de celle de Spartacus à celle de Makandal en Haïti, ont toujours échoué, c’est la rencontre entre ces luttes et les grands idéaux de la Révolution française qui permirent à Toussaint Louverture et à ses compagnons de réussir et de conduire le gouverneur de l’époque, Sonthonax, à proclamer en 1793 l’abolition de l’esclavage. En 1794, l’esclavage fut aboli en Guadeloupe, la Martinique étant occupée par les Anglais ne connut pas cette première abolition. Napoléon envoie Leclerc à Saint-Domingue et Richepanse en Guadeloupe pour rétablir l’esclavage. Toussaint Louverture tomba dans un piège, fut capturé et Napoléon le laissa mourir dans une prison des Vosges. Dessalines poursuivit la lutte, après avoir appris que Richepanse avait rétabli l’esclavage en Guadeloupe. Leclerc écrivit à Napoleon pour lui dire qu’il y avait nécessité de faire disparaître les 3/5° des Noirs qui avaient connu la liberté. Mais Leclerc mourut de maladie en Haïti et c’est Rochambeau qui vint accomplir le sinistre génocide. Il fit venir de Cuba des centaines de chiens dressés à la lutte contre les Noirs. Puis il enferma ces derniers dans les cales des bateaux en les gazant et en lestant ensuite avec des boulets de canon et des sacs de sable et les noya dans la mer. Hitler s’en souviendra ! Dessalines continua la lutte, les troupes napoléoniennes connurent leur première défaite, et l’indépendance de l’île fut proclamée. La lutte anti-esclavagiste aux Antilles n’est pas une lutte contre la France mais pour l’application des grands idéaux de la Révolution française. Quand Dessalines prit les armes contre Leclerc, il affirma : « C’est moi le vrai français » et se retourna contre les troupes de Leclerc. Quant à Delgrès, avant de se faire sauter avec ses camarades plutôt que de se rendre aux troupes de Richepanse, il fit une déclaration d’une vibrante humanité qui est demeurée célèbre : « A l’univers entier, le dernier cri de l’innocence et du désespoir » ! L’universel était de son côté. Les vrais séparatistes donc c’étaient bien les bonapartistes ! Dans sa dialectique infantile du « en même temps », Macron aura-t-il donc le culot d’aller déposer une gerbe de fleurs sur la stèle de Delgrès ?
Macron un président hégélien ?
Comment le Président peut-il donc voir en Napoléon Bonaparte le symbole de l’universel ? Ou encore affirmer que : « Sa vie est une épiphanie de la liberté » ? Sans doute veut-il imiter Hegel qui déclarait le 13 octobre 1806 après avoir vu l’empereur français à Iena : « J’ai vu l’esprit du monde à cheval ». Or, notre président, qui se fait en la circonstance un hégélien du dimanche, ignore-t-il que pour Hegel, ce grand philosophe chrétien, l’Esprit qui gouverne le monde utilise des héros pour arriver à ses fins. Mais pour lui, contrairement à une tradition qui vient de Locke, Hobbes, Rousseau et qui fonde la liberté sur le contrat social, l’Esprit, l’Absolu, qui transcende les hommes (donc les citoyens), accomplit la modernité de l’Etat certes, mais ce n’est pas pour Hegel, un État au sens républicain. Il est sans doute incontestable que Napoléon a modernisé l’Etat en France (ce qui a eu un succès en Europe) mais ce n’est pas l’Etat de droit au sens de la philosophie des Lumières. Après la défaite de Bonaparte, Hegel conclut que c’est l’Etat prussien qui prendra le relais. (Là encore, Hitler s’en souviendra). Le principe de l’Etat moderne, tel qu’il se met en place avec Napoléon Bonaparte, ne repose pas sur la volonté de tous mais sur la volonté du prince.
