— Par Raphaël Adjobi —
A ma connaissance, l’éducation des enfants blancs dans les colonies est un sujet jamais étudié par les historiens. Par exemple, aucun historien français ne s’est intéressé à la vie que menaient les émissaires des royaumes européens, administrateurs des nombreux forts servant de prisons aux captifs africains avant leur déportation vers les Amériques. Une étude aurait montré comment étaient élevés leurs enfants dans ce cadre. On ignore tout de ces hommes – jamais des femmes ? – jusqu’à leur nom. Alors que le seul Noir qui a géré un « barracon » – de très moindre importance qu’un fort – sur la côte de Guinée est connu : il s’agit du Brésilien métis Chacha. Rien non plus sur la vie de famille des colons européens dans les Amériques. Or, il nous semble important d’aborder ce thème pour bien comprendre comment le système esclavagiste du « colonat » – ou d’occupation d’une terre étrangère et son exploitation par un peuple pour son profit personnel – a pu se perpétuer durant des siècles. En effet, savoir comment on éduque un colon – pour ne pas dire comment on le fabrique – c’est étudier un élément clef du mécanisme de la domination de l’homme blanc qui, depuis qu’il a quitté l’Europe pour s’implanter sous d’autres cieux, ne s’est jamais intégré aux populations locales. Jouissant de la supériorité que lui conférait la force des armes à feu, il n’a jamais envisagé sa relation avec l’Autre qu’à la seule mesure des canons. Etat de chose qui a abouti à cette réalité sociale partout où l’Européen s’est établi : « deux peuples différents, deux mondes vivent près d’un siècle l’un à côté de l’autre sans vraiment se rencontrer » (Emmanuel Dongala, Le feu des origines).
Avant d’aller plus loin, disons tout de suite qu’il y a deux principes fondateurs de la vie coloniale : 1) ne jamais s’intégrer aux autres, dits sauvages, du fait évidemment de la supériorité de sa « race » ; la carnation différente des peuples d’Europe étant synonyme de la raison s’oppose aux autres carnations renvoyant à la nature, donc à la sauvagerie. 2) chercher constamment les moyens de maintenir sa domination en la rendant incontestable.
Reconnaissons cependant qu’il y a une réelle difficulté, depuis les siècles passés, à trouver des récits sur la vie des colons. De toute évidence, les historiens d’hier et d’aujourd’hui sont plus attachés à leur travail de cabinet plutôt qu’à prêter attention à ce qui se dit autour d’eux. Or, souvent, la vérité de l’histoire n’est pas dans les récits officiels mais dans la vie des hommes. Au XVIIIe siècle, Condorcet conseillait à ceux de ses contemporains qui voulaient avoir une idée de ce qui se passait dans nos territoires des Amériques de ne pas interroger les colons sur leur mode de vie avec les esclaves qui les environnaient. « Faites-vous la violence de vous taire, disait-il, […] alors vous entendrez d’eux la vérité. Ils vous raconteront sans y penser, ce qu’ils n’auraient osé vous répondre » (Réflexions sur l’esclavage des nègres, note du ch. XII, Flammarion 2009). Le lecteur comprend donc que seules la patience et la persévérance dans la quête des traces laissées çà et là nous ont permis d’avoir un tableau de l’éducation des jeunes colons. En effet, les marques des soins pris à les former se retrouvent dans de nombreux romans et essais. Il suffit donc de prêter attention à ces écrits pour être éclairé sur le sujet.
Il y a un point commun entre la structure éducative de l’enfant blanc des colonies du XVIe siècle au XXe siècle. Durant tous ces siècles, les enfants étaient élevés par des esclaves ou domestiques noires. Et c’est ce caractère commun qui semble expliquer la permanence de la dureté des sentiments aussi bien que les valeurs ou les comportements que les parents exigent de leur progéniture au fur et à mesure qu’elle avance en âge. Nous pensons donc que pour mieux comprendre l’éducation du jeune colon, il convient d’avoir à l’esprit la catégorie de la population européenne qui s’installait dans les colonies pour y prendre racine.
