Fabrice Nicolino, coauteur d’un livre choc sur l’histoire de l’agrochimie:
Par Eliane PATRIARCA
Il se lit d’une traite. Pourtant c’est un pavé touffu qui parle de pesticides. Mais le récit est si instructif, avec des personnages hauts en couleur et de nombreuses révélations, qu’on ne le lâche pas. L’enquête des auteurs de Pesticides, révélations sur un scandale français le journaliste Fabrice Nicolino, collaborateur du magazine Terre Sauvage et l’enseignant François Veillerette, président du Mouvement pour les droits et le respect des générations futures, association antipesticides permet de comprendre comment la France a basculé, depuis la Libération, dans une agriculture dopée aux pesticides. Les pièces du puzzle s’assemblent peu à peu, pour révéler le réseau qui s’est tissé entre industriels, services de l’Etat, organismes de recherche, syndicats agricoles. Entretien avec Fabrice Nicolino, autour de ce livre sans concessions, qui sort aujourd’hui (1), deux jours avant l’ouverture à Paris du Salon de l’agriculture.
Les pesticides, ça débute comme un conte de fées ?
La chimie de synthèse a d’abord été un miracle. Face à la dévastation des cultures par des champignons, parasites, insectes, ou oiseaux, on parlait de «peste agricole». Les soldats américains débarquent en France lors de la Première Guerre mondiale, et avec eux le doryphore, un coléoptère, parasite de la pomme de terre. Une catastrophe car elle est alors la base de l’alimentation. On est démuni: on ramasse les doryphores à mains nues. Des agronomes se lancent dans le combat mais n’arrivent à rien… A la fin de la guerre, se produit un miracle : l’invention du premier pesticide de synthèse, le DDT, qui a un effet foudroyant sur les ravageurs agricoles. Une promesse de triomphe complet de l’homme sur la nature ! On entre dans une phase d’utilisation massive des molécules de synthèse avec une bonne foi unanime et totale.
Dès lors se met en place ce système qui perdure ?
C’est à partir de 1945 que se bâtit une machine paratotalitaire au service de l’industrie agrochimique. Le pionnier en est Fernand Willaume, ingénieur agronome qui crée des comités où il regroupe tout ce qui compte dans le domaine : sociétés savantes, responsables des services du ministère de l’Agriculture, l’Inra et les industriels de l’agrochimie. En dix ans, de 1945 à 1955, grâce à ces structures incestueuses, l’industrie s’empare de tous les postes de décision et de contrôle.
La fin des années 60 signe la fin de l’innocence…
Il y a d’abord le coup de tonnerre provoqué par le livre de la zoologiste américaine, Rachel Carson ( le Printemps silencieux , 1963) qui révèle les effets destructeurs du DDT sur la faune aquatique et établit un lien entre mort des écosystèmes et utilisation massive des pesticides. Le lobby accuse Carson d’être folle, communiste, agent du KGB… 1963 marque l’entrée dans la complicité consciente.
Le lobby pesticides croise alors celui de l’amiante…
En 1969, une conférence scientifique à Stockholm dénonce les ravages du DDT. Les industriels veulent allumer des contre-feux mais ne savent pas comment faire. En 1970, ils s’adressent au cabinet de relations publiques de Marcel Valtat, l’homme qui créera le Comité pro-amiante, fer de lance du lobby industriel de la fibre cancérogène. Valtat monte une prodigieuse opération de désinformation, un congrès sur les pesticides truqués, financé par l’industrie qui en assure aussi le secrétariat scientifique ! On bascule dans la mauvaise foi généralisée.
Où en est-on aujourd’hui?
Le système perdure et l’industrie se livre à une bagarre défensive. A l’exemple du Forum pour une agriculture raisonnée et respectueuse de l’environnement, créé en 1993. En fait, une farce énorme, une vaste opération de propagande, dont nous révélons qu’elle a été lancée par l’Union des industries de la protection des plantes. L’agriculture raisonnée consiste en un accord avec des paysans qui acceptent de respecter la loi sur l’utilisation des pesticides, donc de ne pas en balancer partout. Quant à la commission d’évaluation de la toxicité des pesticides, pilier du système d’homologation, dont nous révélons que nombre de ses experts avaient partie liée, de façon discrète voire secrète avec les intérêts industriels, elle est en cours de réforme depuis l’an dernier.
C’est l’impasse agricole, écologique, sanitaire : vous ne désespérez pas ?
Je n’ai d’espoir que dans la révolte collective. Sans intervention de la société, le système perdurera.
(1) Ed. Fayard.
http://www.liberation.fr/actualite/terre/238040.FR.php
© Libération 01/03/07