— Par René de Céccatty —
Depuis des décennies, l’œuvre romanesque et poétique de ce « passeur d’écumes » s’accompagne d’une réflexion complexe, sur l’identité créole, miroir de compréhension de notre monde
Édouard Glissant est né en 1928 à Sainte-Marie, en Martinique. Il entreprend des études de philosophie à la Sorbonne en 1946 et vivra à Paris jusqu’en 1965. Docteur ès lettres, il fonde l’Institut martiniquais d’études et une école selon un système alternatif d’éducation. Son premier recueil de poèmes, Un champ d’îles, paraît en 1953. Il publie dès lors régulièrement des pièces de théâtre, des poésies, des essais et des romans. La Lézarde (1958) lui vaut le Prix Renaudot. Il collabore à de nombreuses revues, Présence africaine, Critique, Les Lettres nouvelles. En 1971, il fonde la revue Acoma. De 1982 à 1988, il dirige le Courrier de l’Unesco. Il vit à New York où il tient une chaire de littérature.
Depuis une quarantaine d’années, Edouard Glissant accompagne son œuvre romanesque et poétique d’une réflexion complexe, elle-même rédigée dans un style très singulier, d’écrivain plutôt que de théoricien : cette réflexion porte sur son travail de poète et de romancier, sur ses lectures, sur l’art en général, mais surtout sur ce que la colonisation des Antilles, ses origines et ses avatars, ses motivations et ses conséquences, ses silences et ses clameurs peuvent permettre de comprendre sur notre monde. Non pas seulement sur l’histoire de l’exploitation de l’homme par l’homme et sur celle du racisme, mais sur les impasses des rapports que l’humanité entretient avec elle-même et sur ce qu’elle est en droit d’espérer.
Le quatrième volume de cette entreprise unique, réunie génériquement sous le titre de Poétique, paraît. A aucun moment, Edouard Glissant n’a renoncé à sa liberté d’écriture, si bien qu’aucun des précédents volumes (tout d’abord parus au Seuil et à présent repris, avec toute son oeuvre, chez Gallimard) ne doit être lu comme un essai conceptuel froid, mais tous doivent être intégrés à une sorte de chant général de la conscience antillaise.
On sait ce que les romanciers plus jeunes, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau, doivent à Edouard Glissant. S’ils ont été parfois très sévères avec Aimé Césaire, ils n’ont jamais renié la paternité de Glissant qui, pourtant, dans un langage beaucoup moins créolisé que le leur, décrivait une même réalité politique, sociale, psychologique, naturelle sur un ton plus tenu, plus volontairement élégant, moins naturaliste.
Après la parution de Tout-monde (1), Edouard Glissant a estimé qu’il était temps d’expliciter sa conception de ce « chaos », de cette totalité, de cette créolisation dont il ponctuait l’écriture de ces romans, longue fresque où réapparaissaient les mêmes personnages, à travers les vicissitudes de l’Histoire (2). Son activité d’enseignant (à la City University of New York) et de conférencier lui a donné une longue habitude, disons de pensée militante, plutôt que d’analyse discursive. Les intuitions fulgurantes prennent plus l’apparence d’aphorismes et d’apophtegmes, parfois même de proverbes ou de mots d’ordre, que de véritables raisonnements rationnels. Parti-pris qu’il résume de façon cohérente et convaincante : « Nous renonçons aux pensées de système, c’est parce que nous avons connu qu’elles ont imposé, ici et là, un absolu de l’Etre, qui fut profondeur, magnificence et limitation. » Phrase que n’aurait pas réniée Kierkegaard, autre ennemi du système et de l’absolu.
A l’absolu se substitue donc logiquement le relatif ou plus exactement la « relation » qu’il a définie à plusieurs reprises dans ses autres ouvrages et notamment dans celui qui précède immédiatement : « La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre (3). » Rhizome, le terme est emprunté à Deleuze et Guattari, par opposition à l’idée d’une racine unique, trop limitative, trop réductrice, trop statique. Thèmes qu’il reprend ici.
La revendication d’une racine unique, pour définir une identité communautaire, est le plus souvent l’indice des communautés asservies. Certes, cette appartenance permet de définir une force de combat, mais elle est exclusive. Et l’on comprend que Glissant lui préfère un autre langage qui, lui, ne sera pas conçu sur le modèle de celui de l’oppresseur : « A la racine unique, qui tue alentour, n’oserons-nous pas proposer par élargissement la racine en rhizome, qui ouvre Relation ? Elle n’est pas déracinée : mais elle n’usurpe pas alentour. » Une libération n’est effective que lorsqu’elle renonce définitivement à utiliser les armes de l’asservissement.
