Être la voix de ceux qui n’ont pas de voix…
D’après Hortense Volle, de Pan African Music
Par Mo Jodi, le premier album du groupe¹, Pascal Danaë renouait avec Louis Delgrès (1766-1802), héros qui s’est sacrifié au nom du combat contre l’esclavage, et pour la liberté dans les Antilles françaises. Auteur, compositeur, guitariste et chanteur, Pascal Danaë, leader du trio Delgres, a d’abord été membre du groupe franco-brésilien Rivière Noire, avec lequel il a remporté en 2015 la Victoire de la Musique catégorie « Musiques du monde », avant de renouer avec le blues, la guitare dobro et la langue créole – en hommage à sa trisaïeule guadeloupéenne dont il a découvert la lettre d’affranchissement, datant de 1841. Grâce à la figure glorieuse de Delgrès, il retrouvait en 2018 à la sortie de cet album une forme de dignité, lui qui, né en France hexagonale de parents antillais, a souvent eu le sentiment « d’être légèrement sur le côté », un peu « comme un émigré invisible. »
Avec le second volet de son « odyssée Caraïbe », le trio Delgres donne la parole à ceux que l’on n’entend pas, déracinés ou travailleurs invisibles, à travers l’histoire familiale de son leader d’origine guadeloupéenne. Par ce nouvel opus, intitulé 4 AM (« 4 heures du matin » en français, « 4 ed maten » en créole), Pascal Danaë, éternel béret façon Black Panthers vissé sur la tête, poursuit sa quête identitaire, mais en empruntant de nouvelles routes. Une fois encore, le créole des mots se fait manifeste pour aborder des thèmes chers au trio – le déracinement, le racisme, l’aliénation par le travail, l’esclavage moderne, la résilience –, tandis que les instruments, guitares, batterie qui fait parfois croire à un tambour, et soubassophone² à la puissance enivrante, se muent en caisses de résonance des douleurs et des espoirs. Mais cet album se situe dans une époque plus contemporaine et de la sorte se fait plus autobiographique. Nous ne sommes plus en 1802 quand le colonel d’infanterie de l’Armée française Louis Delgrès, en vertu de la devise révolutionnaire « Vivre Libre ou Mourir », préfèrait la mort à la captivité…, mais en 1958, quand le père de Pascal Danaë quitte son île natale à bord du « Colombie » pour rejoindre le port du Havre. Après Delgrès, Pascal Danaë honore, par le prisme de son père, les héros invisibles, « ceux qui se tuent à la tâche pour faire vivre les autres. »
Et si le groupe reste fidèle à sa signature sonore et conserve la même énergie brute, il se permet, pour notre grand plaisir, d’expérimenter des textures différentes. Son blues rock s’aventure ainsi du côté de la pop (« Se mo la ») et du hip-hop (« Lundi, mardi, mercredi ») et, à défaut de pouvoir transpirer dans une salle de concert, on n’a qu’une seule envie : monter le son et pousser les meubles du salon !
Extraits de l’interview, de Pascal Danaë par Hortense Volle, le 27 avril 2021
Extrait 1 : retour à la Guadeloupe
Hortense Volle : Lorsqu’on s’est rencontré pour la première fois, en juin 2018, votre premier album Mo Jodi n’était pas encore sorti, mais vous tourniez déjà depuis 2016 et commenciez, au festival Rio Loco de Toulouse, une gigantesque série de concerts qui allait vous conduire en Guadeloupe. Comment le groupe a-t-il été accueilli chez vous ?
Pascal Danaë : Ce concert, le premier du groupe en Guadeloupe, ça reste un de nos plus beaux souvenirs de tournée à tous les trois. D’autant que l’on jouait à Basse-Terre, à L’Archipel, la Scène nationale et donc à 500 mètres du Fort Delgrès³, là où tout a commencé. Moi je suis arrivé là-bas avec une certaine appréhension : je n’ai pas grandi en Guadeloupe, je vis en France hexagonale et je débarque avec un groupe qui porte le nom de Delgrès ! C’est énorme aux Antilles, c’est un personnage connu et respecté. C’est comme si je débarquais en France et que je m’appelais De Gaulle ! Le concert se termine : les gens sont debout. On sort de scène : les gens restent et chantent « goumé, goumé, goumé… » (« se battre, se battre, sa battre »). On revient, on ressort : les gens sont toujours là, debout en train de chanter « Mr President ». Les gens ne voulaient pas partir. Je ne savais plus comment faire, j’avais la gorge serrée, Rafgee et Baptiste aussi. Ce concert nous a marqués à vie.
