— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
« Le libre exercice de l’esprit critique et de nos capacités d’analyser les problèmes récurrents de l’enseignement supérieur au pays sont lourdement assautés et précarisés ces derniers mois », nous écrit l’un des enseignants de l’Université d’État d’Haïti avec lesquels nous avons l’habitude d’échanger. Il désigne ainsi, par-delà les difficiles conditions de travail en lien avec le Covid 19, la situation politique du pays qui affecte quotidiennement les citoyens : forte recrudescence des enlèvements contre rançon, hausse des assassinats ciblés notamment dans les quartiers populaires, gangstérisation du pouvoir d’État sous la houlette du parti présidentiel, le PHTK néo-duvaliériste lié aux gangs armés, institutionnalisation de la corruption et de l’impunité, etc. À cela s’ajoute le fait que le Parlement, dysfonctionnel depuis janvier 2020, n’exerce aucun contrôle de l’action gouvernementale et le président Jovenel Moïse, dépourvu de légitimité et constamment contesté par la population, gouverne par décrets anticonstitutionnels ayant force de loi (plus d’une trentaine depuis environ huit mois). L’illégalité et l’inconstitutionnalité de ces décrets ont été publiquement dénoncées par la Fédération des Barreaux d’Haïti dans sa résolution du 3 juin 2020. Après avoir ressuscité une quasi milice privée de tradition tonton makout, les FAd’H (Forces armées d’Haïti), et procédé à l’instrumentalisation politique de la PNH (Police nationale d’Haïti), le poulain du Core Group, de l’OEA et du Département d’État américain, Jovenel Moïse, a récemment entrepris de créer par décret une sorte de police politique duvaliériste dénommée ANI (Agence nationale d’intelligence) et il s’apprête à faire voter illégalement une nouvelle Constitution taillée sur mesure et destinée à instaurer, en référence au dictateur François Duvalier, un « présidentialisme fort » faisant peu de cas des droits citoyens et des droits linguistiques des locuteurs. C’est donc dans ce contexte mortifère et hautement anxiogène que nos interlocuteurs de l’Université d’État d’Haïti entendent prolonger leur enseignement et poursuivre la réflexion sur les défis de l’enseignement supérieur, y compris ceux relevant de la didactique et de la transmission des connaissances en langue maternelle créole. Le présent article contribuera à cette intellection sur le mode de pistes de réflexion qu’il faudra ultérieurement approfondir.
Il s’agira de savoir, dans un premier temps, si l’enseignement en créole à l’université en Haïti est un droit constitutionnel que l’État a l’obligation de mettre en œuvre à l’échelle nationale. Ou encore si ce présumé enseignement en créole constitue une réalité mesurable ou un slogan ornemental, ou une pratique institutionnelle définie dans des textes administratifs et juridiquement encadrée. Il faudra également déterminer si l’enseignement des différentes matières universitaires en langue créole –s’il est avéré–, dispose d’un cadre didactique attesté, d’un personnel enseignant formé à la dispense des connaissances en langue maternelle créole et si les enseignants sont munis d’outils pédagogiques en créole évalués et normalisés. Le questionnement de cette problématique se situera dans le prolongement de l’analyse contenue dans notre article « Aménagement et « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien : pistes de réflexion » (Le National, 24 janvier 2020).
