— Par Ludovic Lamant —
Non, le Brexit n’est pas né uniquement de la colère du peuple contre les élites, mais d’une stratégie d’un pan de la finance, emmené par les hedge funds, désireux de quitter l’UE pour dérégulariser davantage. C’est la thèse d’un essai sombre, qui annonce l’avènement d’un « libertarianisme autoritaire ».
Si le feuilleton du Brexit s’est souvent apparenté à une pièce de théâtre shakespearienne, avec coups de bluff, trahisons en série et jusqu’à l’assassinat d’une députée, l’essai que viennent de publier deux sociologues français, Marlène Benquet et Théo Bourgeron, braque les projecteurs sur un personnage qui ne semblait être, jusqu’à présent, qu’un second couteau du drame en cours : ces hedge funds, fonds de capital-investissement et de trading à haute fréquence, qui prospèrent « aux marges les moins régulées du secteur financier ».
En choisissant de s’intéresser, non pas aux ressorts psychologiques des électeurs du Brexit, ou à leurs conditions socioéconomiques, mais aux « intérêts patronaux » de ceux qui l’ont provoqué, La Finance autoritaire (Raisons d’agir) déplace la focale. Elle se penche sur les intérêts économiques des classes dominantes, et ceux, en particulier, de la City de Londres, moins monolithique qu’elle n’est souvent décrite. « Le Brexit est la répercussion d’une opposition économique, devenue conflit institutionnel et politique, entre deux fractions du patronat financier », écrivent Benquet, chargée de recherche au CNRS, et Bourgeron, post-doctorant à Dublin.
Ces deux universitaires vont plus loin : ils font du Brexit « le premier exemple significatif du basculement d’un pays du néolibéralisme vers le libertarianisme autoritaire », une dynamique également à l’œuvre, selon eux, dans les États-Unis de Trump ou au Brésil de Bolsonaro. Le Brexit a souvent été narré comme « l’histoire d’un mauvais calcul stratégique », le résultat d’un aventurier opportuniste nommé David Cameron, désireux d’asphyxier le UKIP de Nigel Farage sur sa droite. Mais ce récit manquerait peut-être l’essentiel : la bataille à laquelle se sont livrés, au cours de l’année 2016, deux pans de la finance, l’une « historique » (banques, assurances, etc.), l’autre, alternative, autour des fonds spéculatifs.
La principale différence entre ces deux acteurs de la City, pour reprendre la terminologie marxiste maniée par les deux auteurs, est liée à leur « mode d’accumulation » : les premiers s’enrichissent avant tout sur les marchés boursiers quand les seconds interviennent sur des marchés de gré à gré, c’est-à-dire non organisés. Benquet et Bourgeron opposent une « première financiarisation » à une « seconde financiarisation », encore moins régulée. Les deux forces se trouvent désormais « en concurrence pour la négociation d’un régime politique d’accumulation institutionnalisant leur droit à accumuler ».
L’une des pièces maîtresses de leur raisonnement est un travail de compilation inédit : à partir des chiffres publiés par la Commission électorale du Royaume-Uni, ils ont analysé l’origine des 349 lignes de dons accordés par 313 donateurs distincts aux plateformes en faveur du maintien (remain) ou du divorce (leave) – soit 33 millions de livres (37 millions d’euros environ) dépensées en cinq mois. Alors que les médias ont souvent écrit que la City tremblait devant la perspective d’un Brexit, ils observent que 57 % des recettes de la campagne en faveur du leave proviennent du secteur financier, contre 36 % pour celle du remain. En affinant les recherches, ils découvrent que les hedge funds ont consacré près de 90 % de leurs ressources au leave. Au total, la campagne du leave est financée à 94 % par des acteurs de ce qu’ils nomment « la seconde financiarisation ».
La presse britannique a déjà souligné, ces dernières années, le rôle discret joué dans la campagne par certains gestionnaires de hedge funds, Arron Banks, mécène du Ukip et cofondateur de la plateforme Leave.EU, étant sans doute le plus connu (Mediapart avait publié son portrait ici). Des journalistes, à l’instar de Peter Geoghegan (Democracy for sale, 2020), ont publié des essais ultradocumentés sur l’opacité des financements de la campagne du leave (Mediapart en a parlé dans cette enquête en 2019).
