— par Janine Bailly —
Pour évoquer un géant de la littérature française, sur la scène du théâtre Aimé Césaire un petit homme, sobre costume sombre et pilosité poivre et sel à la Hugo des derniers portraits… C’est Paul Fructus, venu nous parler de l’écrivain mais aussi, et peut-être surtout, de l’homme. Non pour graver une figure dans le marbre, mais pour nous émouvoir, nous interpeller, et faire émerger de la mémoire des souvenirs d’école, réminiscences de ces séances de récitation obligée, aujourd’hui quelque peu tombées en désuétude, et qui inscrivaient à jamais en nous les vers du poème Demain dès l’aube — que l’on entendra en dernière partie de spectacle, dit vers nous debout droit en devant de scène, comme en confidence, avec simplicité, une simplicité touchante d’être libre du moindre excès mélodramatique, alors que s’efface l’accompagnement musical qui par ailleurs souligne, soutient, ou lie intelligemment les envolées de mots, en sons doux ou riants ou coléreux, accordés aux textes entendus.
Tout au long de la soirée, nous oscillons, avec le comédien, et non sans bonheur, entre sourire et larmes, tendresse et colère, humour et gravité. Paul Fructus se déclarant d’emblée “hugolâtre” aimerait nous communiquer sa “maladie”, lui qui a « des Hugo(s) plein la tête, plein les poches » – outre le petit livre bien réel qu’il exhibera selon les besoins de sa dramaturgie. Des Hugo(s) au pluriel, tant est vaste et variée la palette de l’écrivain, et nombreuses ses facettes symboliquement suspendues aux haubans du navire qui l’emporterait en exil, sur ces petits « morceaux de France tombés à la mer et ramassés par les Anglais » que sont Jersey et Guernesey.
Hugo, l’exil, la rage, le rêve : le trio de qualificatifs du titre se justifie par un choix éclectique d’extraits judicieusement agencés. L’exil est d’abord celui du lycéen, jouisseur de sa solitude, consigné quelques heures pour avoir commis en lisant, pendant les cours, le crime de lèse-mathématiques… avant d’être celui de l’adulte, de l’opposant farouche à un régime qu’il fustige, au même temps que tous les puissants, maîtres des états, des royaumes, des religions, des corps et des âmes, qui sévissent de par le monde. Exil… Dix-neuf années de “punition” sur les îles, infligées par « Napoléon le Petit ». Le comédien plante alors en quelques scènes le décor risible d’une époque et d’une classe qui se croyait impériale : « Les Échos de Saint-Cloud » disant la chasse à courre, « Les Échos de Fontainebleau » moquant le canotage sur les étangs… Mais tel est pris qui croyait prendre, puisque ces années d’exil furent très prolifiques, qui virent face à la mer se déployer, depuis son cabinet près du ciel, tout en haut de Hauteville House la maison de l’île, se déployer et s’imposer l’écriture et l’œuvre de Victor Hugo !
La rage ? Bien sûr, l’indignation et la colère, salutaires, généreuses et constructives. « Quand on est dans le beau linge, on ne brandit pas la bannière des gueux ? Hugo, si ! », affirme Paul Fructus. Il en veut pour preuve ces écrits, ceux qui entrent cruellement en résonance avec les failles et les douleurs d’aujourd’hui – et si les enfants en Occident sont l’objet de tous nos soins, il en est sur d’autres terres qui ne feraient pas mentir les alexandrins du poète : « Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre / Qui produit la richesse en créant la misère, / Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil ! / Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? Que veut-il ? » / Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme, / Une âme à la machine et la retire à l’homme »¹. Hugo, c’est aussi celui qui gronde et tonne à La Tribune de l’Assemblée Nationale. De ces interventions, l’acteur retient à juste titre celle qui fait écho à la situation douloureuse, vécue aujourd’hui par une part sacrifiée de l’humanité. Ainsi entendons-nous les mots de ce que la postérité a transmis sous le titre de Discours sur la misère² : « Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère… La misère, Messieurs, j’aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir où elle en est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu’où elle peut aller, jusqu’où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au Moyen-âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez-vous des faits ? ».
