Mardi 9 mars à 16H, salle Frantz Fanon. Un documentaire instructif autant qu’émouvant, pour tous les amoureux des femmes et du cinéma !
– par Janine Bailly –
Be Natural, l’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché (États-Unis, 2018, 1h42) ressuscite une figure de femme encore trop souvent méconnue, et dont l’œuvre, comme si on l’avait voulu maintenir prisonnière dans l’ombre des hommes, a trop longtemps été occultée.
Alice Guy, la Française qui débuta comme secrétaire chez Gaumont avant d’en devenir la directrice artistique, s’étant un jour emparée d’une caméra a écrit et réalisé le premier film narratif de l’histoire du cinéma. Pionnière audacieuse, d’abord reconnue puis longtemps ignorée, elle sort aujourd’hui de l’ombre grâce à ce documentaire de Pamela B.Green.
Alice Guy, jeune et jolie femme, qui dans un monde d’hommes avait su s’imposer, sans craindre d’innover ni de battre en brèche les tabous et injonctions de son époque, celles faites à son sexe plus particulièrement… Dans un court-métrage de sept minutes, intitulé Les Résultats du féminisme, que peut-on voir en effet ? Des hommes qui se fardent, paradent dans leurs beaux habits, s’occupent des tâches ménagères , du repassage et des enfants, pendant que les femmes, au café, boivent, fument et draguent, volant même au secours d’un pauvre garçon qui se fait importuner… Et la scène se passe en 1906 !
Comment se peut-il qu’un film aussi précurseur ne soit pas universellement connu, au même titre que ceux des frères Lumière, de George Méliès ou de Louis Feuillade ? Par quel sortilège une cinéaste louée de son vivant par Hitchcock et Eisenstein est-elle sortie de l’histoire officielle du cinéma ? La réponse tient sans doute au sort inique trop souvent réservé – par ignorance, par misogynie ? – aux femmes artistes, à plus forte raison si elles sont cinéastes…
Alice Guy (1873-1968) fut la première réalisatrice de l’histoire. Elle a signé un millier de films, dont le premier, La Fée aux choux, date de 1896, quelques mois seulement après la naissance du cinéma. Alors âgée de 23 ans, sténographe au sein de la toute nouvelle “Léon Gaumont Compagnie”, elle avait assisté à une projection privée de La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, aux côtés de son patron et ami Léon Gaumont. Ce dernier, fasciné par cette nouvelle technologie, que personne n’aurait alors eu la présence d’esprit d’appeler art, allait sans plus tarder se lancer dans la fabrication et la commercialisation de caméras et de projecteurs. Et c’est Alice Guy qui eut l’idée de tourner des petits films promotionnels, saynètes comiques d’une minute à peine, afin de montrer aux clients les possibilités de leur future acquisition. Mais elle n’eut le droit de s’adonner à cette activité « qu’en dehors de ses heures de travail », et en ce qui concerne la signature, rien d’autre que les initiales de son producteur, L. G !
Si encore elle s’était arrêtée là, on pourrait concevoir que sa singularité fût passée sous les radars. Mais après cet essai, Alice Guy ne cessa d’expérimenter ce nouveau médium, qui la passionnait. Entre 1898 et 1906, elle réalise une ambitieuse Vie du Christ de 35 minutes, le tout premier péplum de l’histoire. Entre 1902 et 1906, pionnière du cinéma parlant, elle associe des images animées et du son pré-enregistré. Elle vient d’inventer les “phonoscènes”, appellation donnée par l’industriel Léon Gaumont à ces films synchronisés à des enregistrements phonographiques. C’est ainsi que seront conservées les prestations de chanteurs d’opéra et de chanteurs populaires, comme Félix Mayol ou Dranem. C’est encore à Alice Guy que l’on doit le premier “making-of” d’un film : Alice tourne une phonoscène.
En tant que directrice artistique de Gaumont jusqu’en 1907, elle embauche et supervise les premiers films de Ferdinand Zecca ou Louis Feuillade. Puis elle suit son mari, Herbert Blaché, à New York et y fonde avec lui, en 1910, les studios Solax. Mais divorcée et ruinée par les imprudences de son époux, les studios endettés ayant par ailleurs été victimes d’un incendie, elle est contrainte de rentrer en France au début des années 1920. Dès lors, elle ne touchera plus jamais de caméra, et sombrera peu à peu dans l’oubli, y compris celui des historiens du cinéma qui la négligent, quand ils n’attribuent pas ses films à d’autres ! Tenace, secondée par l’une de ses filles, elle ne cessera toutefois de se battre, durant sa longue vie – elle meurt en 1968 à l’âge de 94 ans – pour que soit reconnu son travail. Et c’est cette petite flamme entêtée et courageuse que Pamela B. Green réveille, qui nous parvient et qu’il convient désormais de faire vivre. Pour réaliser son documentaire, la cinéaste a pendant huit ans réuni témoignages, extraits de films et interviews. C’est à partir de ce fonds d’archives exceptionnel, et accompagnée de l’historienne britannique Joan Simon, qu’elle prépare un nouveau long-métrage sur Alice, en forme de biopic.
Ce film-là, Be Natural (« Soyez naturel »), déjà réalisé, – et le titre n’est autre que l’adage inscrit au fronton de ses studios Solax – , allie et fait alterner merveilleusement les séquences où s’expriment familles, amis et gens de cinéma, les extraits des films retrouvés, le récit de deux vies à la fois unies et parallèles – celle d’Alice, celle de son conjoint –, les interviews donnés par Alice elle-même, aussi bien qu’un aperçu des évolutions techniques qui ont mené au cinéma tel que nous le connaissons aujourd’hui. Un documentaire alerte, en forme d’enquête, qui pose des questions et tente de les résoudre de façon intelligente, humaine et objective.
Alice Guy, qui s’était amusée des normes genrées et du sexisme dans certains de ses films – Madame a des envies, ou Les résultats du féminisme –, subira les effets dévastateurs du patriarcat, et sera ignorée de presque tous. Aujourd’hui, certains tentent de réhabiliter sa figure de pionnière, comme la critique Iris Brey, auteur en 2020 de l’ouvrage Le Regard féminin-révolution à l’écran. Le réalisateur Jean-Jacques Annaud a également pour projet de mettre en images l’ouvrage d’Emmanuelle Gaume, Alice Guy, la première femme cinéaste de l’histoire, publié en 2015 aux éditions Plon : « C’est l’histoire du destin fulgurant d’une extraordinaire jeune femme, rapidement devenue célèbre et oubliée tout aussi rapidement (…) Après m’être familiarisé avec cette pionnière si importante dans l’évolution de notre société, je souhaite la sortir de l’oubli dans lequel elle est tombée. Raconter son histoire est également pour moi une manière incroyable de rendre hommage à mon métier ».
En 2018, le prix Alice Guy a été créé pour récompenser le meilleur film français ou francophone réalisé par une femme.
Sources : le site France-Inter, et le magazine Les Inrocks, où Rose Baldous et Jacky Goldberg nous parlent d’Alice (mars 2020 et janvier 2021)
Fort-de-France, le 5 mars 2021