— Par Clémence Guinard —
Issue de la culture créole, la biguine est une musique et une danse devenue le symbole d’une identité aux Antilles. Retour en vidéo, avec Bertrand Dicale, sur ses origines et son héritage.
« Vous savez, aux Antilles, on aime bien se frapper la poitrine en disant : ‘C’est notre musique !’. C’est évident que la biguine, c’est notre musique. », commence Bertrand Dicale, journaliste et commissaire de l’exposition Traces musicales de l’esclavage à la Sacem. « C’est la musique de nos parents, de nos grands-parents, de nos arrière-grands-parents. Si je voulais être romantique, je dirais que c’est une musique qui nous coule dans les veines. »
L’emblématique biguine est apparue aux Antilles, et notamment à Saint-Pierre en Martinique, à la fin du XIXe siècle, quelques décennies après l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Ce genre mélange deux cultures musicales : européenne et antillaise. « Se rencontrent dans la biguine : le bèlè, qui est un rythme rural martiniquais, et la polka, qui est un rythme urbain européen », développe Bertrand Dicale. Le bèlè (ou belair), est un genre musical martiniquais où évolue chanteurs, tambours, ti-bwa et danseurs. Quant à la polka, elle arrive à Saint-Pierre dès les débuts de sa vogue à Paris, au XIXe siècle. D’abord musique de salon, elle se répand dans les bals populaires et se « créolise ». Les deux genres se rencontrent pour créer la biguine.
« Noirs, Blancs, mulâtres, petit peuple et bourgeoisie », tous dansent la biguine dans le Saint-Pierre de 1890, que ce soit dans les salons, les bals ou dans la rue. Et toujours en couple. « Cette danse à deux accentue la sensualité, précise Bertrand Dicale. Disons que c’est comme la vieille polka des faubourgs qui, en France, se chante et se danse avec un peu de distance. Et dans le monde créole, on danse beaucoup plus près et on accentue le mouvement des hanches. C’est la musique qui accentue le mouvement des hanches. »
L’instrument vedette, la clarinette
Dans les orchestres de biguine, on retrouve les percussions, parfois le piano, le trombone, et surtout, en grande vedette : la clarinette. C’est un instrument alors facile à transporter, qui n’est pas très cher car fabriqué en grande quantité par l’industrie de la lutherie française, et elle supporte le climat tropical. Mais surtout, l’usage de la clarinette s’inscrit dans un tournant historique musical
« Au XIXe, début XXe siècle, il y a un effet de bascule sur les instruments. On l’a complètement oublié, mais aux Etats-Unis, l’instrument dont jouent les esclaves qui savent jouer de la musique, ce n’est pas du tout la guitare du blues, c’est le violon. Et aux Antilles françaises, c’est la même chose. Les esclaves à talents, comme on dit, jouent du violon. L’instrument des pauvres, c’est le violon… Mais la clarinette, beaucoup plus facile à jouer, beaucoup plus solide, prend le dessus ».
Un rôle politique et social
Les orchestres de biguine sont donc à la mode dans les Antilles à la fin du XIXe siècle, mais pas seulement pour leurs qualités récréatives. La biguine joue aussi un rôle social et politique primordial, deux à trois générations après la disparition de l’ordre esclavagiste, rappelle Bertrand Dicale. « C’est le moment où, pour les descendants d’esclaves, même les descendants d’esclaves métissés, l’éducation, la sociabilité, la cravate, sont des choses extrêmement importantes et symboliques. Jouer de la biguine, danser la biguine, c’est déjà dire : « Nous ne sommes pas », comme on dit à l’époque, en créole : « Nous ne sommes pas des Vieu’nèg’. Nous ne sommes pas des descendants d’esclaves qui sont restés là-bas, dans les collines, et qui tapent sur des gros tambours. Nous sommes la ville, la civilisation, le vingtième siècle, le progrès ».
