–— Par Hanétha Vété-Congolo—
En grand voyage, sur le chemin de Guiné, travay fait, Glissant pran alé.
Mais chez nous, les morts ne meurent pas.
Chez nous, en dépit de tout, l’Homme demeure.
Un pran alé qui n’est pas le tiré dé pyé.
Ainsi, au soleil couchant, Godbi pran rasin.
Une autre géniture de cette Terre noire grosse Roche-mère, pleine d’humus.
Martinique.
Partant, il nous la révèle.
Car, il est constant que Glissant, du long de sa vie, du monde qu’il porte à fruition dans et par le Monde, a infailliblement honoré l’esprit et la beauté de la féalité.
Comme Césaire, comme Damas, comme Fanon. Féal.
Animé de la foi des croyants. Immensurablement féal. Fidèle au Lieu.
« Le lieu. [qui] est incontournable, pour ce qu’on ne peut le remplacer, ni d’ailleurs en faire le tour. » (Traité du Tout-Monde, 59)
Martinique.
Lieu d’un monde tout-incluant, totalisant non total, lieu commun procédant d’une digenèse1, produisant l’implexe-complexe, une opacité légitime et ouverte, ayant avec ses sœurs américaines archipéliques, très tôt, pratiqué la « culture de métissage », fait la Mondialité pour la Diversalité.
Vue par la majorité des siens mêmes, ses enfants, implexes-complexes fort déroutants, comme négligeable pertuis d’une aiguille, la Martinique est pourtant, à chaque fois, l’objet de la fidélité brute de ses enfants penseurs. C’est-à-dire que, de nannan-toloman-matété, elle a les seins replets. Une substance qui procure même à ses enfants mâles, une gravidique fécondance.
En Martinique, « Nous avons vu cela, un male papaye qui porte des fruits. » (Philosophie de la Relation, 15)
Ecrite dès la moitié des années quarante et surtout dès les tous premiers instants des années cinquante dans ses poèmes de post-adolescence, Un champ d’îles, La terre inquiète, Soleil de la conscience ou Les Indes, la fidélité de Glissant se dresse, saisissante et résolue, encore en 2009, dans son essai, Philosophie de la Relation.
Le corps de l’homme est alâchi. Voilà que cela aurait pu mener à une totale et facile déréliction. Mais la certitude de l’esprit demeure intacte. C’est encore près de soixante-dix longues années après qu’il a commencé concrètement et symboliquement, à partir de sa terre, son Lieu intime et irréductible, que le Monde est magnifié. D’entrée, Bezaudin ; la Martinique en Philosophie de la Relation. L’homme cherche sa kay. La montrer à son fils, transmettre les racines du « poème tout-voyant ».
Pour ce monde, jugé plus grand, plus beau et plus offrant que la dite ingrate Martinique, ce monde ayant accepté sa parole, l’ayant respectueusement reconnu comme signalé éminent, Glissant aurait pu se détourner de son Lieu.
Mais malgré qu’il habitait des pays, un, des archipel(s) et qu’il était profondément antillais, malgré que les peuples de la Caraïbe étaient assurément en lui et lui en eux, malgré que le monde aussi son Lieu, Glissant ne fut pas un prolem sine matre creatam. Un petit né sans mère.
Bouden manman sé mézanmi.
Elle, l’ayant alimenté, lui l’a habitée. Ceinturée. De son nord à son sud et surtout en son centre. Sainte-Marie, Lamentin, Diamant. Martinique. Lui, laminaire. Fidèle à son identité non proclamatoire mais opératoire, visible à l’aide de la conscience et des deux koko zieu qui doivent savoir voir et/pour comprendre. L’identité qui conduit à la Relation. L’innommable.