Extrait 2 : les nourritures musicales
Hortense Volle : Quelles musiques écoutiez-vous (…) à la maison ?
Pascal Danaë : Beaucoup de kompa et de musiques africaines : Franco et Prince Nico Mbarga surtout. Son titre « Sweet Mother » cartonnait ! Un peu de gwo ka aussi, beaucoup de musiques afro-cubaines (Célia Cruz), de la musique brésilienne, du jazz. Il y avait un éclectisme vraiment fort à la maison, d’autant que mes grandes sœurs écoutaient du rythm and blues (James Brown, Aretha Franklin) et que j’avais un parrain qui était fan de rock anglais !
Extrait 3 : en France face au racisme
Hortense Volle : Vos parents ont-ils jamais évoqué avec vous ce choc culturel que beaucoup d’ultra-marins ont ressenti à leur arrivée (en France) : le fait de sentir, comme le disait Aimé Césaire, non pas « des citoyens à part entière », mais des « citoyens entièrement à part » ?
Pascal Danaë : Alors, c’est certain, mon père – qui a finalement trouvé un emploi d’électricien et travaillait en usine – a eu le droit à son lot de considérations racistes. Mais bon, avoir à faire à un imbécile raciste ou à un autre, il n’y accordait pas plus d’importance. Pour lui, ce qui comptait, c’était le combat de la vie. Je le rejoins là-dessus. Je suis dans le militantisme humain. À mes enfants, je dis : « Méfiez-vous des cons, quelle que soit leur couleur ! »
Hortense Volle : Dans le titre « Se mo la » (« Ces mots-là »), vous imaginez un dialogue entre votre père et l’une de vos sœurs qui, à dix ans, s’est pris – de plein fouet – le racisme de la France de 1958… Votre père lui demande ce qui s’est passé dans la cour de récré, pourquoi elle a pleuré : vous chantez sa réponse : « Non mwen pe pa / Je ne peux pas / Se mo la yo ka brilé kè mwen / Ces mots-là brûlent mon cœur. »
Pascal Danaë : On en a parlé il n’y a pas longtemps avec cette sœur qui a quinze ans de plus que moi. Une femme brillante, très drôle, très forte en gueule. Pas du tout quelqu’un qui va vous faire part de ses problèmes ou qui va se lamenter. Donc pour qu’elle évoque ces années-là et les difficultés qu’elle a eues au début, il faut vraiment rentrer dans une conversation assez “deep”. Et là, elle me l’a dit. Elle m’a raconté qu’à leur arrivée cela avait été super dur et qu’en fait cela avait duré tout au long de sa carrière professionnelle, que jusqu’à sa retraite elle avait ressenti du racisme. Mais voilà, il y a deux manières de réagir à ça : soit on se plaint, soit on prend le taureau par les cornes et on avance. Il faut choisir entre le statut de victime et celui de survivant, de combattant.
Lire aussi le très bel article, inspiré, d’Anna-Laure Lemancel, « L’Odyssée blues de Delgres », paru en 2018 pour la sortie du premier album Mo Jodi : « Delgres ne ressemble à rien de connu. Dès les mesures inaugurales de ce trio, mené par les cordes abrasives et le chant métis du chanteur-auteur-compositeur Pascal Danaë, le créole antillais s’enroule au blues rugueux, les mélodies caribéennes s’entrechoquent aux cailloux des guitares, au rythme frondeur et chaloupé, pour créer cette terra incognita, cette cartographie de l’imaginaire intime, aussi naturelle qu’inattendue (…) »
- Le groupe Delgres est né de la rencontre de Pascal Danae avec le batteur Baptiste Brondy et Rafgee, trompettiste diplômé du Conservatoire de Paris, qui intègre régulièrement avec son soubassophone des orchestres animant des bals antillais.
- Le soubassophone ou sousaphone (souvent abrégé en « souba » ou « sousa ») est un instrument de musique de la famille des cuivres, apparenté au tuba-contrebasse. Les dénominations « soubassophone » et « sousaphone » désignent toutes deux le même instrument.
- Construit en 1650, le Fort Delgrès, anciennement Fort Saint-Charles, devient peu à peu une véritable forteresse pour faire face aux attaques régulières des Anglais. Rebaptisé Fort-Royal en 1759, il sera le siège de violents combats pendant la Révolution puis deviendra la base de la résistance contre l’esclavage, menée par Delgrès au début du 19e siècle. Renommé en son hommage en 1989, le Fort abrite aujourd’hui un musée d’histoire de la Guadeloupe.