— Par Gerry L’Étang —
Alors qu’approche la mère des batailles politiques martiniquaises : l’élection dans quelques mois (juin ?) de l’assemblée et de l’exécutif de la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), il est plus urgent que jamais d’intégrer dans le débat politique le problème principal, démographique, auquel se trouve affronté le pays.
L’INSÉÉ établissait qu’au 1er janvier 2017, il y avait 372 594 habitants en Martinique. Cet organisme estimait que deux ans plus tard, soit au 1er janvier 2019, il n’y avait plus que 363 480 habitants dans l’île, et qu’en dix ans, cette dernière avait perdu en moyenne 3 300 habitants par an (avec une accélération les dernières années), soit une baisse annuelle de 0,8% de sa population.
Les perspectives sont encore plus sombres. Le site PopulationData.net, qui recense les données démographiques mondiales, estime qu’au 1er janvier 2021, l’île n’a plus que 355 094 habitants et que leur diminution est désormais de 1,03% par an. Et selon les projections des Nations Unies, la Martinique comptera dans trente ans, en 2050 donc, 300 000 habitants. A ce compte, on peut craindre que le pays ne perde dans moins d’un siècle l’intégralité de sa population. Cette prévision est sans doute excessivement pessimiste. Elle n’est pas moins symptomatique de ce qui est devenu le problème vital de la Martinique : sa déliquescence démographique.
Les causes de cette faillite sont, on le sait, multiples. Il s’agit d’abord du départ massif des jeunes : 4 500 par an, dont la grande majorité ne revient pas. En raison des formations dont une partie d’entre eux bénéficie sur place ou ailleurs et qui n’ont jamais été aussi poussées, ces jeunes ne peuvent se satisfaire des revenus dérisoires que leur propose une société en crise économique. Qui peut se contenter d’un premier salaire de 1 200 euros quand on a suivi 5 ou 6 années d’études pour décrocher un diplôme d’ingénieur, de master, voire 8 à 10 ans pour un doctorat ?
A côté de ces diplômés insatisfaits de l’offre salariale (si tant est qu’elle leur soit offerte), s’ajoute la cohorte des peu ou non diplômés à qui on ne propose rien et qui ne trouvent d’issue que dans l’échappée hors du pays.
Ces départs sont généralement définitifs, à part des exceptions individuelles ou retours furtifs. Qu’on se rappelle l’exil des dizaines de milliers de Martiniquais en-allés en France avec le BUMIDOM dans les années 1960-70, lors de la fermeture des habitations cannières. Ils quittaient le pays avec, chevillé au cœur, un projet de retour qu’on a compris qu’ils ne concrétiseraient jamais lorsqu’ils commencèrent à acheter, dans les années 1990, des concessions dans les cimetières d’Île-de-France. L’élévation de leur niveau de vie au sein d’un pays d’accueil devenu, à la longue, un peu le leur, et d’emblée celui de leurs enfants, leur attachement à ces derniers, les liens qui se tissent, d’autres qui se délitent, la difficulté à se réinsérer en Martinique, la vie qui passe, sont autant de raisons qui expliquent qu’ils soient demeurés là-bas. Ces mêmes motifs expliqueront que ceux qui partent aujourd’hui ne reviendront pour la plupart jamais.
Qu’on se rappelle également les échecs des tentatives, fussent-elles timides, de ramener opéyi certains de ceux qui l’avaient quitté. Le différentiel économique structurel entre sociétés d’origine et d’installation, a produit ces revers.
Par ailleurs, la dépopulation de la Martinique est aussi la conséquence d’une baisse de la natalité. Alors que l’indice de fécondité de l’île était encore de 2,1 en 2008, soit au niveau du renouvellement de la population (2,1 enfants par femme), il est de 1,95 en 2019.
Dans tous les pays, la progression du niveau de vie entraîne mécaniquement une diminution de la natalité, avec des variations en fonction des politiques natalistes menées. La montée du niveau de vie est en outre généralement corrélée à une meilleure prise en charge des personnes âgées (aides au maintien à domicile, maisons de retraite, etc.), laquelle permet de sécuriser l’avenir de parents alors moins hantés par la nécessité d’enfanter pour protéger leur vieillesse. Par ailleurs, les avancées scientifiques, contraceptives ou abortives, assurent plus aisément le contrôle de la reproduction. En sus, l’affirmation du droit, du choix des femmes, leur donne davantage d’autonomie par rapport à l’enfantement. Enfin, la réduction du temps que les femmes peuvent consacrer à la procréation du fait de l’allongement des durées d’études et d’insertion professionnelle, limite la reproduction.