Illustration d’une revendication sociale et identitaire, la biguine de Saint-Pierre est aussi un champ de bataille politique. « Comme le rock’n’roll ou la chanson française, c’est une musique qui va porter des textes politiques parce que la rythmique de la biguine a un petit côté ironique. », explique Bertrand Dicale. En jouant sur cette « rythmique ironique », certains titres se moquent de candidats aux élections, d’autres les soutiennent, ou traitent de sujets d’actualité. « Des grandes biguines classiques populaires, commeEti Tintin, commeBo fè asont des chansons qui ont à voir avec le combat électoral. »
La tragédie de 1902
La biguine tient donc un rôle primordial, social, politique et culturel, dans le Saint-Pierre de la fin du XIXe siècle. Mais elle va aussi devenir le témoin d’une tragédie en 1902 : l’éruption de la Montagne Pelée. « Saint-Pierre va être totalement détruite. Il faut bien réaliser qu’à l’époque, c’est une des plus grandes villes d’Amérique. Ses 30 000 habitants vont être tués en quelques instants par l’explosion du volcan, une énorme nuée ardente qui va raser la ville, tuer tout le monde, détruire les bâtiments, anéantir les archives, anéantir la mémoire ».
La ville, surnommée avant 1902 le « Petit Paris », centre névralgique culturel des Antilles, est méconnaissable. Ce drame historique va durement imprégner la biguine, qui a perdu ses lieux de spectacle reconnu, ses musiciens, ses partitions. Elle tient alors un rôle mémoriel, celui du Saint-Pierre d’avant 1902, et les musiciens ne la joueront plus de la même façon. « La biguine va continuer à se répandre dans la Caraïbe. Elle va continuer à être jouée, mais avec cette nuance de mélancolie, de nostalgie, qui fait qu’à l’aube du XXe siècle, c’est non seulement une musique à la mode, mais c’est une musique qui est frappée par le deuil ».
La biguine, succès parisien
Cette biguine d’après 1902 traverse l’océan Atlantique dans les années 1920-1930, direction Paris, où elle rencontre le succès. On la danse dans les clubs et dans les bals, comme le Bal de la rue Blomet et des musiciens martiniquais, venus à Paris, deviennent de véritables stars, comme Alexandre Stellio (1885–1939), clarinettiste. « Alexandre Stellio fait des chorus absolument incroyables, c’est à dire qu’il ne fait pas 32 mesures, il en fait 64, 128, 256. Il joue avec un souffle extraordinaire et il est doté d’une inventivité absolument prodigieuse », assure Bertrand Dicale. Le musicien entre dans l’histoire de la biguine notamment pour ses enregistrements, ceux d’une biguine effacée par la tragédie de 1902.
C’est lui qui enregistre ce qui est peut-être le plus intéressant, la mémoire de Saint-Pierre. Il dit : « C’est la vraie biguine que j’ai connue quand j’étais petit à Saint-Pierre ». Et même s’il invente des choses, même s’il apporte des innovations, c’est toujours dans cette perspective de jouer la vraie biguine de Saint-Pierre d’avant 1902.
Aux côtés d’Alexandre Stellio, une chanteuse martiniquaise se fait un nom : Leona Gabriel. Dans les années 1940, elle retourne en Martinique, et devient une figure incontournable de la biguine. « Elle devient la madame tradition de la biguine. C’est à dire que c’est elle qui va incarner et défendre et illustrer ce qu’était l’art ancien de la biguine. Et c’est peut-être même elle qui invente le conservatisme dans une culture créole, elle invente une sorte de vision traditionaliste de la biguine ».
Toujours jouée et dansée, la biguine participe aussi à l’émergence de nouveau styles musicaux, notamment le zouk. « La biguine, c’est la rampe de lancement de toutes les vagues successives de musiques créoles en Occident. Il se passera la même chose avec le calypso dans les années 1940. Et pourquoi les musiques créoles marchent si bien en Europe ? Parce qu’elles sont toutes un peu européennes, elles ont un petit quelque chose qui est européen, notamment l’harmonie. », analyse Bertrand Dicale. Biguine, zouk, mambo, reggae… Les musiques créoles se sont largement internationalisées. « Toutes ces musiques-là sont des musiques que le monde créole a renvoyé à un de ses territoires d’origine, à son continent d’origine, l’Europe » .
A voir .L’exposition «Traces musicales de l’esclavage. Richesses et silences de la France», Musée de la Sacem.
Lire Plus => Source : France-Musique