— Par Selim Lander —
Ces filles-là : rafraîchissant
Traiter un thème grave sans jamais se prendre au sérieux : n’est-ce pas le premier secret du théâtre moral ? Car on peut bien parler de « théâtre moral » à propos de cette pièce. Il ne s’agit pas en effet ici de dénoncer les injustices dont seraient victimes une catégorie sociale – comme l’exploitation d’une classe par une autre – auxquelles un changement de politique pourrait remédier, mais de faire prendre conscience d’un travers qui semble inhérent à la nature humaine, à savoir la recherche d’un bouc-émissaire : soit comment « oublier » ses propres travers en désignant un responsable de tous nos maux. Ainsi, en Martinique, on chargera la « caste béké » du péché du chlordécone comme si l’île « toute entière », c’est-à-dire plus précisément les planteurs petits et gros et les élus, avec la complicité des syndicats, ne s’étaient pas entendus pour demander dérogations sur dérogations (ce qui n’exonère évidemment pas une administration structurellement trop complaisante).
Evan Placey s’intéresse à un cas particulier de bouc-émissaire : le souffre-douleur des cours de récréation, ou plutôt la souffre-douleur, en l’occurrence. A l’âge de cinq ans, vingt petites filles font leur entrée à l’école Sainte-Hélène. Elles resteront ensemble jusqu’à la fin du lycée. Enfin toutes sauf une, Scarlett, persécutée dès la première année et, adolescente, lorsqu’une photo d’elle nue circulera sur les réseaux sociaux[i].
La banalité du mal. Certes, et l’argument est tiré d’un cas réel, mais c’est justement l’adresse de l’auteur de nous tenir en haleine jusqu’au bout comme dans une pièce à suspens. La construction est admirable avec des allers-retours constants entre les âges pour les vingt filles, comme entre les générations en réponse à un sujet de devoir portant sur l’histoire de leur famille, côté femmes. Sont ainsi évoquées une mère féministe et même une grand-mère aviatrice. La peinture des garçons est cruelle, aussi brutaux que grossiers, ils ont tout des attardés mentaux. Mais la conclusion ne sauve pas les filles qui semblent finalement devenues « aussi bêtes » qu’eux.
La pièce écrite pour six comédiennes a pu tout aussi bien être mise en scène avec vingt filles sur le plateau. Steffy Glissant[ii] en propose quant à elle une adaptation pour deux comédiennes. Disons tout de suite qu’elle s’est remarquablement tirée d’un exercice difficile. Enchaînant les changements de costumes à vue (coup de chapeau – si l’on ose dire – à Neph-Style pour ces derniers), Steffy Glissant et sa comparse Irène Voyatzis se coulent tour à tour dans la peau des filles aux divers âges et dans celle des autres personnages, y compris des garçons. On admire leur dynamisme et leur engagement. Elles « jouent » au double sens du terme et leur plaisir est communicatif. Ajoutons le couple contrasté qu’elles forment à elles deux, l’une noire et l’autre blonde et blanche, ce qui s’avère d’ailleurs fidèle à une intention de l’auteur puisqu’il est précisé que le recrutement de l’école Sainte-Hélène vise explicitement à mélanger les milieux et les origines.
Musique et lumières discrètes, pas de décor ni de micros ni de vidéo ici, juste deux comédiennes sur un plateau nu : la quintessence du théâtre, le théâtre tel qu’on l’aime, où l’on ne peut tricher ni avec le texte ni avec le jeu. On nous dit que nous avons assisté à une « sortie de résidence », alors prions simplement pour que la forme définitive garde cette pureté désormais si rare.
Enfin, il serait dommage de passer sous silence l’intervention liminaire de Rita Ravier (qui a participé à cette mise en scène collective) en maîtresse d’école invitant le public à s’installer tout en se préparant à écouter sagement comme de bons petits élèves.
26 mars 2021
Moi Cyrilia, gouvernante de Lafcadio Hearn : nostalgique
Si Mémoires d’îles d’Ina Césaire (née en 1942, fille d’Aimé et de Suzanne) est toujours jouée en Martinique (y compris lors du présent festival), ses contes et ses romans sont d’autres témoignages de sa part de ce que fut la Martinique il n’y a pas si longtemps, soit avant le déferlement de la modernité consommatrice. Des textes très distrayants, écrits d’une plume allègre, qui, aujourd’hui, permettent aux anciens de se remémorer les jours d’antan (nécessairement heureux !) et aux autres de mesurer la profondeur de l’écart civilisationnel entre la Martinique d’aujourd’hui et ce qu’elle était il y a seulement quelques décennies.
