— Par Manuel Norvat —
Auteur d’une thèse en cours d’écriture sur l’œuvre d’Édouard Glissant, Manuel Norvat, met l’accent sur la tonalité phénoménologique de cette pensée polyphonique du Divers : une «philopoétique».
Ouvert à la diversité du monde, Édouard Glissant aura relayé à travers son œuvre une parole irriguée par la poésie : c’est-à-dire la création d’un langage, d’une musique. Sa maison, située au Sud de la Martinique, dans la commune du Diamant, concentre et diffracte, du bord de mer où elle se trouve, tous les lieux et tous les êtres qui lui sont chers. La joaillerie et le tragique des rouleaux d’écumes qui la lèchent, mais aussi les mousses des forêts subtropicales et subversives de la route de la Trace et tant d’autres paysages archipélagiques et continentaux, de villes et de campagnes, de fonds marins ou d’étoiles lointaines tourbillonnent grâce à lui jusqu’au vertige dans notre imaginaire, désormais relié à partir d’un lieu réel ou symbolique que nous pouvons choisir. Oui, les éléments qu’il a glorifiés semblent dire comme lui : «Vis dans ton lieu et pense avec le monde».
De La Lézarde à L’intraitable beauté du monde (écrit avec Patrick Chamoiseau), de Pays rêvé, pays réel, en passant par Le discours antillais, Poétique de la relation ou Les Grands Chaos – livres écrits comme autant de «redites en spirales» de sa poétique – il parlait depuis son lieu d’élection : la Martinique. Voilà que la mort a emporté ce poète du Divers, mais à présent la pensée d’Édouard Glissant nous habite plus encore que jamais. C’est pour cela qu’on peut, par-delà le corset des bienséances langagières, l’appeler, non pas «feu» ou «défunt», mais tout simplement Monsieur Glissant.
Le monde était la préoccupation privilégiée d’Édouard Glissant. Il l’exprima un jour en ces termes : «S’agissant de poésie et de politique, je crois avoir toujours obéi à un instinct qui me portait d’abord à considérer que l’objet le plus haut de la poésie était le monde : le monde en devenir, le monde tel qu’il nous bouscule, le monde tel qu’il nous est obscur, le monde tel que nous voulons y entrer». Cet allant, ce goût pour l’altérité, puisque le monde tel qu’il est appréhendé par Édouard Glissant n’est qu’altérité ; ce souci du monde, de l’ouverture, du laisser advenir au lieu d’un enclos de soi, envahissait toute sa personnalité.
L’œuvre d’Édouard Glissant, résolument dégagée de tout entêtement identitaire ou essentialiste, s’attache à exalter la Relation qu’il a si bellement enrichie d’un nouveau souffle. Il l’exprime, au-delà d’une théorie qui relèverait uniquement du champ de la philosophie, par des formes multiples («de cri en paroles, de contes en poèmes») s’accordant au gai savoir, un savoir qui intègre la plénitude de la vie et la poétique d’un homme issu d’une culture de métissage parmi tant d’autres : la culture créole. Ainsi, les créations d’Édouard Glissant autour de la Relation, loin d’être logocentriques, étaient aussi marquées par des voyages et des rencontres inédites. En témoigne le livre sur l’île de Pâques intitulé La terre magnétique écrit avec sa femme, Sylvie.
Langage entre philosophie et littérature (ce que j’ai nommé une «philopoétique» dans la thèse que je consacre à son œuvre) le cheminement de la pensée et de l’écriture d’Édouard Glissant (son «soleil de la conscience») est passé par la phénoménologie. La formation philosophique et l’itinéraire intellectuel de cet auteur tend à favoriser ce parti pris. Ainsi, dans son livre Soleil de la conscience, le mot conscience est à considérer dans le cadre de l’approche phénoménologique. La phénoménologie est un discours anté-conceptuel de la conscience s’opposant à une Logique et à une Encyclopédie. La phénoménologie s’intéresse à l’être conscient de soi et du monde. Le monde : «la forêt de phénomènes» dont parlait Aimé Césaire dans la revue Tropiques. Dans ce monde parcouru de senteurs imprévisibles de lys sauvages et de jasmins, les réflexions et les créations d’Édouard Glissant ne se sont jamais détournées des histoires des peuples. Car sa poétique engageait aussi une politique.
L’homme était timide pour tous. Il déployait une rhétorique inquiète, laquelle à mon avis minorait sa voix puisque les échanges avec lui étaient ponctués de silences et d’écoute en grande complicité avec ses yeux mi-clos auxquels s’associait souvent son humour intarissable. Son œuvre m’a profondément marqué depuis ce long temps que je la fréquente. C’est elle, en effet, qui m’a mené à Victor Segalen, Saint-John Perse, William Faulkner, Kateb Yacine, Yves Bonnefoy et tant d’autres, comme autant de corrélats ou de ramifications de ma «glissantothèque». Son œuvre hèle aussi tous les arts de la création. Car pour Édouard Glissant la littérature n’avait pas de place privilégiée. Il créait avec Matta, Augustin Cárdenas, Victor Anicet, Jacques Coursil, pour ne citer que ceux-là, inséparables de sa parole. Mais aussi ses lecteurs : Alain Baudot, Bernadette Cailler, Lilian Pestre de Almeida, Jean-Pol Madou, Edwy Plenel, Loïc Céry, Raphaël Lauro, Joseph Polius, Samia Kassab, José Hayot, ô répondeurs émérites.
L’un des hommages que j’ai pu lui rendre de son vivant fut par le rattachement de sa création fictionnelle à ma vie, puisque les prénoms de mes enfants proviennent de ceux de personnages glissantiens : mon fils Raphaël (qui faillit bien s’appeler Thaël) évoque le personnage de Raphaël Targin, et ma fille Mycéa, vient de celui de Marie Célat. La mort des personnages est impossible. Mathieu en est un fameux, recommencé.
Édouard Glissant nous rassemble depuis son cimetière marin.
Poète, à jamais.