Luc Ferry, dans l’émission « En toute franchise » sur LCI le dimanche 5 mai, après avoir rappelé rapidement les crimes odieux commis par Bonaparte jusqu’à sa volonté de faire du 15 août la fête de Saint Napoléon, s’exclame de façon lapidaire : « Ce mec est un barjot ! ». Comment donc notre président de la République peut-il commémorer un tel « barjot » ? Serait-il barjot lui-même ? On pourrait rétorquer à Luc Ferry ce que disait Hegel dans cette manière de ramener tout à la psychologie d’un héros : Il n’y a pas de héros pour le valet de chambre. Non pas parce que le héros n’est pas un héros mais parce que le valet de chambre n’est qu’un valet de chambre. Mais loin de moi l’idée que Luc Ferry aurait sombré dans le « valet-de-chambrisme » ! Au contraire ! Explicitons.
Hegel, comme beaucoup de philosophes allemands de son époque, croyaient que Napoléon apportait le progrès en Allemagne, a été déçu par l’empereur français. Le cas de Fichte est le plus remarquable. On peut dire que Napoléon a surtout stimulé le nationalisme allemand d’où le texte célèbre de Fichte, le Discours à la nation allemande. Dans ses cours publiés après sa mort et publiés sous le titre de l’Esthétique, Hegel déclare que : « l’âge des héros est dépassé ». Le philosophe se serait-il trompé dans sa philosophie de l’histoire en croyant que l’Esprit ou l’Absolu aurait choisi un personnage si peu recommandable que Napoléon pour faire avancer l’histoire ? Mais ce que Hegel sans doute ne comprend pas c’est que la modernité démocratique se méfie des héros. Même dans l’Antiquité grecque, avec l’avènement de la polis, la tragédie avait remplacé l’héroïsme tel qu’il s’exprimait dans l’épopée homérique. En s’inspirant de Hegel pour faire l’éloge de Napoléon Bonaparte, le président Macron ne commettrait-il pas un anachronisme à l’envers ? Plutôt qu’une référence à la dialectique hégélienne, le président des « Marcheurs » aurait pu s’inspirer de la tragédie grecque., celle de Sophocle par exemple. Ainsi, dans l’Antigone, après que la fille d’Œdipe a recouvert de terre le cadavre de son frère, le chœur s’avance et déclare que l’homme est deinos (inquiétant, terrifiant) et malgré ses prouesses techniques, « il marche, il marche vers rien ». Car en ce moment, nous sommes entrés dans une nouvelle période tragique de l’histoire d’autant plus que l’actualité nous donne à voir que des loups d’un nouveau genre rêvent d’envahir Paris. Vers quoi donc marche notre président ?
Comment Emmanuel Macron, président de la République ne l’oublions pas, peut-il dire de Napoléon Bonaparte que « sa vie est une épiphanie de la liberté » « Il fut infiniment libre » ? Autrement dit, la Liberté, en une démarche hégélienne, aurait choisi la vie de Napoléon pour se réaliser. Comme si, en une sorte de « ruse de la raison » à la mode hégélienne, la Liberté aurait choisi son autre, la non-liberté pour réaliser ses fins. Qu’importe donc si liberté de Napoléon se moque de l’égalité et de la fraternité. Qu’importe que des citoyens noirs aux Antilles aient été exterminés, ramenés à un statut d’esclaves. Notons que pour faire plaisir sans doute aux catholiques, Macron utilise le mot « épiphanie » (d’autant plus que ce mois de Mai est celui d’une fête religieuse). L’épiphanie c’est quand l’esprit de Dieu se manifesta aux Rois mages. Mais les catholiques peuvent-ils oublier que le Pape Pie VII, dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809 fut enlevé par des hommes de Napoléon et emprisonné jusqu’en 1814 ? Celui qui fut « infiniment » libre refusa, lors de son sacre, que le Pape lui pose la couronne sur la tête, car infiniment libre, il ne pouvait accepter que quelqu’un d’autre le couronnât. Il saisit la couronne des mains du Pape et se la posa lui-même sur la tête. (Soit dit entre parenthèses, hors antenne si l’on veut, ce type n’était-il pas un peu cinglé ?). Mais fermons la parenthèse. Or, qu’est-ce qu’un homme infiniment libre ? c’est soit un fou, délié de toute raison, soit un despote. Le despotisme, c’est lorsque la volonté d’un seul soumet tout un peuple, lorsque sa liberté s’oppose à toute loi qui n’est pas issue de son propre vouloir ou de sa souveraineté personnelle. L’antithèse même de l’idée républicaine, qui a été pensée depuis Aristote.
