— Par Alain Rey —
Alain Rey
FRANCE – 22 octobre 2007
PROPOS RECUEILLIS PAR DOMINIQUE MATAILLET ET RENAUD DE ROCHEBRUNE
Père du dictionnaire Le Robert, le célèbre lexicologue part en lutte contre les puristes. Et se félicite des métissages de la langue de Molière. Interview.
La langue française est-elle en danger ? La question, posée à nouveau avec insistance par divers auteurs ces dernières années, revient régulièrement au premier plan. Et elle conduit toujours deux camps à s’opposer.
Le plus fourni, celui des pessimistes, dénonce le déclin du français sur la scène mondiale. Mais aussi la menace que feraient peser sur son usage ceux qui le parlent mal, que ce soit par la faute de l’école, l’apparition de nouvelles façons de communiquer – par exemple les SMS – ou d’autres évolutions, comme, pour certains, l’influence grandissante des créoles ou des pidgins. Ces tenants de la pureté de la langue sont surtout épouvantés par l’essor de l’anglais et plus encore par l’anglicisation du français.
En face, d’autres ont toujours fait valoir que ces inquiétudes étaient souvent sans fondement et toujours largement exagérées. Alain Rey, 79 ans, responsable pendant des décennies des dictionnaires Le Robert – dont il reste le principal conseiller éditorial -, devenu très populaire depuis les années 1990 grâce à ses chroniques radiophoniques sur France Inter, fait résolument partie de ce camp des optimistes. Il est persuadé que la question de la survie de la langue française ne se pose nullement. Et que ceux qui veulent défendre sa prétendue pureté – car cette notion, fantasmatique, ne veut rien dire à ses yeux – ne font que freiner son élan et entraver ses nécessaires évolutions et adaptations. Il se félicite en particulier de toutes les formes de métissage du français, qui l’enrichissent et lui permettent de rester une langue bien vivante.
Défendre le français, affirme Alain Rey en se référant à l’Histoire, c’est donc plus que jamais se ranger du côté de Rabelais ou de Céline. Et non pas de Malherbe ou de Vaugelas, ces auteurs qui avaient peur de la créativité langagière et oubliaient que cette
« bonne langue » qu’ils voulaient préserver n’avait pas du tout une origine « pure ». Il le dit dans un livre – son premier véritable essai personnel, publié aux éditions Denoël – où il affiche avec fougue, selon le titre même de l’ouvrage, cet amour du français qui le conduit à se méfier de tous les « puristes et autres censeurs de la langue ».
Toujours alerte et combatif, élégant avec ses costumes aussi colorés que son verbe, aimant faire partager ses convictions bien ancrées et fort documentées, c’est sans détour qu’il a répondu à nos questions sur les évolutions passées et actuelles de la langue française, mais aussi sur divers phénomènes linguistiques – le sort des pidgins, l’arabisation… – concernant l’Afrique au sud comme au nord du Sahara.
Jeune Afrique : Vous parlez du français comme d’une langue créole. Qu’entendez-vous par là ?
Alain Rey : C’est un créole issu du latin. Le latin s’est subdivisé en variantes qui ont évolué chacune dans leur sens, que ce soit en Hispanie, en Gaule ou en Italie, donnant ainsi lieu à une sorte de créolisation. La syntaxe a été tellement bousculée qu’il n’en reste presque rien. Le vocabulaire, en revanche, a été largement conservé. Ce qui est longtemps passé inaperçu, parce que ce vocabulaire n’était pas celui du latin classique. Par exemple, equus, qui donnera plus tard, au XVIe siècle, équidés, a été remplacé par caballus, d’où vient cheval.
Ce latin qui a donné naissance au français est-il donc très différent de celui que l’on apprend au lycée ?
Il est assez différent, mais largement compréhensible quand on connaît le latin classique, disons celui de l’Empire. Il faut rappeler à ce propos que le latin est une langue très évolutive. On en a une idée fausse en disant « le » latin. Comme c’est le cas, d’ailleurs, quand on dit « le » français, et la remarque est valable pour la plupart des langues. À la limite, « le » chinois n’existe pas.
