Notre rapport à la langue

 — Par Fernand Tiburce FORTUNÉ —

 

Selon ULLMAN, « tout système linguistique renferme une analyse du monde extérieur qui lui est propre et qui diffère de celles d’autres langues ou d’autres étapes de la même langue. Dépositaire de l’expérience accumulée de générations passées, il fournit à la génération future une façon de voir, une interprétation de l’univers ». (1)

C’est pourquoi, selon nous, la relation à notre langue est une relation à la terre, donc à la poésie, donc à la création. Elle est par conséquent une relation à la mère, un cordon ombilical essentiel qui nous singularise, et en même temps nous préserve de la solitude.

La langue s’exprime alors comme patrimoine, c’est-à-dire comme un lieu non clos où s’engrangent drus, les temps forts de notre vécu. Dans ce contexte, le parler d’un peuple signifie volonté d’amour et acte de fidélité.

La langue, c’est nous-mêmes , mais c’est encore le contact, la présence, l’existence même de l’Autre. En effet, toute langue est à un certain degré ce mouvement multiforme vers une fraternité partageable, une communauté à essentialiser.

Comment ne pas aimer sa langue ?

Pourquoi tenter d’ériger un «mur de la honte» entre sa langue et soi-même ?

Comment ne pas être bien avec sa langue, donc bien dans sa peau ?

Celui qui ne peut répondre à ces questions vit avec un double dans une relation trouble, dans une intimité ambiguë.

Or la langue, c’est la vie dans une multidimentionalité et sa lumière.

Elle n’est pas une, en effet, malgré sa totalité. Elle nous situe à chaque instant et s’adapte selon les événements, les choses, les êtres et les sentiments. La langue nous surprend au carrefour de son déroulé, car elle nous porte autant que nous l’enfantons , dans l’incessante dialectique du reçu et du donné, du ressenti et de l’exprimé. Et elle est tour à tour vulgaire et savante, commune et poétique. Elle est rétive ou docile. La langue se fréquente, se courtise. Mais parfois, elle se refuse et devient le fleuve turbulent dont il faut trouver le gué. C’est alors que l’on découvre ses délices avec le mot juste, l’expression exacte qui permettent, avec économie, de trouver le passage et la communication avec autrui.

C’est que la langue est magique, la langue est mystérieuse. Elle est en nous, comme elle nous est étrangère, d’où ce besoin de l’apprivoiser.

Le rapport à la langue créole nous remplit de joie créatrice, à quelque niveau que l’on se situe, qu’elle soit langue populaire ou savante. Il ne se passe de jour où la langue ne crée, provoquant parfois un choc esthétique (tant le parler rejoint le déparler), culminant à l’incandescence intellectuelle et au bien-être total, ne serait-ce que l’espace d’une seconde.

Introduire donc notre langue créole dans le système éducatif, parce qu’elle est d’abord nôtre, qu’elle nous colle à la peau, qu’elle nous ressort par tous les pores, qu’elle a le goût de notre sueur. Ce n’est absolument pas un acte de subversion dirigé contre la langue française. C’est tout simplement faire -bien tardivement- acte de reconnaissance.

On peut faire semblant de vivre à côté d’elle, tout en l’interpellant quotidiennement. Il nous importe peu qu’elle soit ou non un outil d’échange international. Ce qui compte avant tout, c’est le corps à corps que nous devons lu livrer pour qu’elle nous abandonne tous ses secrets. Deux langues intéressent aujourd’hui les érudits et les chercheurs : la plus ancienne et la plus neuve : le sanscrit et le(s) créole(s).

Pas de fausse querelle donc, pas de faux débats, pas d’hypocrisie. Notre langue est bien là autour de nous, parmi nous. La nier, le nier, c’est faire de nous des fantômes, des hommes et des femmes sans consistance, sans conscience, sans liberté. Cacher, nous obliger à cacher notre langue dans les replis de notre honte et les profondeurs marécageuses des complexes, c’est nous priver de la parole. C’est bel et bien nous ouvrir les portes du goulag culturel.

Or nous sommes d’accord pour que « tout individu puisse, sans culpabilité, sans éprouver la pesanteur d’anciens interdits, se ressentir comme d’un lieu, d’une culture. Et en même temps, chaque homme doit trouver à sa portée les moyens de connaître et d’apprécier la culture de l’autre». (2)

Aussi, notre créole est-il davantage que le créole, la barque qui, bien conduite, peut nous sauver du naufrage. Comment pourrons-nous repenser le monde, quel sera notre apport au monde si nous occultons ce qui nous fait singuliers ?

En même temps que repère pour l’enfance, le rapport à la langue porte témoignage de la densité d’un peuple qui peut ou se renier dans l’altérité, ou alors mettre en projet son devenir dans ce qu’il comporte de certitude et de promesse de dépassement.

L’introduction progressive et savante de l’étude de la langue créole à l’école est donc une tentative opportune de réinsérer l’homme antillais dans son univers profond d’où on voulait l’expulser. Déjà, il est orphelin d’un passé et exilé dans un présent de consommation. En lui refusant sa langue -donc sa Culture- on le voudrait veuf de lui-même, mais aussi l’oublié du Monde.

En conclusion, notre voix doit compter dans le nouveau « Dialogue des Civilisations » (3) qui devra se nouer dans un proche avenir. Si nous voulons être présents le jour de la création de cette nouvelle convivialité, si nous savons que la « culture est une démocratie à mettre en marche » (2), commençons d’abord à aimer passionnément notre langue créole et continuons ensuite à l’enrichir.

(1) – ULLMAN, cité par G. MOUNIN –« les problèmes théoriques de la traduction »

(2) – Démocratie culturelle et droit à la différence (documentation française)

(3) – « Dialogue des Civilisations » – Roger Garaudy.

Fernand Tiburce FORTUNÉ

Martinique

Caraïbe

01/11/1984

(publié dans « ANTILLA )