Son Lieu intime irréductible, irremplaçable mais élargi du rapport avec le Lieu de l’Autre qui favorise son changement en accommodat diversel. Sans que, dans le rapport avec sa terre, il ne soit barricadé du dedans mais qu’il la rapporte à l’ailleurs par la poétique de la Relation (Traité du Tout-Monde, 193) car, sé fout sa menm, « La créolisation n’est pas une fusion, elle requiert que chaque composante persiste, même alors qu’elle change déjà. » (Traité du Tout-Monde, 210)
Nous retiendrons que, quand fut venue l’heure pour le Poète et philosophe de décliner son « nom, [sa] naissance et [sa] race (Saint-John Perse, 163)2 il chanta :
« Que l’étant est relation, et qui parcourt. Que les cultures humaines s’échangent en perdurant, se changeant sans se perdre : Que cela devient possible. Je suis ce pays de mangrove au Lamentin en Martinique où j’ai grandi et en même temps, par une infinie présence imperceptible, qui ne conquiert rien sur l’Autre, cette rive du Nil où les roseaux tournent à bagasse ainsi que des cannes à sucre. » (Traité du Tout-Monde, 178)
Fidélité et foi de croyants en soi, en son Lieu est cela que nous retenons chez Glissant. Deux sens qui ne s’ancrent que lorsque le savoir et la connaissance de soi, de son Lieu sont eux-mêmes ancrés. Ainsi, seulement ainsi, s’ouvre le Monde. Ainsi seulement peut-on ouvrir au monde le champ de son identité (Traité du Tout-Monde, 68).
Nous retiendrons que c’est le rapport avec le Lieu intime situé dans le domaine fondamental de l’Homme, de la Relation avec tous les Lieux du monde, qui permet la préhension de l’ethos martiniquais et la constitution d’une axiologie martiniquaise en Monde, dans le monde Monde.
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Cette axiologie proprement martiniquaise est portée par la pensée de Glissant comme elle apparaît sous bien des concepts utiles, convaincants et pertinents: la pensée de la trace, la pensée du métissage, la pensée archipélique, la pensée de l’errance, la pensée de l’imprévisible, la pensée de l’opacité, la notion de l’Etant, la notion de paysage, le Chaos-monde, l’identité rhizome, l’identité relation, le Divers, le Détour, le Lieu, le lieu commun, le lieu-commun, la Mondialité, la Diversalité, l’Antillanité, la Relation, la Créolisation.
Tout cela élevé par l’imaginaire lui-même explosé en littérature. « L’imaginaire, l’échange, la Relation » (Traité du Tout-Monde, 250). L’imaginaire convoquant toutes les langues du monde. Tous les genres pour porter la pensée en Relation ouverte. Un champ d’îles, Le Monde incréé, Le discours antillais, Sartorius. A l’image de l’humus caribéen qui la nourrit, la littérature de Glissant saisit. Elle est bien sûr détour. Le genre romanesque, ‘relationnant’ réflexion et roman. Sé an fé ta-a un réfloman ; roman réflexion. Poétique et structure conventionnelles explosées en créolisation innovante. Parmi les autres, Traité du Tout-Monde ou La Cohée du Lamentin en attestent.
Sa terre. Île ouverte sans frontière. Sa terre. Plus grande que le territoire. Sa terre. Son humus.
Contrairement à ce que tient le verbe courant, la pensée de Glissant se démontre dans la continuité logique de la pensée de Césaire. Ce que Césaire a prôné est, non pas que la souche unique de l’identité est de l’Afrique puisque comme Senghor3, il a honoré sa francité, l’a acceptée et pratiquée sans retenue mais plutôt que, l’une des souches importantes étant systématiquement démise, sauvagement exclue, elle devait elle aussi être reconnue et mise à sa place juste de contributrice. C’est déjà là, le discours inclusif que Glissant nomme en ses termes, « Créolisation », « identité-rhizome », « identité-relation », « diversalité » ou « pensée du métissage ». Conjecturons que la part de l’Afrique n’aurait pas été, pendant SI LONGTEMPS, SI SYSTEMATIQUEMENT et SI ABSOLUMENT reniée, démise, exclue que Césaire se serait probablement concentré sur cette pensée embryonnaire de la Négritude amplifiée par Glissant. Pour permettre à l’enfant de faire des pas sûrs en évacuant le méconium, il fallait que soit tété le colostrum. Glissant le reconnaît, « Le tambour du Tout bat dans la poésie d’Aimé Césaire » (Traité du Tout-Monde, 140). Parce que la plantation, faire que l’Homme demeure. D’où que, la Négritude, notre nécessité absolue. Pour qu’enfin, après, délivrance acquise, soit portée au plus intense la réalité de notre Antillanité, celle du Tout-Monde en nous de fait. Solidaire et complémentaire du plus grand donc, Glissant a comme lui montré l’une des caractéristiques des plus mémorables penseurs martiniquais connus jusqu’ici. Fidèles. Fidèles et solidaires. Ils ont été fidèles à un « cru », une conviction, à leur péyi. Ainsi, par eux, notre grandeur.