Et puis le rêve, la tendresse et la douceur, et les femmes et les enfants, et l’espoir et l’avenir, et encore… l’utopie à l’horizon ? On attendait peut-être le très célèbre Jeanne était au pain sec ? Mais à son Hugo de grand-père la fillette demandera de regarder des bêtes, pas des fourmis, des grosses… On songeait peut-être aux amours ancillaires et tarifées du grand homme ? Mais Paul Fructus, s’il en fait le rappel pour dire qu’il n’en parlera pas, prouve qu’il ne magnifie pas son héros, et n’entend pas en gommer les faiblesses pas plus qu’en taire la jeunesse royaliste. Il préfère seulement les choses belles, évoquer Juliette Drouet, parce qu’elle a “sauvé” son amant en le poussant à l’exil. Évoquer Louise Michel la fervente admiratrice à son tour “sauvée” par le poète, rentré en France la soutenant et prenant sa défense après les événements tragiques de la Commune de Paris. Évoquer… Et laisser se dessiner venant vers nous la silhouette de « La belle fille heureuse, effarée et sauvage, / Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers… »³. Loin de ses combats l’homme convoque le bonheur et son corollaire : le verbe aimer… sous toutes ses formes, jusqu’à la facétieuse Légende de la nonne amoureuse d’un « fier brigand de la contrée ! »4 – malicieux clin d’œil chanté à Georges Brassens, qui mit le poème en musique ! Car « on ne sait si le bonheur est dans le pré, mais pour Hugo, le bonheur, c’est sur le champ ! », dit avec humour le comédien, qui a d’abord laissé chanter Gavroche partageant, caché au ventre de l’éléphant de la Bastille, avec les petits miséreux sa maigre portion de pain. Enfin il y a, en 1875, dix ans avant la disparition, cette Rougeur au zénith, une adresse terrible aux puissants de ce monde, car le vieil homme n’a rien perdu de sa vindicte ni de sa superbe : « Regardez la lueur… Soyez certains que nous ne serons pas toujours ce troupeau triste… l’avenir, ce flamboiement existe… au zénith, une flamme informe… le destin, le progrès… la comète est ainsi vaguement formidable. »5
Quand la parole se referme, on peut ou non accepter l’assertion selon laquelle « l’art pour l’art peut être beau, mais l’art pour le progrès est encore plus beau ». Le temps s’est enfui, si vite ! Une grande heure pour dire ce que fut Victor Hugo, c’est peu et c’est beaucoup, mon seul regret sera de ne pas avoir entendu cette Préface au Dernier jour d’un condamné à mort, qui si bien préfigurant d’autres voix plus proches, argumentait contre la condamnation fatale et sa « veuve » porteuse de mort.
Post-Scriptum : Ne possédant de Victor Hugo qu’une connaissance parcellaire – mais il eut tant à nous dire – je me suis référée au générique de la troupe afin de connaître la source des extraits proposés pour ce spectacle, créé en Juillet 2018, dans le cadre du Festival d’Avignon OFF : Extraits de « Actes et paroles, L’art d’être grand-père, Discours à l’Assemblée nationale, Discours sur la misère, Les Contemplations, Les Châtiments, Napoléon le Petit, William Shakespeare. »
- Extrait du poème Melancholia, dans le recueil Les Contemplations.
- Discours du 9 juillet 1849
- Extrait du poème Elle était déchaussée, dans Les Contemplations, Livre 1, l’Aurore
- Extrait du poème La légende de la nonne, dans Odes et Ballades
- Une rougeur au zénith, dans Les quatre vents de l’esprit
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« Hugo. L’exil, la rage, le rêve », les rêveries d’un promeneur « hugolâtre »1— Par Julie Monrapha —