Les Petites Formes 2021 ont invité Yna Boulangé à présenter sa mise en lecture d’un livre d’I. Césaire dans lequel, prenant prétexte d’un Lafcadio Hearn (1850-1904) avide de découvrir les mœurs martiniquaises, elle offre un recueil de recettes de cuisine, de préceptes, de détails vestimentaires, des renseignements sur la mentalité populaire, la religion. I. Césaire avait en l’occurrence une source directe chez L. Hearn, lequel séjourna à Saint-Pierre en 1888-1889, période pendant laquelle il eut à son service une gouvernante nommé Cyrillia (avec deux l), à laquelle il a consacré le dernier chapitre de ses Contes des tropiques (trad. fr. 1927). On retrouve tel quel dans le texte d’I. Césaire nombre de recettes et d’anecdotes rapportées par L. Hearn.
La lecture proposée par Y. Boulangé a parfaitement rendu compte du livre. Trois comédiens pour trois personnages sont sur le plateau. Anne Alex Psyché interprète Cyrilia (avec un seul l) avec tout le bagout nécessaire : elle est déjà dans le jeu. Gloria Bonheur (la voisine) et Aliou Cissé (L. Hearn) interprètent honnêtement des partitions bien plus restreintes. Enfin Y. Boulangé tient la place (également restreinte) du narrateur.
27 mars 2021
Le Dernier Jour d’un condamné : déroutant
Le Denier Jour d’un condamné est un texte célèbre de Victor Hugo contre la peine de mort, souvent lu en public, également porté sur la scène, par exemple en Martinique, récemment, par William Mesguich. On pouvait donc se demander s’il était opportun de monter aussi tôt ce texte une nouvelle fois. Première perplexité bientôt suivi d’une seconde lorsque le spectacle a débuté. Après un prologue où Hugo s’exprime à la première personne, comme dans son livre, c’est au condamné de s’exprimer et là – surprise ! – on ne reconnaissait rien, ou presque, du texte de Hugo.
Evidemment, les spectateurs qui ne l’ont jamais lu n’ont pas été décontenancés ; ils sont sans doute repartis avec la conviction d’avoir assisté, comme annoncé, à une représentation du Dernier Jour d’un condamné de Hugo, simplement « adapté pour le théâtre » par Alfred Alexandre. En réalité il s’agit de tout autre chose que d’une adaptation, d’une reconstruction. Car Alexandre a voulu créer un nouveau personnage. Chez Hugo le condamné est un homme ordinaire. On ne sait rien de son crime sinon qu’il a existé, qu’il n’est pas victime d’une erreur judiciaire. Il apparaît comme un homme ordinaire entraîné par des circonstances que nous ignorons à commettre un crime ordinaire. Le personnage d’Alexandre est, au contraire, un homme important – un général – qui a comploté contre le pouvoir et refusé de se repentir, un révolutionnaire. Importe à Alexandre, au fond, moins la condamnation de la peine de mort que l’exaltation de la révolte contre un pouvoir décrété injuste.
On ne peut, évidemment, qu’accepter ce changement complet de perspective – qui, du coup, justifie l’existence d’un nouvelle pièce – et que faire abstraction de ce à quoi l’on pouvait s’attendre, pour juger du résultat d’une telle réécriture. Alexandre et le metteur en scène José Exélix ont recours aux procédés d’un théâtre actuel dans lequel le spectacle devient essentiel, en mobilisant la vidéo, l’amplification sonore, la danse, et naturellement – car cela n’est en rien l’apanage de ce théâtre – la musique et un éclairage sophistiqué. Ainsi voit-on apparaître parmi les personnes qui ont contribué au spectacle un chorégraphe (Pascal Séraline), un créateur visuel (Dominique Guesdon) et un monteur sonore (Marc Escavis) à côté de Manuel Césaire pour la création musicale.
« Trop n’a jamais manqué », disent les marins. On ne contestera pas ici la démarche, pas plus d’ailleurs que son résultat. Cette équipe a fabriqué un objet théâtral assez fascinant, puissamment servi par l’interprète, Dominik Bernard qu’il n’est plus besoin de présenter. Tout au plus pourra-t-on objecter – mais n’est-ce pas le risque inhérent à ce genre de théâtre ? – que le propos disparaît un peu derrière la forme, qu’on est davantage attentif au jeu physique du comédien qu’au discours.
27 mars 2021
Le festival des Petites Formes 2021 organisé par Tropiques Atrium a également programmé Mémoires d’îles d’Ina Césaire, Sale(s) Bête(s) de Guillaume Malasné et Rodolphe Delarue, Moi dispositif Vénus d’Adeline Flaun et Cyclones de Daniely Francisque dont Madinin’Art a rendu compte par ailleurs.
[i] Relevé cette perle dans le texte à propos du dévergondage sexuel, réel ou supposé, de Scarlett : « Ma grand-mère disait, ‘une clef qui ouvre de nombreuses portes est une bonne clef ; une serrure qui se laisse ouvrir par de nombreuses clefs n’est pas une bonne serrure’ ».
[ii] Que nous avions déjà remarquée comme interprète dans Le Monstre d’Agota Kristof mis en scène par Guillaume Malasmé.