De plus, aucune vie humaine ne peut être « infiniment » libre en raison même de notre finitude de mortels. Si la liberté, en cette période de l’empire napoléonien, a brillé quelque part sur un territoire français, c’est à Matouba en Guadeloupe, au flanc de la Soufrière. Si comme le dit Hegel, l’esclave (servus) est celui qui a été conservé, celui qui n’a pas mené jusqu’au bout le combat et qui a préféré l’esclavage à la mort, Delgrès et ses compagnons, en se faisant sauter sur l’habitation d’Anglemont au Matouba au cri de « vivre libre ou mourir » sont ceux qui ont sauvé l’honneur des grands idéaux de la Révolution française. Matouba est un haut lieu symbolique de la mémoire guadeloupéenne. C’est où se trouve l’habitation La Joséphine, contigüe voire presque confondue avec l’habitation d’Anglemond. Or, l’habitation La Joséphine, baptisée ainsi sans doute en l’honneur de l’épouse de Napoléon, est le lieu où reposent les aïeux du poète Saint-Jonh Perse, poète célèbre, blanc créole d’origine guadeloupéenne. Diplomate, il a participé aux accords de Munich et Hitler le nommait le « mulâtre martiniquais ». Le poète-diplomate fut furieux de tels accords et de retour en France, il décida de quitter définitivement ce pays et se réfugia aux États-Unis. Une fois qu’il naviguait dans la Caraïbe avec Jackie Kennedy, le bateau mouilla au large de la Basse-Terre, face à la montagne de la Soufrière. Perse resta à bord et Jackie Kennedy se rendit au Matouba, sur l’habitation Joséphine détruite par un cyclone, et ramena au poète un morceau de lance de la grille en fer forgé du cimetière familial. A quoi pouvait bien penser Perse en contemplant au loin les pentes de la montagne et les chutes du Matouba ? A son célèbre poème Anabase, que je cite de mémoire ?
« Je connais ces hommes établis sur les pentes, cavaliers démontés dans les cultures vivrières. Allez et dîtes à ceux-là l’immense péril à courir avec nous, nos chevaux sobres et rapides sur les semences de révolte et la fureur de l’homme écrasée comme la grappe dans la vigne »
Appel à la dissidence ? Complexe créolité ! Autour de Toussaint Louverture et de Delgrès, il y avait des noirs, des blancs et des mulâtres, prêts à sacrifier leur vie au nom des grands idéaux de la Révolution française. Quel hommage le président de la république leur a-t-il rendu ?
Il est donc étrange qu’Emmanuel Macron puisse affirmer que « Napoléon est une part de nous ». Mais quel est ce nous ? Est-ce le « nous royal » (ou impérial si l’on préfère) qui est utilisé à la place du « je » ? Si tel était le cas, le président identifierait son pouvoir présidentiel à un pouvoir de nature royale ou impériale. Dans un tel cas, se considérerait-il comme « Soi-même comme un Roi » pour reprendre ici le titre du dernier livre d’Elisabeth Roudinesco ? Il est vrai que Macron avant son élection à la présidence de la République avait affirmé ce qui manque à la politique française : « Cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort (…) Après le départ du Général De Gaulle, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant ce qu’on attend du président de la république, c’est qu’il occupe cette fonction ». Est-ce pour cela que le président de la République affirme lors de son discours en hommage à Napoléon : « Il a voulu combler le vide laissé par la mort du roi ». Tout est dit. Macron pense qu’en tant que président il doit occuper la place du roi ! On comprend mieux le sens de l’hommage que Macron a rendu à Bonaparte en relativisant ses « fautes » commises. Il veut se placer dans la lignée de Bonaparte et de De Gaulle,( bien qu’il ne soit pas général mais banquier l’origine), et renforcer un pouvoir jupitérien issu de Louis XIV, quand l’État asservit le parlement et l’administration. Mais il faut reconnaître que Macron n’oublie pas le peuple. Il affirme que Napoléon a voulu répondre « au vertige du droit divin et le remplaça par une autre légitimité, une autre transcendance et ce fut pour lui le peuple français ».