La Martinique vit tous ces processus, avec en plus, la diminution du nombre de femmes en âge de se reproduire en raison de l’exil des jeunes, et le déséquilibre des sexes : 115,5 femmes pour 100 hommes.
Mais la donnée démographique la plus inquiétante est le vieillissement de la population martiniquaise. Ce vieillissement, qui s’explique, d’une part, par l’accroissement de l’espérance de vie (comparable aujourd’hui à celle de la France), et d’autre part, par la fuite des jeunes, est exponentiel. Alors que la proportion des plus de 60 ans était de 24,2% en 2014, elle sera de 40% en 2030. Et l’île aura perdu, entre 2010 et 2030, 17,3% de ses actifs.
Alors que faire ? Il importe, dans l’immédiat, d’arrêter les expulsions de clandestins de Martinique. Dans un pays à la déperdition démographique aussi criante, cette pratique est inadmissible, totalement contre-productive. Mais c’est bien sûr insuffisant. La véritable solution consiste en un appel à l’immigration. Tous les exemples convergent vers cette issue. Des pays autrement avantagés que la Martinique ont tenté en pure perte d’autres solutions.
Ainsi, le Québec, après l’effondrement de sa natalité en 1970, quand le nombre d’enfants par femme tomba en dessous du seuil de renouvellement des générations, essaya une politique nataliste volontariste. Il s’appuya sur un précédent historique : la « Revanche des berceaux », qui consista dans l’effort des Canadiens-français à rester majoritaires en dépit de la défaite infligée par les Anglais, l’expulsion des Acadiens, l’invasion des colons anglophones. La Canadienne francophone faisait alors en moyenne 14 enfants. Fort de cette expérience passée, le Québec espéra répondre au nouveau défi par une politique nataliste déterminée. En vain. Le taux de fécondité des Québécoises est aujourd’hui en dessous de 1,6 et la province ne parvient à assurer sa régénération démographique qu’en intégrant 50 000 immigrants en moyenne par an.
En Allemagne, l’indice de fécondité est encore plus bas qu’au Québec : 1,46. Et là encore, le pays ne résout son déficit démographique qu’à travers l’immigration. C’est ainsi qu’il a accueilli en 2015, 1 million de Syriens fuyant la guerre.
Le problème se pose aussi pour la France, où le taux de fécondité est de 1,84. Et malgré que le débat sur l’immigration y soit houleux, elle reçoit 250 000 migrants légaux en moyenne chaque année.
La Martinique n’est pas une terre d’immigration. Elle ne compte que 2,6% d’immigrés quand la France en compte 9,9% et la Guadeloupe 5% Cette différence d’avec la Guadeloupe s’explique probablement par la configuration archipélique de cette dernière, laquelle permet un accès plus aisé à l’immigration clandestine qui, lorsqu’elle échappe à l’expulsion, finit à terme par se muer en immigration légale.
A cet égard, quand en 2017 le cyclone Maria dévasta la Dominique, entraînant le départ de milliers d’habitants vers, notamment, les États-Unis, s’imposa la nécessité de reconstruire voire de repeupler le pays. A cette fin, le gouvernement dominiquais supprima en 2018 l’obligation de visa pour l’entrée en Dominique des Haïtiens. Nombre de ceux-ci prirent alors la direction de l’île, et quand, en 2019, le gouvernement jugea l’objectif atteint, il rétablit l’exigence de visa pour les ressortissants d’Haïti, mettant du même coup un terme à leur arrivée. Ils sont toutefois plus de 7 000, soit 10% de la population, à demeurer en Dominique, où ils contribuent à l’économie du pays, particulièrement dans l’agriculture et la construction. Mais pour certains de ces arrivants haïtiens, la Dominique ne représentait qu’un lieu de transit vers le « continent » guadeloupéen, qu’ils atteignaient après avoir rejoint nuitamment Marie-Galante.
L’irrigation ancienne et continue de clandestins caribéens a limité un peu le dommage démographique en Guadeloupe, qui, s’il est également gravissime, reste moins tragique qu’en Martinique, notamment sur le plan de la fécondité (2,1 en Guadeloupe).
A l’instar des exemples québécois, allemands, français, autres, la Martinique doit accepter, doit obtenir de sa tutelle française, d’accueillir un nombre important d’immigrés. Et moyennant l’adhésion d’une majorité de Martiniquais à ce projet, nul doute qu’elle l’obtiendra. Car si tous les pays développés ont recours, bon gré, mal gré, à l’immigration pour faire face à leur dépeuplement, comment la Martinique pourrait-elle l’éviter ? Quelles seraient les autres solutions que personne n’a trouvées ?