L’enseignement en langue maternelle, soutenu depuis une cinquantaine d’années par les experts de l’Unesco, par de nombreux linguistes et didacticiens, est un droit explicitement consigné dans la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 qui a reçu un appui fort de personnalités telles que Nelson Rolihlahia Mandela (Prix Nobel de la paix 1993), Noam Chomsky, le Dalai Lama, Desmond Tutu (Prix Nobel de la paix 1984), Adolfo Pérez Esquivel (Prix Nobel de la paix 1980), Octavio Paz (Prix Nobel de littérature 1990), Rigoberta Menchú Tum (Prix Nobel de la paix 1992) etc. Cette Déclaration a été rédigée et proclamée à la Conférence mondiale sur les droits linguistiques tenue à Barcelone en 1996. Soutenue par l’Unesco, et elle est le fruit du travail de 61 ONG, de 41 centres d’écrivains du PEN Club et de 40 experts en droit linguistique venus des cinq continents. En soutenant avec constance l’enseignement en langue maternelle, les experts de l’Unesco, les linguistes-didacticiens ainsi que les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits linguistiques, il faut fortement le souligner, n’ont à aucun moment plaidé pour l’unilatéralisme linguistique en opposant les langues entre elles ou en menant campagne contre une langue comme le fait, par exemple, un linguiste-évangélisateur haïtien en guerre ouverte contre la pseudo « francofolie » qu’il semble être le seul à avoir débusquée en Haïti. Ce linguiste-prédicateur haïtien, qui assume un parti-pris sectaire et dogmatique en faveur de l’unilatéralisme créole, est connu pour sa complaisance envers le régime néo-duvaliériste du PHTK à travers le soutien public qu’il a accordé au PSUGO –« gras a program Psugo a 88 pousan timoun ale lekol » soutient-il dans une vidéo mise en ligne le 5 juin 2014. Le Psugo, programme bidon d’accès gratuit à l’éducation de l’ère Martelly/Lamothe, a très largement été décrié par la société civile haïtienne et les enseignants en raison, entre autres, des scandales de corruption et de détournement de fonds qu’il a occasionnés (sur les objectifs du Psugo, ses mécanismes administratifs, sa mise en oeuvre et ses résultats, voir l’excellente analyse de Charles Tardieu, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti », 30 juin 2016 ; voir aussi la série d’enquêtes très fouillées d’Ayiti kale je/AltersePresse « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? », 16 et 21 juillet 2014). Ouverts au plurilinguisme et au partenariat fécond entre les langues, les experts de l’Unesco ont au contraire mis l’accent sur les acquis connus de l’apprentissage précoce d’une seconde langue. Le plaidoyer pour l’éducation dans la langue maternelle, loin de soutenir une vision sectaire et étroitement « nationaliste » de la langue native, propose de contribuer à améliorer la qualité de l’éducation et à combattre le décrochage scolaire. En ce qui a trait à l’Afrique où coexistent de nombreuses langues, le lecteur curieux peut accéder aux analyses multisectorielles de nombreux spécialistes africains consignées dans un document daté de juin 2010 et qui ratisse large, « Les langues
de scolarisation en Afrique francophone / Enjeux et repères pour l’action » – Études-pays réalisées par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), l’Agence française de développement (AFD), le
ministère des Affaires étrangères et européennes de France (MAEE) et l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF). Sur la problématique de l’enseignement en langue maternelle, voir aussi l’article « Journée de la langue maternelle : l’UNESCO défend la diversité linguistique dans l’enseignement », ONU Info, 21 février 2016, qui précise qu’« À l’occasion de la Journée internationale de la langue maternelle, la directrice générale de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), Irina Bokova, a prôné (…) le plein respect du recours à la langue maternelle dans l’enseignement, ainsi que la promotion et la préservation de la diversité linguistique. »
Dans l’analyse de la situation linguistique haïtienne exposée dans nos livres –notamment dans « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011)–, et également dans nos articles de vulgarisation linguistique amplement diffusés en Haïti et en outre-mer, nous nous référons systématiquement à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 en raison de sa haute pertinence, de son adéquation avec la situation linguistique du pays et, aussi, pour situer et enraciner la vision linguistique que nous offrons en partage dans le dispositif des droits linguistiques, loin des dérives idéologiques et du discours essentialiste dont certains « créolistes » fondamentalistes sont coutumiers. Explicitant le contexte de la rédaction de la Déclaration universelle des droits linguistiques, Oriol Ramon i Mimó, secrétaire général du Comité d’accompagnement de la Déclaration universelle des droits linguistiques, note très justement que « Un des apports les plus importants au Droit linguistique consiste dans le fait que la Déclaration considère inséparables et interdépendantes les dimensions collective et individuelle des droits linguistiques, car la langue se constitue d’une manière collective au sein d’une communauté et c’est aussi au sein de cette même communauté que les personnes en font un usage individuel. De cette manière, l’exercice des droits linguistiques individuels peut seulement devenir effectif si l’on respecte les droits collectifs de toutes les communautés et de tous les groupes linguistiques.» En lien avec la situation linguistique d’Haïti et la problématique de l’enseignement en langue maternelle créole à l’université, il est utile de préciser que la Déclaration universelle des droits linguistiques promeut de manière explicite ce qui suit :
Section II
Enseignement
Article 23
L’enseignement doit contribuer à favoriser la capacité de libre expression linguistique et culturelle de la communauté linguistique du territoire sur lequel il est dispensé.
L’enseignement doit contribuer au maintien et au développement de la langue parlée par la communauté linguistique du territoire sur lequel il est dispensé.
L’enseignement doit toujours être au service de la diversité linguistique et culturelle et favoriser l’établissement de relations harmonieuses entre les différentes communautés linguistiques du monde entier.