Mais l’approche exhaustive de Benquet et Bourgeron permet de radicaliser le propos, et bousculer des certitudes. « Les gagnants de la mondialisation n’ont pas perdu contre ses perdants. Ce sont les gagnants qui n’étaient pas d’accord entre eux », avancent les auteurs. Ils prennent ainsi leurs distances avec des pans de littérature critique sur la mondialisation, par exemple la notion d’oligarchie défendue par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. Celle-ci serait piégée parce qu’elle « pense ceux qui bénéficient du droit à accumuler comme un groupe homogène, une classe sociale unie par les mêmes intérêts économiques […] ».
Comme le défendent des économistes critiques comme Cédric Durand ou Frédéric Lordon, la réglementation produite par l’UE a opéré comme une « constitutionnalisation du néolibéralisme », dopant l’essor des services financiers au cours des dernières décennies. Mais cette réglementation « n’est pas encore assez accommodante aux yeux des acteurs de la seconde financiarisation », qui espèrent « retrouver les coudées franches pour investir comme bon leur semble, affranchis d’une surveillance bruxelloise jugée trop contraignante ».
Il fallait donc, pour ces gestionnaires de fonds d’investissement, s’affranchir de l’Union. D’autant plus que les 28 se sont dotés, depuis 2008, d’une batterie de textes de régulation financière (AIFM, CRD3, CRD4, etc.), sous la pression de l’opinion publique et de quelques États membres, qui a eu pour effet d’encadrer un peu plus les activités des hedge funds, et d’en finir avec la « régulation lâche » qui dominait jusqu’alors. Résumé de Marlène Benquet et Théo Bourgeron : « Face à un régime politique néolibéral qui ne protège plus l’arrangement institutionnel à même de leur garantir des profits toujours croissants, les acteurs de la seconde financiarisation n’ont qu’une solution : en changer. »
Les deux auteurs prennent soin de préciser qu’« il ne suffit pas de remporter une victoire référendaire pour gagner la partie politique ». Mais ils considèrent tout de même l’avènement du gouvernement de Boris Johnson, en 2019, comme une nouvelle victoire des acteurs de cette « deuxième financiarisation ». En témoigne, par exemple, le profil de certains des ministres les plus en vue, à l’instar de Rishi Sunak, l’actuel ministre des finances (ex-gérant du hedge fund TCI), ou de Jacob Rees-Mogg (associé du hedge fund Somerset Capital).
En se construisant contre l’Union, ces mastodontes de la City délaissent aussi le néolibéralisme qu’elle véhicule depuis des décennies. C’est l’autre enjeu du livre, qui tente de définir les fondements idéologiques défendus par ces acteurs de la finance alternative, résumés en une formule musclée, celle du « libertarianisme autoritaire ». « Libertarianisme », parce qu’ils plaident pour une réduction acharnée de l’État (privatisation de l’hôpital public comme des écoles…), au profit des droits de l’individu souverain, et s’assument en climato-sceptiques. « Autoritaire », parce que les inégalités sont devenues si intenses et visibles dans les sociétés, qu’il faut en passer par la répression des mouvements sociaux comme des libertés publiques pour maintenir l’ordre social.
La décision de Boris Johnson de fermer pour cinq semaines le Parlement de Westminster, à l’été 2019, a ainsi valeur de symbole d’un régime politique autoritaire. Le portrait de ces nouveaux acteurs du jeu institutionnel est glaçant : « Pour ceux-là, il ne fait plus de doute que le capitalisme ne conduit pas au progrès, au sens d’une amélioration collective des conditions de vie sociale. Ils demandent simplement, dans une sorte d’idéologie survivaliste élitaire ou d’hédonisme nihiliste, le droit de vider le magasin avant qu’il ferme, c’est-à-dire d’être rendus aussi libres que possible d’accumuler tous les biens, territoires et capitaux qui surnagent encore dans un monde en extinction. »
La bataille n’est toutefois pas terminée, veut-on croire : le même Johnson a, par exemple, été contraint, en octobre, en partie sous la pression de la crise sanitaire, d’annoncer une batterie de mesures économiques allant dans le sens de davantage d’interventionnisme étatique (renationalisation du rail, création d’un système de chômage partiel, etc.). À des années-lumière des convictions de ceux qui prônent l’avènement d’un « Singapour-sur-Tamise ».
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Source : Mediapart