Quand êtes-vous arrivé en Amérique ?
En 1988. C’était en Louisiane, à la Louisiana State University, dans la ville de Baton Rouge. J’étais attiré par cette partie des Etats-Unis qui avait des points communs avec les Antilles, le peuplement africain, la langue créole, l’architecture, la structure économique de l’ancien système de plantation, la cuisine, la complicité en musique. Il y a tant de points communs… Et j’y suis resté six ans, avant de venir à New York.
Quel souvenir conservez-vous de ces premières années en Amérique ?
Le souvenir de cette sorte d’apartheid entre les parties noires et blanches des villes, la condition généralement misérable des Africains-Américains en Louisiane, et ce n’était pas sans rappeler, évidemment, certains spectres de la colonisation dans la Caraïbe. Cela a sauté aux yeux du monde au moment du cyclone Katrina. Mais je dois dire que j’étais très attaché, aussi, à une espèce de fantaisie d’existence, et à une profondeur dans l’expression du malheur. Et puis, pour moi, ce pays était très associé à l’oeuvre de l’écrivain Lafcadio Hearn, originaire de La Nouvelle Orléans, au XIXe siècle, et qui vécut à la Martinique, et aux grands noms de la musique de jazz, musique créole.
Est-ce par cette expérience commune, ces étranges similitudes, que vous expliquez le plus grand attachement de l’Amérique à la francophonie, par rapport à la France ?
Aux Etats-Unis, il y a une habitude du multiculturalisme, du contact entre des cultures qui coexistent sur le territoire américain. Il semble un peu plus facile de s’intéresser à la littérature coréenne, yougoslave ou antillaise, il y a un terrain propice au développement de cultures non natives. Et aujourd’hui les études francophones commencent à être assez importantes. Mais attention, cela n’est vrai, bien sûr, qu’au niveau universitaire, car dans la vie de tous les jours, on a affaire à la même ignorance. Je parlais d’une ressemblance entre la Caraïbe et La Nouvelle- Orléans, par exemple, mais un Louisianais serait horrifié : » Pas possible, dirait-il, nous n’avons rien à voir avec les Antilles. Nous sommes des Américains ! «
Y a-t-il, en France et en Amérique, une relation différente au passé colonial, à l’esclavagisme ?
En Amérique, il faut distinguer entre la population africaine-américaine et le reste. Les Africains-Américains sont aussi attachés à la mémoire et au passé de leur communauté que les Antillais anglophones, francophones ou hispanophones de la Caraïbe. Mais ce qui caractérise fondamentalement l’ensemble de la population, c’est l’attachement aux Pères fondateurs, au drapeau, au président et à la Constitution. It’s the law ! Et le modernisme étas-unien s’accommode très bien de cette fixation sur une histoire nationale passée. Le point d’ombre est que ce peuple dans son ensemble a tendance à ignorer l’histoire de l’esclavage et de la traite des Noirs. Et sur ce point, c’est exactement la même chose qu’en France. Je faisais une conférence à Bordeaux il y a quelque temps, et une dame très aimable et très distinguée est venue me voir à la fin pour me dire qu’elle n’arrivait pas à croire que Bordeaux avait été une ville négrière…
Etes-vous un écrivain francophone ?
Je suis partisan du multilinguisme en écriture, la langue qu’on écrit fréquente toutes les autres. C’est-à-dire que j’écris en présence de toutes les langues du monde. Quand j’écris, j’entends toutes ces langues, y compris celles que je ne comprends pas, simplement par affinité. C’est une donnée nouvelle de la littérature contemporaine, de la sensibilité actuelle : fabriquer son langage à partir de tant de langages qui nous sont proposés, par imprégnation, et par la télévision, les conférences, les musiques du monde, poèmes islandais ou chants africains. Non pas un galimatias, mais une présence profonde, et peut-être cachée, de ces langues dans votre langue.
Vous sentez-vous prisonnier, en Amérique, du système multiculturaliste – chacun pour sa tribu ?
Une des particularités de la structure socioculturelle états-unienne, c’est précisément qu’il existe un multiculturalisme, mais sans créolisation, sans interférences profondes. Ces cultures ne se contaminent pas, elles sont absolument étanches les unes aux autres. Les Etats-Unis deviendront un grand pays de créolisation le jour où ces cultures pourront retentir les unes sur les autres, avec des résultantes inattendues. Mais puisque j’essaie d’écrire pour un lecteur du monde, dans une pensée-monde, je ne peux pas me sentir emprisonné ici. Un écrivain fait son oeuvre, la poursuit avec sa propre intention poétique, même si, le plus souvent, il s’éloigne de cette intention dans l’écriture même. C’est là sa liberté.
Quel avenir pour la francophonie ?
Les littératures dites francophones sont très fréquentées, au Maghreb, en Afrique subsaharienne et dans les Amériques. Cela m’est égal qu’il n’en ait pas été de même en France, jusqu’à aujourd’hui, par ethnocentrisme sans doute… Mais pour ces littératures, même en France, les choses commencent à changer. A l’horizon, on commence enfin à percevoir » Une nouvelle région du monde « , c’est le titre que j’ai choisi pour un essai d’esthétique sur le point d’être achevé. Il s’agit du Tout-Monde, dont la francophonie doit participer.
Propos recueillis par Lila Azam Zanganeh. Le Monde 17/03/06
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