Compte tenu de ce qui précède, chacun a le droit d’apprendre la langue de son choix.
Article 24
Toute communauté linguistique a le droit de décider quel doit être le degré de présence de sa langue, en tant que langue véhiculaire et objet d’étude, et cela à tous les niveaux de l’enseignement au sein de son territoire : préscolaire, primaire, secondaire, technique et professionnel, universitaire et formation des adultes.
Article 25
Toute communauté linguistique a le droit de disposer de toutes les ressources humaines et matérielles nécessaires pour parvenir au degré souhaité de présence de sa langue à tous les niveaux de l’enseignement au sein de son territoire : enseignants dûment formés, méthodes pédagogiques appropriées, manuels, financement, locaux et équipements, moyens techniques traditionnels et technologie de pointe.
Article 26
Toute communauté linguistique a droit à un enseignement qui permette à tous ses membres d’acquérir une maîtrise totale de leur propre langue de façon à pouvoir l’utiliser dans tout champ d’activités, ainsi que la meilleure maîtrise possible de toute autre langue qu’ils souhaitent apprendre.
Article 27
Toute communauté linguistique a droit à un enseignement qui permette à ses membres d’acquérir une connaissance des langues liées à leurs propres traditions culturelles, comme les langues littéraires ou sacrées, anciennement langues habituelles de sa communauté.
Article 28
Toute communauté linguistique a droit à un enseignement qui permette à ses membres d’acquérir une connaissance approfondie de leur patrimoine culturel (histoire et géographie, littérature, etc.) ainsi que la plus grande maîtrise possible de toute autre culture qu’ils souhaitent connaître.
Article 29
Toute personne a le droit de recevoir l’enseignement dans la langue propre au territoire où elle réside.
Ce droit n’exclut pas le droit d’accès à la connaissance orale et écrite de toute autre langue qui lui serve d’outil de communication avec d’autres communautés linguistiques.
Article 30
La langue et la culture de chaque communauté linguistique doivent être l’objet d’études et de recherches au niveau universitaire.
Il ressort de ce dispositif jurilinguistique que l’enseignement en langue maternelle, y compris à l’université, est explicitement promu par la Déclaration universelle des droits linguistiques au titre d’un droit essentiel, les droits linguistiques étant de surcroît universels. Ce droit est également fondé, au plan jurilinguistique, dans la Constitution haïtienne de 1987 qui consigne à l’article 5 la co-officialité des deux langues de notre patrimoine linguistique national, le créole et le français. Aussi, en conformité avec la Déclaration universelle des droits et la Constitution de 1987, l’État haïtien a l’obligation de garantir et de mettre en œuvre un enseignement pré-universitaire et universitaire en langue créole, et il faut prendre toute la mesure que le texte constitutionnel ne fournit aucune provision d’exclusion de l’une de nos deux langues, le français, comme le réclament de manière sectaire et dogmatique certains « créolistes » fondamentalistes siégeant à l’Akademi kreyòl ou gravitant autour d’elle. Le droit à la langue maternelle créole dans l’enseignement universitaire est conforté, dans la Constitution de 1987, à la section F : « De l’éducation et de l’enseignement » qui dispose ainsi : « Article 32 : « L’État garantit le droit à l’éducation. (…) »; article 32.1 : « L’éducation est une charge de l’État et des collectivités territoriales. » Qu’en est-il dans la réalité observable ?