Que peut bien signifier cette « transcendance du peuple » de la métaphysique macronienne ? Je dois avouer que cette expression me fait frémir. Il y a là comme une ontologisation du peuple, voire une essentialisation de l’identité collective que Glissant n’a cessé de dénoncer. On ne sait jamais très bien ce qu’est un peuple ni la volonté du peuple et c’est cette difficulté que les révolutionnaires français nous ont léguée. Quand le président affirme que Napoléon a symbolisé l’ « universel », cela signifie qu’il représente le « peuple universel » le peuple de France, le peuple conquérant, qui prend donc sa particularité pour de l’universel. Notons que Macron ne fait jamais référence aux droits de l’homme. Normal, puisque l’empereur les a écrasés, notamment aux Antilles.
De ce fait, pour beaucoup d’Antillais, quand la France parle d’universel, cela devient suspect, suspicion que Macron ravive avec son intervention. Édouard Glissant ne supportait pas ce mot. « Quand tu parles d’universel, m’avait-il dit un jour, j’ai envie de sortir mon coutelas ». Pour lui, l’humanité n’existe pas, il y a des humanités. Fanon disait : « Quittons cette Europe qui ne cesse pas de parler des Droits de l’homme alors qu’elle les massacre sur d’autres continents ». Pourtant c’est à l’humanité dans son universalité que s’adresse la déclaration de Delgrès et de ses compagnons. Si l’humanité se distribue en plusieurs civilisations ou cultures, ce qui est sa richesse comme l’avait vu Glissant, quelle est cette humanité une qui est affirmée avec les droits de l’homme ? Les droits de l’homme ne sont pas un droit positif. Ce n’est pas une universalité donnée une fois pour toutes, ce pourquoi ils doivent être « déclarés ». Ce n’est donc pas un être (sein) mais un devoir-être (sollen), pour utiliser le vocabulaire philosophique allemand. Il faut penser les droits de l’homme comme « une exigence d’humanité » mais les hommes peuvent toujours faire le choix de l’inhumain. En vérité, les droits du peuple peuvent s’écarter des droits de l’homme tels que les avaient affirmés les philosophes des « Lumières radicales », comme l’a théorisé Jonathan Israël, lesquelles s’opposent aux lumières modérées (Voltaire) et qui, à la suite de Spinoza comme Diderot, inscrivent les droits de l’homme dans une nature humaine.
Macron a raison de dire que Napoléon avait poursuivi une conception de la volonté du peuple que les révolutionnaires français jacobins avaient commencé à affirmer mais en s’éloignant des droits de l’homme. C’est que le lien entre droits de l’homme et politique est toujours problématique, ce qu’avait vu Hannah Arendt dans L’impérialisme. Les apatrides, ceux qui ne jouissent pas des droits du citoyen, ne sont guère protégés par les droits de l’homme. Blandine Kriegel (Philosophie de la république) souligne une évolution à ce sujet entre la Déclaration de 1789 et celle de 1793 : « Alors que la Déclaration de 1789 avait fait du droit de la résistance à l’oppression un droit de l’homme individualisé, la Déclaration de 1793 promeut le droit à l’insurrection au droit du peuple collectivisé. Avec lui, c’est le droit de guerre qui se retrouve au cœur du dispositif des droits du peuple (…) le premier des droits de l’homme, à savoir le droit à la sûreté n’est plus assumé ». C’est ce qu’avaient subi les noirs avec Bonaparte, d’autant plus qu’un racisme qui se veut scientifique constitue un nouvel horizon de pensée qui se met en place à son époque. Ainsi le noir, être inférieur, ne peut bénéficier de la « liberté des blancs ». La « transcendance du peuple » dont Macron fait l’éloge est ce qui pourrait expliquer que la Déclaration des droits de l’homme disparaît des préambules des constitutions en France et ne sera rétablie qu’après la seconde guerre mondiale, tout comme d’ailleurs l’égalité des hommes et des femmes.
