— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant, —
Entretien avec Gilles Barbier à la Fondation Clément en novembre 2018 lors de l’installation de The Misthrown dice (Le dé cassé) au jardin des sculptures. L’œuvre m’intéressait mais ce n’est qu’après avoir parlé avec son créateur que j’ai saisi toute la portée de cet immense dé rouge saisi en pleine course sur le damier.
Matilde dos Santos : « Le dé cassé » (The Misthrown dice) peut sembler énigmatique pour qui ne connait pas votre œuvre, pouvez-vous revenir sur sa genèse ?
Gilles Barbier : En fait pour vous parler de cette œuvre je dois vous parler de tout mon travail. Ce dé apparait dans mon travail dès les années 90. J’ai commencé à faire de l’art en étant très intéressé par les techniques du hasard et notamment le lancer de dés qui permet d’obtenir différentes possibilités à partir d’un projet unique. J’ai donc créé un parcours au dé ; et au même moment je lisais le roman « L’homme dé » de Luke Rhinehart1 qui m’a servi à la fois pour théoriser mon processus de travail mais aussi pour m’ouvrir à l’idée d’une démarche artistique qui ne soit pas monolithique et que puisse emprunter les chemins du dé. Bien d’années après cette lecture, j’ai écrit à l’auteur une courte lettre expliquant mon rapport à son roman. On alors commencé une relation épistolaire qui a duré très longtemps. On a beaucoup échangé sur la problématique du jeu, du hasard, et ça m’a permis et peut être à lui aussi, d’aller plus loin dans cette théorie-là. Plus on en discutait et plus je me rendais compte que ce qui m’intéressait dans cette théorie du jeu ou du hasard, ce n’était pas tant qu’un geste ouvre sur plusieurs possibilités, mais plutôt le fait de pouvoir garder comme virtualités les possibilités qui n’arrivent jamais, laisser le système ouvert en quelque sorte.
MDS : La pièce évoque aussi la célèbre phrase d’Albert Einstein « Dieu ne joue pas aux dés ».
GB : Je connaissais cette citation mais je ne connaissais pas l’histoire de la dispute avec Bohr, qui répondait « Albert, arrête de dire à Dieu ce qu’il doit faire. ». Cela montre tout le changement de perspective dans la physique au début du XX siècle et aussi pour moi dans la façon de faire de l’art et de penser la cohérence. Einstein pense que chaque cause a un effet, alors que Bohr pense qu’il existe toujours plusieurs niveaux de réalité qui s’emboitent les uns dans les autres. Autrement dit : que pour un même évènement il y a une infinité de possibilités. Je me suis demandé comment utiliser ce raisonnement théorique de façon physique, avec un rapport au corps, avec un objet qui parle de ça de façon très simple, que tout le monde puisse comprendre. Et il se trouve que le vrai moment quantique est quand le dé est cassé.
MDS : Le titre de la pièce renvoie à ce moment du jeu où le dé joué trouve un obstacle et s’arrête sans porter clairement un chiffre.
GB : Si vous jouez aux dés vous savez que pendant qu’on joue on ne parle pas du tout. Sauf lorsque le dé est cassé. Là il y a un échange contradictoire qui s’installe. Tant qu’on ne rejoue pas le dé, il reste dans un état indéterminé. Il n’y a pas de résultat et tous les chiffres restent possibles. C’est de la virtualité pure. C’était ça l’idée. Je voulais rendre simple une notion physique quelque peu mystérieuse : le fait que tout le temps tout est possibilité.
MDS : Revenons sur ce que vous avez appelé de parcours au dé, comment cela fonctionne ?