De l’adoption de la Constitution de 1987 à nos jours, l’État haïtien a-t-il pris des mesures législatives et réglementaires fortes pour garantir et assurer un enseignement universitaire en langue créole ? La réponse est non : trente-trois ans après l’adoption de cette charte fondamentale, l’État haïtien n’a produit aucun énoncé de politique linguistique ciblant le créole langue d’enseignement à l’université, comme du reste il n’a pas élaboré de véritable politique linguistique éducative pour les niveaux fondamental et secondaire (voir notre article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique », Le National, 30 novembre 2017). L’absence d’une politique linguistique éducative et, singulièrement, l’inexistence d’un cadre juridique et réglementaire définissant les critères et paramètres d’orientation de l’enseignement universitaire en langue créole s’expliquent principalement par un lourd déficit de vision, un manque chronique de volonté politique et par la quasi démission de l’État en matière d’aménagement linguistique. Hormis la création en 1994 de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation, dont l’action et les résultats sont dérisoires, l’État se préoccupe très peu du problème linguistique haïtien et aucun texte officiel, aucun document administratif n’atteste que l’État a légiféré en matière d’aménagement simultané des deux langues officielles du pays depuis l’adoption de la Constitution de 1987. Signe de son désintérêt, l’actuel Exécutif Tèt kale, peu soucieux du droit à l’éducation et des droits linguistiques de l’ensemble de la population haïtienne, accorde un faible budget au secteur éducatif. Par exemple, ce budget s’élevait en 2017 à 10 milliards de gourdes en ressources internes (160 771 704 dollars US), soit 6.9% du budget global de l’État qui, lui, se chiffrait à 144 milliards de gourdes, soit 2 315 112 540 dollars US. L’absence de volonté politique et la quasi démission de l’État en matière d’aménagement linguistique, qui sont au cœur de la problématique d’un enseignement en créole dans les universités haïtiennes, se trouvent amplement exemplifiées par la saga du mort-né « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » annoncé par le ministère de l’Éducation. Comme nous l’avons démontré en l’analysant, ce « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 », qui entend structurer l’enseignement fondamental, professionnel et universitaire en Haïti sur une période de dix ans, n’est pas porteur d’un véritable projet d’aménagement linguistique en salle de classe. Au plan linguistique, il faut le souligner, les « Orientations stratégiques » du « Plan décennal… » en définissent les limites : « En résumé, au cours des dix années du plan décennal (2018-2028), de nombreuses actions seront entreprises pour (…) notamment « Renforcer le statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée dans le processus enseignement/apprentissage à tous les niveaux du système éducatif haïtien » (« Plan décennal…» p. 28) –(voir notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018).
La complexité de cette situation se mesure également au constat qu’il y a très peu d’études de terrain sur la réalité de l’emploi du créole dans l’enseignement en Haïti. Hormis les travaux de Renauld Govain (« L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » (revue Contextes et didactiques, 4 / 2014) ; de Fortenel Thélusma (« Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives », Éditions C3, 2018) ; de Benjamin Hebblethwaite et Michel Weber (« Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien », revue Dialogue et cultures 58 / 2012), les enseignants, les directeurs d’écoles et les chercheurs sont peu renseignés sur la méthodologie d’enseignement du et en créole, ainsi que sur la conformité des outils pédagogiques disponibles en langue créole dont on ne connaît ni le nombre ni la valeur au plan didactique.
L’inexistence d’un cadre juridique et réglementaire établi par l’État et définissant les critères et paramètres d’orientation de l’enseignement universitaire en langue créole a des conséquences multiformes et systémiques, qu’il faudra ultérieurement bien identifier et évaluer, sur la formation des enseignants qui est l’une des missions majeures de l’université haïtienne. L’observation empirique, sur le terrain, montre bien que L’UNIVERSITÉ HAÏTIENNE NE PRODUIT PAS D’ENSEIGNANTS QUALIFIÉS AU PLAN LINGUISTIQUE ET CAPABLES DE DISPENSER, EN LANGUE CRÉOLE, DES SAVOIRS ET DES CONNAISSANCES DANS TOUS LES DOMAINES COUVERTS PAR L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. On en prendra la mesure en rappelant que l’Université d’État d’Haïti est le plus grand établissement d’enseignement supérieur et de recherche du pays. À travers le territoire national, elle abrite environ 20 000 étudiants, 1 500 enseignants et 800 agents et cadres administratifs. Elle comprend vingt entités distinctes et également dix Universités publiques en région (UPR). La documentation disponible n’atteste pas le nombre d’étudiants inscrits dans les nombreuses universités privées, tandis que Le Nouvelliste du 10 décembre 2018 signale –citant Paul Yves Fausner, alors responsable de la Direction de l’enseignement supérieur et de la recherche (DESR) du ministère de l’Éducation nationale–, que « 138 institutions d’enseignement supérieur sont reconnues en Haïti », mais l’article ne précise pas si nombre de ces institutions relèvent du phénomène de « borletisation » de l’enseignement au pays. En ce qui concerne le nombre d’étudiants du secteur universitaire et à titre comparatif, dans une dépêche datée du 30 mars 2015, le site haitilibre.com soutient que « Plus de 56 000 étudiants haïtiens [sont inscrits] dans les écoles et universités dominicaines ».