La pensée martiniquaise est depuis longtemps établie. En complémentarité, en solidarité, en fidélité les parties du Tout avivent activement la philosophie caribéenne. En bètafé, elles éclairent la philosophie mondiale.
Reflétant ses grands hommes et ses hautes femmes, depuis Francisque Fabulé4, Théophile5, Zaïre elle-même, la Pucelle des Isles6, oserons-nous aussi, Marie Celat-Mycéa, « la plus dangereuse des prophétesses »7, en passant par Césaire jusqu’à Glissant, la pensée martiniquaise est acomat. Elle est fromager.
Un dézòd de razyé caribéen dans l’ordre des idées du monde inespérément porté au tremblement. « N’allez pas croire à votre unicité, ni que votre fable est la meilleure, ou plus haute votre parole. » (Traité du Tout-Monde, 60) Une « r »assurance pour l’Homme que les attentats incessants sur lui ; les absolutismes, les sophismes, les monismes à la peau étonnamment dure, trouveront en face d’eux une pensée de l’Homme dressée pour lui.
Parce que Martinique, malgré sa manière bien fòfòl de taktak, souvent en position tjoupoutèt, parfois oui, parfois, même celle de ti piten, ne s’est pas rendue à l’ablactation. Que les enfants du péyi martinique, tiraillés, endoloris entre pays rêvé et pays réel, ou tout simplement malpalan qui en de très nombreux et longs jours, tout la sent jounen dri kon pa ni, ne savent que boire du lait sur sa tête, et seulement ça même, se penchent et boivent de la tétée de nannan-toloman-matété.
Pas tété pa janmen tro lou pou lèstonmak.
Au milieu du chaos et des sombreurs, de tous temps, l’eusémie éclairante. La résultante que nous sommes du chaos en est la vivante parole.
Cela, nous comprenons. Et nous comprenons aussi, chez nos grands hommes, grands soleils de la conscience, en dépit de tout, une intègre fidélité. Pour nous, cela, une mesure pacifiante ; une sustentation de la conviction rassérénée. Foi de croyants en ce que nous avons, en ce que nous sommes.
Pour notre part, petite d’eux, nous habitons avec Césaire et Glissant une île, un archipel caractérisés, marqués, signalés. Comme eux, nous en portons le caractère, la marque, les signes. Comme Glissant, nous avons en nous tant de noms et tant de pays, des langues et des langages de razyé caribéens, obscures au loin, clairs au-dedans. Comme pour lui, notre ici porte au loin.
Vivre le monde en éprouvant d’abord son lieu. Changer mais demeurer. « Vivre le lieu : dire le monde, aussi bien ». (Philosophie de la Relation, 89)
Parce que nous savons et que nous connaissons ; nous reconnaissons « ce qui nous fut, ce qui nous est » et nous disons, petite, petite, petite que nous sommes, nous disons à l’acomat, au féal, nous aussi prenons racines, qu’un jour, nous aussi sur le chemin de Guiné, un jour en grand voyage nous aussi mais en travay nous nous voulons, nous disons que chez nous la reconnaissance de nom ne porte mais la reconnaissance au plus profond la reconnaissance immense vraie Lonnè épi rèspé.
Brunswick, Maine, USA Le 13 février 2011 Hanétha Vété-Congolo
1 Les peuples d’Amérique nègre, créolisés, sont issus non pas d’une origine mythique mais historique avec pour fondement la traversée de l’Atlantique dans les cales de négriers. Traité du Tout-Monde, 36.
2 Saine-John Perse, « Exil », Eloges suivi de La Gloire des Rois, Anabase, Exil, Paris, Gallimard, 1960.
3 Senghor a développé une pensée du métissage, s’est proclamé métis, a proposé que le nègre se fasse nouveau dans le métissage. Voir entre autres : Liberté, I, II et III ; Dialogue des cultures
4 Esclavagé, chef de rebelles marrons forçant les esclavagistes à la négociation. Lucien Peytraud, L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789.
5 Esclavagé, qui par solidarité avec sa conjointe Zaïre, accusée à tort de sorcellerie et souffrant le châtiment, se suicide avec elle dans la Rivière Salée en Martinique.
6 Esclavagée refusant l’époux que lui impose l’esclavagiste pour ne pas alimenter le système qui l’assujettit. Jean-Baptiste Du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les François, Tome II.
7 Personnage important de toute la littérature et de la pensée de Glissant. Traité du Tout-Monde, 57.