Les caractéristiques de la population coloniale
Si des indésirables ont été envoyés en Australie et ailleurs pour préserver la pureté de la race blanche en Europe à l’heure où l’eugénisme y faisait fureur, très souvent c’était la volonté de chaque royaume de s’approprier des territoires lointains qui l’a poussé à encourager l’installation de ses populations pauvres sur ces terres. Constituer des colonies, c’est aussi concrètement indiquer aux autres royaumes la marque de sa présence, donc le signe que le territoire vous appartient. Le discours de Victor Hugo à l’adresse des Français en mai 1879 au banquet anniversaire de l’abolition de l’esclavage en France en est un très bel exemple. « Versez votre trop-plein dans cette Afrique, leur dit-il, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires ». Et dans les colonies des Amériques vouées à l’esclavage depuis le XVIe siècle, outre les aventuriers en quête de fortune rapide, ce sont également des familles pauvres qui acceptaient de gérer les plantations pour le compte des nobles et des riches bourgeois. « D’ailleurs, dit Condorcet, les habitations sont gouvernées par des procureurs, espèces d’hommes qui vont chercher la fortune hors de l’Europe, ou parce que toutes les voies honnêtes d’y trouver de l’emploi leur sont fermées, ou parce que leur avidité insatiable n’a pas pu se contenter d’une fortune bornée. C’est donc à la lie de nations déjà très corrompues, que les nègres sont abandonnés » (Réflexions sur l’esclavage des nègres, Ch. XII.). Ce sont donc presque tous des gens quelque peu lettrés – qui savent lire et écrire – et de moralité douteuse qui avaient la gérance des plantations des colonies. Et parce que « moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête » (André Gide, Voyage au Congo), il fallait s’attendre à ce que la volonté de puissance du colon soit plus aiguë et déraisonnable que chez le négrier-financier de la métropole. A cela, il faut ajouter le fait que jusqu’au XVIIIe siècle, les colons étaient presque partout minoritaires par rapport à la population servile et étaient donc animés d’un profond sentiment d’insécurité permanente. Et ce sentiment justifie la présence de deux autres catégories de la population européenne largement illettrée et inculte : les soldats des royaumes et les milices des planteurs. En effet, on ne peut passer sous silence la présence des militaires que les royaumes destinaient à la protection de leurs colonies à la fois contre les autres puissances et et aussi pour réprimer les éventuelles rébellions serviles. Enfin, « la surveillance du territoire et la poursuite des marrons (esclaves fugitifs) exigent la mobilisation coûteuse de milices de Blancs » (Aline Helg – Plus jamais esclaves, éd. La découverte, 2016) à la solde des colons.
Sur les gravures que les artistes européens ont léguées à la postérité, on constate que ce sont presque toujours des esclaves noirs qui sont chargés d’infliger les supplices à l’esclave à punir. Cette popularisation de l’esclave bourreau à un objectif clair : montrer la sauvagerie de l’homme noir. Et pourtant, les nombreuses plaintes enregistrées dans les colonies visent les maîtres blancs et leurs milices blanches dont les fameux chasseurs d’esclaves marrons. Ces bourreaux blancs, presque absents dans l’iconographie de l’esclavage, sont omniprésent dans les récits des voyageurs et les comptes rendus des tribunaux.
L’éducation à la violence
Mais une chose est indéniable : partout dans les colonies, la proximité des Blancs avec les Noirs était permanente puisque les domestiques étaient quotidiennement sous les toits de leurs maîtres. Ainsi, depuis la naissance de l’enfant blanc jusqu’à son adolescence, et souvent même jusqu’à son mariage – pour les filles – une personne noire était attachée à son service. Si la domestique noire avait un enfant, celui-ci était élevé en compagnie de l’enfant blanc et lui servait de compagnon ou de compagne de jeu en grandissant. De nombreux écrivains ont fait de cette intimité des enfants blancs et noirs grandissant ensemble dans un cadre colonial un sujet de roman. Nous pouvons citer Philida d’André Brink, Les montagnes bleues de Philippe Vidal, et Un autre tambour de William Melvin Kelley. Il est à remarquer que ces amitiés d’enfance se sont presque toujours mal terminées. Et cela n’est pas étonnant parce que partout minoritaires, les Blancs tenaient à la perpétuation de leur pouvoir et donc à l’esprit sécuritaire qui les animait ainsi qu’aux techniques de leur domination sur les Noirs.