Souventes fois occultée par certains « créolistes » fondamentalistes, la réalité bouscule l’une des certitudes du crédo essentialiste : ce n’est pas parce qu’on est créolophone que l’on peut, à priori, enseigner le créole et enseigner en créole, y compris à l’université. Ainsi, à comparer une conversation familière en créole entre amis et l’exposé, en contexte universitaire formel, d’un cours en créole sur la notion de « mémoire vive » des ordinateurs, il est loisible de constater que le niveau de langue ainsi que les stratégies discursives mises en œuvre sont nettement différents. La conversation familière comprendra pour l’essentiel les mots couramment employés au quotidien tandis que l’enseignement formel fera appel à un « métalangage », à un appareillage conceptuel dédié, à un lexique spécialisé comprenant au besoin des emprunts et/ou des néologismes, bref à un « discours savant », médiateur et didactisé en créole. Nier ou banaliser cette complexe dimension de l’enseignement en créole reviendrait à évacuer les difficultés, encore peu étudiées, rencontrées par l’enseignant lorsqu’il doit passer d’un niveau de langue familier à celui d’un discours didactisé spécialisé qui est certainement en lien, sur le terrain qui nous préoccupe, avec une véritable épistémologie de la linguistique (voir l’article de Julia Kristeva, « Les épistémologies de la linguistique », revue Langages no 24, 1971). Cela reviendrait aussi à enfermer la réflexion sur la didactique et la pratique enseignante en langue créole dans l’espace clos, étroit et improductif des slogans cosmétiques dénués de perspectives, comme c’est le cas de l’Akademi kreyòl plaidant pour l’improbable « bay kreyòl la jarèt ». Ce n’est pas en procédant à un « habillage phonique » créole –« habillage » à la fois phrastique et lexical–, que l’on contribue à la didactisation du créole langue d’enseignement, comme, par exemple, dans la phrase « n ap etidye memwa viv la tankou yon fenomèn espesyal ki se yon nosyon kapital nan syans òdinatè yo depi karant lane » ; ou encore dans ce bel exemple tiré de la presse écrite, « Tout kote genyen nesesite pou se yon grenn mo ki sèvi, neyolojis ‘‘jennda’’ a ede n rezoud mank ki te genyen an » (voir l’article « Yon neyolojis kòm altènativ pou yon konsèp ki bay difikilte nan lang kreyòl » (Le National, 22 décembre 2020). Sous cet angle, il ne faut pas perdre de vue que le locuteur-scripteur créolophone, qui dispense rarement un cours en créole dans le système universitaire haïtien, est pour l’essentiel un sujet parlant scolarisé en français, et que ses stratégies discursives mettent en jeu des phénomènes complexes tels que la translittération, l’interférence, et le « code switching »/l’alternance codique. Sur la notion de « code switching »/alternance codique, voir entre autres l’étude de Frédéric Anciaux, Thomas Forissier, Béatrice Jeannot-Fourcaud, Patrick Picot et Antoine Delcroix, « Approche comparée de l’alternance français-créole dans l’enseignement de disciplines linguistiques et non-linguistiques aux Antilles françaises », revue eJRIEPS, 29 | 2013 ; voir aussi Sophie Alby, « Alternances et mélanges codiques » dans le collectif « Sociolinguistique du contact » (ENS Éditions, 2013).
D’autre part, à travers nos échanges, nos interlocuteurs, enseignants-chercheurs oeuvrant dans les universités haïtiennes (secteurs public et privé), sont unanimes : IL N’EXISTE PAS À L’HEURE ACTUELLE UN ENSEIGNEMENT UNIVERSITAIRE EN LANGUE CRÉOLE EN HAÏTI. L’enseignement universitaire en créole ne constitue pas une caractéristique distinctive et majeure de l’enseignement supérieur au pays, une réalité mesurable mise en lumière par des travaux de recherche, et encore moins une pratique institutionnelle définie dans des textes administratifs et juridiquement encadrée.
En réalité, le français est utilisé dans la très grande majorité des cours dispensés par l’enseignement supérieur au pays alors même que les étudiants sont majoritairement de langue maternelle créole. Au sein de certaines Facultés de l’Université d’État d’Haïti et du secteur privé, quelques enseignants dont on ne connaît ni le nombre ni les qualifications au plan didactique ont recours au créole oral, à titre individuel, pour l’une et/ou l’autre des raisons suivantes :
–fournir des explications, des illustrations, une mise en contexte ;
–pallier la relative faible compétence en français des étudiants dont la langue maternelle est le créole ;
–résumer un corps d’idées contenues dans des ouvrages de référence rédigés en français ;
–tenter de traduire en créole des concepts spécifiques aux domaines étudiés et formulés en français dans des ouvrages de référence ;
–inciter les étudiants à s’exprimer en langue maternelle créole pour vérifier le degré de compréhension et de rétention de ce qui est d’abord exposé en français.