En conclusion, le dossier de Napoléon est lourd, très lourd. Luc Ferry ne comprend pas que le président puisse faire l’éloge d’un tel « barjot ». Mais ce qu’il n’analyse pas (il le fera sans doute ensuite) c’est comment un tel « barjot » a pu devenir le héros préféré des Français. That is the question ! Car la volonté du peuple ainsi transcendantalisée aura une postérité historique en s’incarnant dans deux traditions : l’une, à gauche, la volonté du peuple qui nie les droits de l’homme et aboutira à Staline et aussi à Mao (n’en déplaise à Alain Badiou), l’autre à droite qui donnera un nationalisme hostile au droits de l’homme qui aboutira à Carl Schmitt, à Heidegger et au nazisme.
Dans la tradition nationaliste de la nation -qui s’oppose à la tradition républicaine – ce qui domine c’est la violence, la distinction ami/ennemi. Hier, ce fut le Juif, aujourd’hui c’est le musulman. Ce que les Français doivent à Napoléon Bonaparte, c’est l’articulation de la république avec l’empire et le racisme qui sera au fondement de ce qu’on a appelé la « république coloniale » et un récit national mythifié, dominant surtout chez une droite avec toutes ses extrémités. L’historien israélien Zeev Sternhell a affirmé que la France a une tradition d’une droite fascisante et qu’on n’en prend conscience que lorsqu’elle passe aux actes dans les rues. Avec la défaite de la gauche en France, c’est la tradition nationaliste qui s’impose aujourd’hui dans l’opinion française avec Marine Le Pen et une horde de loups, qui ne vient pas des banlieues, s’apprête à envahir Paris. En déposant une gerbe de fleurs sur la tombe de Napoléon donc en le célébrant, Macron a commis une faute grave. D’autant plus comme je viens de l’apprendre, qu’il n’a pas dit un mot lors de la cérémonie dédiée à l’abolition de l’esclavage aux luttes anti-esclavagistes aux Antilles. C’est une insulte pour les citoyens français descendant de l’histoire coloniale et esclavagiste.
Il est à parier que dans l’Outre-Mer, la colère déboule de façon encore imprévisible, avant la fin du mois de mai. Va-t-on nous accuser de « séparatisme » ? Critiquer cette histoire coloniale et raciste de la France, ce n’est pas se perdre dans un « racialisme », un « indigénisme » comme le laisse entendre l’éditorial du Monde. Au contraire, c’est contribuer à déconstruire ce récit national mythique qui se consolide à partir des années trente avec l’Exposition coloniale et son imaginaire raciste (cf. Pascal Blanchard), c’est rappeler comme le dit Jean Picq dans La république, la force d’une idée, que « L’État est instrument, la nation est un fait, la République est une idée… » mais une idée qui doit être sans cesse réaffirmée, ce que n’a pas fait le président Macron, obsédé par l’État et la nation et par sa tendance à aller labourer sur les terres de l’extrême droite. Ce faisant, il révèle ce qu’il est, non pas un barjot mais un simple jobart de la politique.
Je propose que le 23 mai prochain, des citoyens de toutes origines, pour l’honneur de la république, aille déposer une gerbe sur la stèle de Delgrès au Blanc Mesnil et manifestent partout, en France comme dans l’Outre-mer. Non pas pour exprimer une « souffrance » comme dit l’éditorial de Monde, mais pour réaffirmer une exigence d’humanité universelle.
Jacky Dahomay