Dans ses Réflexions sur l’esclavage des nègres, publié en 1781 sous le pseudonyme de Joachim Schwartz – un soi-disant pasteur biennois (Suisse) – Condorcet explique de façon très claire l’état d’esprit des colons qui dirigeait l’éducation des filles, des garçons, et même des épouses : « Souvent les nègres sont mis à la torture en présence des femmes et des filles des colons, qui assistent paisiblement à ce spectacle, pour se former dans l’art de faire valoir les habitations (les plantations) ». Et il ajoute : « la jeune Américaine assiste à ces supplices ; elle y préside quelquefois : on veut l’accoutumer de bonne heure à entendre sans frémir les hurlements des malheureux : on semble craindre qu’un jour sa pitié ne tente de désarmer le coeur de son époux ». Comme l’assure Jean-Paul Doguet dans son étude critique de cette œuvre de l’auteur, c’était effectivement un usage attesté chez les planteurs de faire assister épouses et enfants aux supplices d’esclaves, pour se prémunir du danger que représenterait une certaine sensibilité féminine et enfantine. Donc « les Blancs se permettent de tuer les marrons, comme on tue des bêtes fauves. […] Plus d’une fois on en a fait brûler dans des fours. […] Ces actions infâmes ne les déshonorent point entre eux, ils osent les avouer, ils s’en vantent, et ils reviennent tranquillement en Europe parler d’humanité, d’honneur et de vertu ». Cette absence de scrupule à donner publiquement la mort aux Noirs devant femmes et enfants s’exprimera par des photographies que les familles blanches échangeront à travers l’Europe du milieu du XIXe siècle jusque dans les années 1950.
Il y a un aspect de cette éducation coloniale qui, apparu tardivement, mérite de retenir l’attention de toutes les familles de ce XXIe siècle : la relation entre l’enfant colon et sa poupée. Bien sûr, jouer à la poupée fait partie de toutes les cultures humaines. Il est seulement à noter qu’entre le XVIe et le milieu du XIXe siècles, les enfants noirs n’ont jamais connu cette complicité avec cet objet qu’on humanise au gré de son imagination ; l’une des spécificités de l’esclavage des Noirs dans les Amériques étant l’absence de cellule familiale sur une longue durée – particulièrement dans les colonies françaises, anglaises et hollandaises où le rachat de la liberté est chose exceptionnelle. Seuls des esclaves des colonies portugaises et espagnoles ainsi que les marrons ayant fui cette condition ont pu jouir d’une vie de famille devenue un privilège aux yeux des colons européens des Amériques. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que c’est seulement au milieu du XIXe siècle – vers 1848 – que sont apparues les premières poupées noires. Et elles ne seront fabriquées en série qu’à la fin des années 1960. Quant à l’enfant du colon, ont peut aisément croire qu’il a toujours tenu une poupée dans ses bras ; poupée souvent fabriquée par des domestiques noires. Mais voilà qu’au XIXe siècle, apparaît dans les sociétés d’Amérique du Nord une pratique qui vient compléter l’éducation de l’enfant colon.
On note en effet que dans cette Amérique où le racisme et la ségrégation ont été longtemps érigés en principe social, au XIXe et au XXe siècles, les Blancs avaient coutume d’offrir à leurs enfants des poupées noires afin qu’ils apprennent à « les mutiler, les égorger, les couper entre les jambes, et aller jusqu’à les pendre ou les brûler » (Britt Bennett, Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs, édit. Autrement, 2018). Comme le disait si bien Bernstein, «l’amour et la violence n’étaient pas antinomiques, mais fréquemment interdépendants» (cité par Britt Bennett, idem). Cette pratique était même très vite devenue une mode et s’était diversifiée à travers tout le territoire américain : des poupées noires à abattre avec des balles de base-ball dans les foires, des effigies de bébés noirs servant d’appâts aux alligators, des publicités vantant les «poupées de chiffon Nigger» qui supportent bien la maltraitance…. Oui, il y a de la créativité dans la cruauté raciste !
Il est donc clair que de même qu’à l’époque de l’esclavage les Blancs dressaient des chiens spécialement pour s’attaquer aux Noirs et les mettre à mort, de même au XIXe et au XXe siècles ils apprenaient à leurs enfants à mépriser les corps noirs afin de passer plus aisément à leur mutilation ou leur mise à mort. Raison pour laquelle n’importe quel Blanc qui tue un Noir dit toujours : « je croyais bien faire ».
Quand de génération en génération on a été éduqué dans la haine du Noir, quand de génération en génération on a été éduqué à participer gaiement à des parties de chasse au nègre le dimanche après le culte, quand depuis l’enfance on a été éduqué à assister à des flagellations et à des pendaisons, quand on a appris à mutiler, égorger et pendre des poupées noires, à l’heure de la démocratie que fait-on de tout ce bagage culturel que l’on aimerait voir se perpétuer ? Eh bien, on s’engage dans la police pour accomplir légalement ce qui est interdit aux citoyens ordinaires. On comprend donc aisément, par exemple, que les partisans du Ku Klux Klan n’arborent plus des cagoules blanches coniques mais plutôt l’uniforme de la police pour poursuivre en toute impunité leur volonté d’éradiquer les Noirs du sol américain.
Raphaël ADJOBI