Comment vous est venue cette idée du français créole ?
Elle m’est venue lorsque je me suis demandé ce qu’était la créolisation, la vraie, phénomène d’autant plus intéressant qu’il concerne les dernières langues apparues sur la planète, dans ces pays tropicaux où coexistaient colonisation blanche et esclavage noir. Les créoles ont utilisé des lexiques qui appartenaient à des langues européennes, essentiellement l’anglais, le français, l’espagnol, le portugais et le néerlandais, c’est-à-dire celles des grands pays colonisateurs des XVIe et XVIIe siècles. Le vocabulaire est une sorte de modification phonétique des vocabulaires des langues de départ, mais on les reconnaît très bien. Quand l’on dit timoun aux Antilles, c’est le « petit monde », les enfants. Les grammaires, en revanche, sont empruntées aux langues africaines. Mais pas à une en particulier puisque, par définition, les gens qui ont créé les créoles avaient été répartis par les esclavagistes de manière telle qu’ils ne puissent pas s’entendre entre eux.
Ce qui s’est passé avec les esclaves et qui a conduit à la créolisation des langues européennes, au fond, s’est produit avec la population celtophone de la Gaule. Et cela a donné à terme des familles de dialectes très proches les uns des autres, dont le rassemblement final, à partir du VIIIe siècle, a été ce que l’on appelle le français.
Comment se fait cette unification du français ?
À partir du moment où ces langues deviennent des moyens d’expression littéraire, il y a une tendance à l’unification. Il y a un créole haïtien unifié, qui sert aux écrivains. C’est à peu près ce qui s’est passé en France, avec l’unification des diverses façons de parler spontanées en Gaule latinisée pour aboutir à une langue commune dans les écrits. Mais cette langue ne s’est véritablement imposée que grâce à la conjonction de deux facteurs, ce que je résume dans mon livre avec cette formule : « le prince et le poète ».
Pour le poète, les écrivains, vous l’avez dit. Mais quel a été le rôle du prince ?
Le système de la féodalité mis en place par les Francs, sur le mode germanique, favorisait au départ la subdivision en parlers différents. Mais le système monarchique qui apparaît à partir de Clovis et des Mérovingiens, centralisateur, pousse à l’unification de la langue.
Politique et esthétique vont de pair. S’il n’y a pas les deux facteurs, cela boîte. Exemple, l’Italie. Il existe depuis très longtemps une langue italienne à côté des dialectes. Il s’agit du florentin, pas celui du quotidien, mais le florentin transcendé par la littérature. Il faudra attendre des siècles avant qu’il ne devienne une langue officielle, une langue majeure, parce qu’il n’y a pas d’unité politique.
Quelles leçons pour l’Afrique ?
L’Europe du Moyen Âge est une sorte de modèle, avec des lignes de force qui sont les mêmes qu’en Afrique aujourd’hui. Plurilinguisme partout, luttes entre les langues…
On a aujourd’hui sur le continent une multiplicité de langues maternelles, spontanées, qui peuvent être les langues d’une région, voire d’un village. Mais aussi, et c’est là où va se jouer l’avenir, des langues véhiculaires.
Va-t-on vers la formation de nouveaux créoles ?
Ce n’est pas sûr : il ne faut pas confondre créole et pidgin. Pour qu’il y ait créole, il faut qu’il y ait transmission en langue maternelle. C’est cela la grande innovation au XVIIe et au XVIIIe siècle. Des pidgins, il y en a toujours eu. C’était le cas de la lingua franca pendant les Croisades, qui était fabriquée avec des bouts d’italien, d’espagnol, de français, de vénitien (qui n’est pas l’italien) et même d’arabe… Cette langue n’a jamais été un créole, parce que les gens d’origines diverses venus combattre l’apprenaient pour un certain type de communication entre eux, puis ils revenaient ensuite à leur langue maternelle.