C’est que la Martinique est devenue, si l’on se fie à son niveau de vie, un pays développé et en présente toutes les failles. Pire, elle allie développement et mirage économique. Car son développement est en trompe-l’œil. Dans un espace où l’on produit non pas de la richesse mais de l’illusion (soit du tourisme, de la banane, du sucre, du rhum subventionnés), ce « développement » ne repose en fait que sur l’injection (depuis l’affaissement du complexe cannier) de transferts financiers en provenance de France. Au point que le niveau de vie du Martiniquais, du « bénéficiaire » du RSA au producteur de bananes, du fonctionnaire au commerçant, n’est assuré que par deux choses : 1) le montant qu’il perçoit, directement ou indirectement de la France ; 2) sa capacité à produire de la plus-value à partir de cet argent. Étant entendu qu’il est plus aisé pour un exportateur de bananes que pour un « RSAiste » de réaliser de la plus-value.
Ce contexte délétère amplifie la dégradation démographique martiniquaise. Comme toute société développée, la Martinique est confrontée au vieillissement et à la dénatalité. Mais comme son développement est illusoire, elle est en plus incapable de donner du travail ou des emplois suffisamment payés à ses enfants, qui s’en vont. Et même si le développement véritable du pays, attendu kon lespwa mal-papay depuis la fin du système plantationnaire, advenait enfin et lui permettait de retenir les siens, il ne règlerait qu’une partie du problème : resteraient le vieillissement et la dénatalité, liés au développement même. L’immigration est donc incontournable.
Mais qui accueillir ? Dans la logique migratoire, il ne peut s’agir que d’individus dont les sociétés de départ sont plus en crise que la Martinique, ou de personnes issues d’espaces divers mais ayant en commun d’être plus en souffrance que les plus anchien des Martiniquais. Et donc de gens susceptibles d’accepter, au moins dans un premier temps, des rémunérations et emplois que les locaux refusent.
C’est d’ailleurs ainsi que s’est constituée une partie du peuplement du pays. A l’exception des esclaves en effet, les engagés français, les contractuels indiens ou chinois, les Congos, les colporteurs syriens, bref, tous ceux qui s’installèrent plus ou moins volontairement à la Martinique, étaient en rupture avec leur milieu d’origine. Ces réprouvés voyaient dans l’abandon de ce milieu leur seule échappatoire, malgré qu’à l’époque, partir, c’était mourir beaucoup. Et ceux d’entre eux dont on organisa l’arrivée après l’abolition, acceptèrent des rémunérations que les nouveaux libres refusaient (les Syriens qui vinrent d’eux-mêmes, n’étaient pas des salariés). Arrivèrent bien après, parfois clandestinement, des Haïtiens et des Saint-Luciens.
Les contre-exemples récents sont les arrivants métropolitains, qui ne sont pas des immigrés. Relativement nombreux ces dernières décennies, leur établissement est souvent temporaire. A ceux-là s’ajoutent, dans une moindre mesure, de nouveaux ressortissants chinois. Ces dernières migrations ont été insuffisantes pour pallier l’étiolement démographique de l’île, qui serait cependant plus aigu si elles n’avaient eu lieu.
Aujourd’hui comme hier, le pays ne peut accueillir massivement que des exclus. L’île est insuffisamment séduisante, économiquement parlant, pour attirer en grand nombre des « cerveaux ». A preuve, ses cerveaux la quittent. Et les cerveaux haïtiens par exemple, quand ils ont un projet migratoire, ne pensent aucunement à la Martinique. Ils envisagent principalement l’Amérique du Nord, laquelle leur offre davantage de possibilités d’élévation sociale. A tel point qu’aujourd’hui en Haïti, l’idéal marital des jeunes filles est désormais le diaspora enrichi de New York, Miami ou Montréal.
Ce sont donc des milliers de jeunes haïtiens, indiens, syriens, chinois, etc. qu’il faudrait accueillir progressivement, durablement en Martinique, dans le cadre d’un processus organisé, prévoyant des structures de logement, de formation, d’insertion. Ils représenteront un sang neuf qui permettra la régénération populationnelle du pays. Et culturellement, ils produiront peut-être une nouvelle créolisation.
Certes, beaucoup de ces nouveaux venus repartiront chez eux ou s’en iront ailleurs. L’exemple guyanais montre, chez les familles haïtiennes voire surinamaises les plus anciennement installées, la tendance à une migration secondaire vers la France ou les Pays-Bas, une fois la nationalité française obtenue. Mais comme en Guyane, beaucoup d’autres resteront. Ils seront les nouveaux Martiniquais.
Les modalités de cette affaire doivent être débattues démocratiquement. L’élection prochaine à la CTM est le moment adéquat pour cette discussion. C’est maintenant que sont confrontées les propositions, que s’élabore le projet martiniquais pour les six ans à venir.
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