GB : J’avais appelé cela le « jeu de la vie ». C’est un autre terme qui vient des mathématiques. En général en mathématique les résultats sont constants. Mais à partir des années 1940, on a des cheminements mathématiques qui envisagent pour un même énoncé des résultats évolutifs. Puis, en 1970 John Horton Conway fait le premier « jeu de la vie », qui est un système informatique qui évolue et on ne sait jamais ce que ça va devenir, c’est pourquoi il l’appelle « le jeu de la vie » , parce qu’avec les mêmes conditions de départ, il y a des configurations qui vont mourir, d’autres qui vont évoluer, d’autres font stagner, d’autres encore vont se diviser, … j’ai voulu situer mon travail dans cette dynamique-là alors j’ai construit un dispositif avec beaucoup des petits cassiers en bois qui était posé sur le sol comme un jeu de l’oie, c’était un parcours, et dans ma tête ça devait être toujours plus grand, comme un arbre, il devait pousser. J’avais noté toutes les idées qui me venaient, pas nécessairement artistiques, mais toujours des actions, comme habiter la peinture, habiter la viande, partir à la conquête de l’espace, faire quelque chose avec n’importe quoi, corriger la réalité, se planquer dans l’atelier… je les notais dans des petits papiers que je glissais sous les cases, pour les oublier, puis quand je décidais de faire quelque chose, je jetais le dé , et je prenais un petit pion que j’avais confectionné, une version réduite de moi, et je le déplaçais sur le parcours, comme on fait pour un jeu. Par exemple si le dé tombait sur le cinq je le déplaçais cinq cases, et je lisais le papier caché sur la case en question et j’interprétais l’action.
MDS : Jouez-vous toujours votre art sur le damier ?
GB : Non. Au bout d’un certain temps, j’avais complètement intégré le processus, et n’avais plus besoin du jeu pour me sentir délivré de quelque chose dont les artistes parlent souvent qui est la cohérence dans la démarche, la continuité dans le geste, toutes choses que je ne voulais pas reproduire. Cependant même sans avoir recours au jeu formellement, j’ai continué à faire ces petits bonhommes jusqu’à maintenant.
MDS : Des petits bonhommes-pions qui sont aussi des clones de vous
GB : Ce sont toujours des moulages de mon visage, mes mains et mes pieds… ça me permet de m’imaginer dans d’autres corps, un corps de noir, un corps de femme, de chinois… c’est assez troublant en fait. Puis il y a cette idée de transformation du corps dans son identité. Les pions sont des objets mais comme c’est moulé sur mon corps, ce sont des empreintes très précises, de mon visage, de mes mains et mes pieds. Les moulages que j’ai fait de moi quand j’avais vingt-huit ans ne sont évidemment pas les mêmes que maintenant à cinquante-trois ans.
MDS : L’ensemble de votre œuvre forme un univers excessif et délirant. Seriez-vous un démiurge qui joue au dé ?
GB : Je suis un artiste qui joue au dé, mais je ne suis pas un démiurge. J’ai toujours voulu éviter cela, la linéarité du travail qu’on voit dans la peinture moderne, par exemple, où il y a comme une ligne, un style qui se développe, moi j’avais envie de faire de l’abstrait et le lendemain faire un bouquet de fleurs, ça ne me dérange pas.
MDS : Malgré cette volonté de casser le développement linéaire et même sans parler des séries qui vous développez sur des nombreuses années, on retrouve chez vous une sorte de continuité, ou plutôt un univers qui est toujours le même.
GB : J’avais prévu cela… petit à petit il y a des motifs qui apparaissent. Mais je joue avec ça ; par exemple j’ai commencé une nouvelle série de petites peintures et qui s’appelle « Ce qui est sorti du chapeau aujourd’hui ». Ce sont des peintures qui ont toujours le même format, je dessine un chapeau dessous, à l’envers, toujours différent et il sort du chapeau quelque chose qui me passe par la tête aujourd’hui, n’importe quoi, c’est l’humeur qui est important ici.
MDS : Le coup de dé est de l’ordre de la méthode pour vous. C’est l’idée de base qui n’a jamais changé.
GB : J’ai longtemps cherché comment la résumer cette idée, j’ai trouvé un mot qui me plait assez, c’est « machine de production ». Une fois que j’ai trouvé une machine de production, que ce soit copier des dictionnaires, ou faire des pions, ou jouer aux dés, ou dessiner des chapeaux, j’obtiens un code de travail, un processus, que j’appelle la machine, que je lance et je laisser filer sans inhibition. Je m’en fous de savoir si je suis moderne, contemporain, coloriste, dessinateur, sculpteur, photographe, artiste….
MDS : Vous avez une équipe qui travaille avec vous, mais votre rapport à votre création est très physique, êtes-vous un faiseur ?