Même chose avec les pidgins qui se sont créés quand les Anglais ont fait du commerce avec la Chine. Ce pidgin, c’est du chinois et de l’anglais, mais cela n’a jamais formé une vraie langue. C’est une sorte de compromis efficace qui permet une communication minimale.
En Afrique, les langues véhiculaires ne remplacent-elles pas les pidgins ?
La grande différence entre l’Européen moyen et l’Africain moyen, c’est que l’un est à tendance unilingue et l’autre à tendance plurilingue. Un Africain sait toujours plus de langues qu’un Européen. Qu’il aime ou n’aime pas cela, qu’il soit fort en langues ou pas, ce n’est pas le problème. C’est la nécessité de communiquer qui fait loi.
C’est très compliqué, car, du coup, au niveau de la langue, il y a des étages successifs. Il s’agit de développer, sur le plan collectif, le bon étage, celui de la langue véhiculaire. Il faudrait qu’il y en ait une qui l’emporte. Et cela quel que soit son état de créolisation. C’est le cas au Sénégal avec le wolof. On pratique le peul ou le sérère en famille, mais l’on parle le wolof dès que l’on sort de chez soi.
Pourquoi cela a-t-il pu se passer au Sénégal alors que cela paraît difficile ailleurs ?
Grâce à une volonté politique. Senghor était sérère, mais il a eu l’intelligence d’imposer le wolof et de le favoriser en même temps que le français. Senghor, on le sait, écrivait.C’est l’exemple vivant qui démontre ma thèse : pour imposer une langue commune, il faut le prince et le poète.
Qu’apportent à la langue française les auteurs « francophones » ?
Vous avez l’exemple des gens qui utilisent leur connaissance du créole pour écrire en français. Chez Glissant en particulier. Comme il l’explique dans Le Discours antillais, il a le sentiment que l’on peut faire avancer le français en utilisant des éléments spontanés, mais qui vont être transfigurés. Tout comme Céline utilisait la langue populaire de la banlieue parisienne en 1936.
Curieusement, la langue française bénéficie en fait aussi bien de cette rencontre avec ceux qui l’enrichissent que de celle avec ceux qui, en Afrique, veulent respecter les normes les plus exigeantes, les plus classiques.
La langue des banlieues ? Est-ce un apport au français ou une menace pour lui ?
Vu grossièrement, c’est une menace si l’on considère qu’il faut qu’il y ait un modèle normalisé unique. Mais ce modèle n’a jamais existé. Simplement, le discours écrit spontané a été jeté aux oubliettes. Quand on se réfère aux témoignages écrits spontanés d’autrefois, on découvre que les fautes de français reprochées aux gamins d’aujourd’hui étaient déjà commises il y a deux ou trois siècles.
On a parlé de l’Afrique du sud du Sahara. Comment percevez-vous la situation au Maghreb ?
Si l’on compare avec l’Afrique subsaharienne, la situation est complètement différente, car il existe une langue dominante, soit l’arabe, soit une langue berbère. Et même en terre berbérophone, on est en fait capable de comprendre l’arabe, parce qu’on y a été plus ou moins contraint.
Mais il ne faut pas tomber dans l’illusion qu’il y a en Afrique du Nord une langue unifiée qui est l’arabe, puisque chacun sait que les arabes spontanés du Maghreb ne sont pas intercompréhensibles.
Pourquoi l’arabisation au Maghreb pose-t-elle tant de problèmes ? Ne devrait-elle pas se faire naturellement ?
Parce que l’arabe parlé n’est pas l’arabe littéral. Quand on accorde de l’importance à la religion, on ne peut pas lui donner la même importance que l’arabe du Coran, sacralisé, mais que personne ne parle. On est un peu dans la même situation qu’avec l’hébreu biblique par rapport à l’hébreu courant. Mais les Arabes n’ont pas su réaliser ce que les juifs ont réussi avec l’hébreu pour en faire une langue moderne. C’était sans doute possible, il est vrai, parce qu’Israël est un pays minuscule.
L’arabisation du Maghreb est-elle pourtant inéluctable à terme ?