Depuis un demi-siècle, Glissant met en place une véritable dialectique de la création poétique et de la pensée politique : c’est-à-dire qu’il avoue des pulsions contradictoires, mais qui ne s’excluent pas. Dans Soleil de la conscience (4) déjà, il écrivait : « Le poème offre au lecteur un espace qui satisfait son désir de bouger, d’aller hors de lui-même, de voyager par une terre nouvelle, où pourtant il ne se sentira pas étranger. » Cette recherche d’une terre étrangère qui ne soit pas territoire clos, d’un lointain qui soit proche parce qu’il révèle ce que chaque être possède d’essentiellement divers en lui-même, explique aussi la démarche d’un écrivain qui offre aux lecteurs de la métropole son propre univers exotique, qui n’est plus divertissement pittoresque, mais ce miroir de la multiplicité que chacun devrait traquer en lui. « Le monde soudain s’est trouvé large de ces pays qui hier encore s’épaississaient dans la nuit. On a entendu le cri de leurs habitants. Le sang de la terre a coulé dans la terre (5). »
La réflexion sur les peuples opprimés, sur le déni d’existence d’une communauté, sur les monstruosités de l’idéologie raciale n’a de sens que si elle est, en retour, réflexion sur l’humanité. Cette réflexion, venant d’un Antillais, passe nécessairement par une critique du langage. Chamoiseau l’a parfaitement compris dans son merveilleux essai Ecrire en pays dominé (6) : il ne s’agit pas de dénoncer seulement la langue du colonisateur et de la récuser, mais de comprendre ce que ce nouveau type d’identité, l’identité créole, doit apporter à toutes les consciences identitaires et notamment aux écrivains français. « Considérer le malheur des peuples, écrit Glissant, dans une des nombreuses épitaphes qui, au fond, constituent son livre. Non pas seulement par souci moral, mais parce que ce malheur, toujours offusqué ou oblitéré, entre pour une grande part dans notre connaissance du monde et de nous-mêmes. »
Un événement de type anglo-saxon est en train de se produire en France. Les écrivains africains et antillais n’apportent pas des épices à la langue française, un charme sensuel, une vibration folklorique : ce charme, ces épices, cette vibration, toute la tradition naturaliste et régionaliste, bien de chez nous, s’en charge depuis des siècles. La nouveauté de cette littérature et sa force subversive tiennent à sa violence critique et politique, exercée par les seuls moyens de l’imaginaire. Si les Antilles intéressent lecteurs et écrivains français, c’est qu’elles permettent de mettre en cause l’idée même d’identité nationale, l’idée de nationalisme.
Et c’est là toute la difficulté que rencontrent les intellectuels de ces peuples : comment se définir en renonçant à l’idée intrinsèquement pourrie de nationalisme ? « Chaque fois que la nation est opprimée, il y a comble de plénitude entre elle et le pays. Quand la nation au contraire tyrannise l’autre, domine la terre, méconnaît le monde comme relation consentie, elle se dénature. Pourquoi certains hommes dans certaines circonstances choisissent leur pays contre leur nation. » Reprenant la belle formule du titre d’un tableau de Roberto Matta, Glissant écrit, toujours dans L’Intention poétique : « La terre est un homme et tout homme est une terre chahutée, dont il serait vain de régler l’éclat à la manière d’un luminaire. »
Glissant s’est, un jour, défini comme un « passeur d’écumes », sans jamais cesser de revendiquer le « droit à l’opacité ». Il ne faut pas y voir un goût prononcé pour le paradoxe, mais plutôt le refus des « simplifications qui dénaturent ». Trompeuse transparence qui se veut évidence et n’est qu’oubli de la diversité, trompeur universel qui se veut totalité et n’est que généralisation hâtive. Contre ces leurres qu’il conspue, Glissant lance sa poétique du chaos, non pas désordre incontrôlé, mais multiplicité des possibles. « Rien de l’imprévisible du monde n’est impossible à venir », écrit-il à propos de Nelson Mandela.
Les poèmes qui rythment cette « pensée archipélique », pour reprendre le titre d’une des parties du recueil sont aussi un dialogue avec d’autres poètes aimés. Poèmes qui sont, eux aussi, des chants où l’on entend la voix et, dans la voix, une défense illustrée de la littérature orale : « L’éclat des littératures orales est ainsi venu, non pas certes remplacer l’écrit, mais en changer l’ordre. Ecrire, c’est vraiment dire : s’épandre au monde sans se disperser ni s’y diluer, et sans craindre d’y exercer ces pouvoirs de l’oralité qui conviennent tant à la diversité de toutes choses, la répétition, le ressassement, la parole circulaire, le cri en spirale, les cassures de la voix. »
C’est un pari que tient Glissant depuis des décennies, de publier des textes parfois très circonstanciels dans une sorte de continuité où disparaît l’éphémère pour souligner la constance obsessionnelle d’une pensée, à base de formules, de refrains, « passant de ces sentences bien filées à toutes sortes de babouquettes de mots », comme il le fait dire drôlement à son porte-parole, le personnage de Mathieu Béluse. C’est un pari et une façon de dire qu’il est toujours là, en totalité, dans chacun de ses écrits.
RENE DE CECCATTY
Article paru dans l’édition du 31.10.97 Le Monde
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