GB : Dans mes œuvres je fais tout. J’ai une équipe qui travaille avec moi, mais en fait j’aime faire tout. Je fais toutes les expériences et une fois que j’ai tout expérimenté je note tous les processus très rigoureusement, point par point dans des carnets que je donne aux assistants, des dizaines de carnets gros comme des livres de cuisine. Ils réalisent d’après les recettes et j’avoue qu’ils ont peu de liberté. En revanche, la seule œuvre que je fais moi-même intégralement c’est la copie du dictionnaire, car c’est mon écriture, ça n’aurait pas de sens de le faire faire par quelqu’un d’autre
MDS : Justement la copie du dictionnaire Larousse de 1966 qui était une de vos toutes premières œuvres, continuez-vous à en faire tous les jours ?
GB : Non, mais tous les week-ends. La semaine j’ai un gros atelier. La copie du dictionnaire est mon activité la plus intime. J’ai un petit atelier à la maison et le dictionnaire est toujours ouvert sur la table. Je copie la page ouverte et dès que j’ai fini je commence une autre.
MDS : « Le dé cassé » a été présenté à la FIAC en 2017 au Jardin des Tuileries, sur du gazon. Edité en trois exemplaires, c’était votre première pièce en extérieur. Choisir le lieu d’implantation était important ? Existe-t-il un rapport particulier de l’œuvre au paysage ?
GB : L’œuvre a été achetée à la FIAC, mais j’ai pu choisir l’emplacement ici et j’en suis content. La seule contrainte pour cette pièce est d’être posée sur quelque chose qui évoque le tapis de jeu, d’où ce choix d’une étendue d’herbes autour d’elle. Quand j’ai appris qu’elle serait installée en Martinique, dans un parc, j’ai su ce qu’on allait retrouver ici par rapport à mes souvenirs de Vanuatu.
MDS : Vous avez vécu sur Vanuatu jusqu’à 20 ans, être un ilien, cela se retrouve dans vos œuvres ? De quelle façon ? On sait que le bislamar par exemple revient sur plusieurs de vos œuvres. Et être en Martinique vous renvoie un peu à votre île ou pas du tout ?
GB : Le fait d’être un ilien est très fort mais j’essaye de ne pas le rendre folklorique. Je me nourris de mes souvenirs : la forêt des banyans avec des racines qui s’emmêlaient et l’idée de la nature incontrôlée. Quand je suis arrivé en France dans le sud, pour moi tout était bien trop droit, c’étaient des tableaux de Mondrian, pourtant pour les européens du nord, le sud de la France est très chaotique. J’utilise dans mon travail l’idée de l’île, la façon comme on peut traverser d’une île à l’autre, mais aussi le multiculturalisme, le multilinguisme, tout cela me nourrit profondément. On ne peut pas effacer les premières années de sa vie, et même si c’est la première fois que je viens en Martinique, je me sens chez moi, parce que ce sont les mêmes arbres, c’est la même chose avec la pluie…. tous les jours, exactement la même chose… je retrouve aussi une société très mixte. Vanuatu est encore plus mixte, nous avons des polynésiens, des vietnamiens, des indiens, même chez la communauté blanche il y a des français, des anglais, australiens, néozélandais, il n’y a pas d’homogénéité linguistique. Le bislamar est un créole de l’anglais. On ne peut pas vivre à Vanuatu sans parler le créole. Ça a été ma première langue car ma nounou ne parlait pas français, et mes parents travaillaient toute la journée … d’ailleurs ma mère m’a toujours dit qu’elle a arrêté de travailler pour que je parle français. Le bislamar est ma langue même si je n’en parle pas souvent. Quand je le fais, Vanuatu me revient
Gilles Barbier est né à Vanuatu en 1965. Il vit et travaille à Marseille. A son arrivé en France, il a vingt ans. A la sortie des beaux-arts il constate que l’art est mort et c’est tant mieux, cela lui laisse libre de faire ce qu’il veut. Et ce qu’il veut c’est un flux, une luxuriance, une profusion critique et étrange. Une fiction comme il dit. Une équation quantique il aurait pu dire.
Matilde dos Santos, novembre 2018.
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Sur les œuvres du jardin des sculptures de la fondation Clément, voir : « Fondation Clément, le jardin des sculptures », textes de Matilde dos Santos & photos de JB Barret, EHC, Bordeaux, 2020.