Je le pense. Mais – prenons le cas de l’Algérie – il y a un double problème à résoudre. Quel va être le statut de l’arabe par rapport au français ? Et quel va être le statut de l’arabe algérien spontané ? Comment va-t-il être normalisé ? Est-ce que l’on va tendre vers ce qu’on appelle l’arabe du journal en Égypte ? Ou est-ce qu’on ira, comme au Maroc, vers un arabe plus national, valorisé, fixé, écrit, littéraire, qui peut devenir une langue nationale passablement différente de l’arabe du Machrek ?
Il serait préférable sans doute – les Algériens le savent – qu’on se rapproche de l’arabe du Machrek : entre la Syrie, l’Irak, la Jordanie, l’Égypte, en tout cas au niveau de l’écrit, la communication est parfaite. Si un Tunisien peut à la rigueur lire un journal égyptien, ce n’est pas le cas d’un Algérien. C’est bien pour cela qu’il y a tant de journaux francophones en Algérie.
Une question à l’homme des dictionnaires : de tels ouvrages véhiculent-ils une idéologie ? On vous a fait un procès à propos de la définition du mot « colonisation » dans Le Robert…
Dans l’article sur le mot colonisation, un élément de définition était : « mise en valeur ». Historiquement, toute colonisation a bien pour objectif de mettre en valeur les territoires conquis pour faire des bénéfices sur le dos de ceux que l’on colonise. Mais « valeur » a deux sens, qui sont d’ailleurs lourdement distingués dans Le Robert : l’un, qu’on avait retenu en l’occurrence, est strictement économique, l’autre éthique. Le Cran [Conseil représentatif des associations noires de France] a vu de l’éthique, donc du valorisant, dans cette « mise en valeur » coloniale. On a résolu la question dans l’édition 2008 du Robert sans changer une ligne, mais en ajoutant une citation de Césaire qui dit que « colonisation égale chosification ». Et la polémique a pris fin.
Cette définition de la colonisation n’était pourtant pas nouvelle…
Elle existait depuis quarante ans ! Et depuis quarante ans, Le Robert avait clairement affiché des positions anticolonialistes. Même si Paul Robert lui-même, c’est vrai, avait manifesté des tentations du côté de l’Algérie française.
Quel est votre pronostic sur l’avenir du français ?
Tout en restant optimiste, je pense que le français a des problèmes sérieux à résoudre. Il n’est pas malade, mais il faut certainement se pencher sur la manière de s’en servir et de le transmettre. Quant à la place du français en Europe et dans le monde, elle paraît désormais moins importante que celle de l’anglais ou du chinois à cause de la quantité de locuteurs. Est-ce si grave ? Le français, on ne le remarque pas assez, est représenté sur tous les continents. Et puis, il y a l’usage esthétique de la langue. Tant qu’il y aura un nombre non négligeable d’auteurs dont ce n’est pas la langue maternelle qui choisiront le français pour écrire des livres, il n’y aura pas trop de raisons de s’inquiéter. Or quand on passe en revue les temps récents, les exemples abondent, avec des Chinois, des Grecs, des Anglo-Saxons – Jonathan Littell, tant célébré l’an dernier, n’a pas été le premier, il y a eu Julien Green, Samuel Beckett…
Le risque que l’anglais submerge le monde n’est-il donc pas si évident ?
C’est absurde. Comment expliquer que l’albanais et le hongrois se portent si bien ? Et il y a même des pays où le français, en compétition avec l’anglais, l’a emporté. C’est le cas de Maurice : l’anglais est la langue administrative, mais, dans la rue, on parle un français légèrement créolisé ; et la littérature est francophone. L’anglais est la langue des affaires, mais il ne va pas éliminer les autres langues.
Qu’est-ce qui fait, néanmoins, qu’une langue s’étend et devient mondiale ? Cela tient-il à des spécificités des langues elles-mêmes ?
Oui, ces spécificités peuvent jouer. Mais le facteur fondamental est politique, économique et militaire.