S’il est avéré que certains cours sont dispensés uniquement en créole –c’est le cas en particulier à la Faculté de linguistique appliquée (ex. de cours : « Analiz tèks kreyòl », « Pratik tradiksyon »)–, le constat général pour l’ensemble de l’enseignement supérieur haïtien est fort révélateur : le créole est une langue d’appoint, une sorte de « facilitateur » sinon de béquille discursive plutôt qu’une langue d’enseignement constituée selon les critères d’une cohérente et innovante didactisation. Un parcours d’enseignement, toutefois, gagnerait à être mieux connu : en ce qui a trait aux matières enseignées à la Faculté de linguistique appliquée, il serait utile à la réflexion de savoir si des cours de phonologie, de grammaire générative, de dialectologie, de lexicologie, etc., sont dispensés uniquement en créole et s’ils ont donné lieu à la production de supports pédagogiques en créole. Et si c’est le cas, il serait également utile qu’un tel enseignement en créole fasse l’objet de documents de référence capables d’être intégrés à une plus large réflexion sur la didactisation du créole. Par ailleurs, bien que des cours de « communication créole » aux objectifs limités semblent encore être dispensés dans certaines universités privées (notamment à l’Université Quisqueya) et à la Faculté des sciences humaines, l’École normale supérieure, dont la mission principale est de former des enseignants, n’a jusqu’ici produit aucun document public d’orientation linguistique sur la didactique du créole et l’enseignement en créole des matières de son programme. Ce type de documents est pourtant nécessaire à la conceptualisation d’une compétente didactisation du créole et à son utilisation ordonnée dans l’apprentissage des contenus universitaires en langue créole.
Qu’il s’agisse de la licence, de la maîtrise ou encore plus rarement du doctorat, l’offre des différentes matières universitaires en langue créole n’est aucunement avérée dans l’enseignement supérieur haïtien selon le critère d’un usage généralisé, normé et mesurable du créole, dans l’ensemble des universités des secteurs public et privé. Et, de manière liée, en ce qui a trait à l’emploi du créole, l’enseignement supérieur haïtien ne dispose toujours pas d’un cadre didactique national de référence consigné dans des documents d’orientation publics. Par exemple, sur le site Internet officiel plutôt rachitique de l’Université d’État d’Haïti (www.ueh.edu.ht), rien n’est dit sur les langues d’enseignement, aucun document de référence n’atteste l’existence d’une politique linguistique éducative au sein d’une institution nationale d’enseignement supérieur qui forme environ 20 000 étudiants. Cela semble révélateur du statu quo linguistique observable dans l’ensemble de l’enseignement supérieur haïtien et singulièrement à l’Université d’État d’Haïti. Ainsi, alors même que le rectorat de l’Université d’État d’Haïti était à la manœuvre en 2013, plaidant pour que le créole devienne une langue officielle à la Caricom, il n’a produit depuis lors aucun document de référence relatif à sa politique linguistique éducative et à la généralisation de l’emploi du créole dans l’enseignement supérieur haïtien. La presse au pays s’en est fait l’écho : « Alors qu’Haïti assure, depuis ce mois de janvier 2013, la présidence de la Communauté caribéenne (CARICOM), le rectorat de l’Université d’État d’Haïti et le comité de mise sur pied d’une académie de la langue créole appellent le chef de l’État, Michel Martelly, à demander que le créole, plutôt que le français, soit l’une des langues officielles de l’organisation régionale » (« Le créole haïtien plutôt que le français comme langue officielle, plaident deux institutions », AlterPresse, 29 janvier 2013 ; voir aussi notre article paru le 15 décembre 2020 dans Le National, « Le créole langue officielle à la CARICOM ou l’impasse d’une illusion « nationaliste »). Ce que réclamait alors le rectorat de l’Université d’État d’Haïti sur le plan extérieur –de manière à la fois cosmétique et pour justifier à priori la création empressée de l’Akademi kreyòl–, n’avait aucune résonance sur le plan intérieur et ne préfigurait aucunement la mise en place de fortes mesures pédagogiques et administratives destinées à faire du créole une langue d’enseignement dans les universités haïtiennes. De la promulgation de la Constitution de 1987 à l’aventureuse demande du rectorat de l’Université d’État d’Haïti en 2013, de la création prématurée de l’Akademi kreyòl en 2014 à nos jours, les universités haïtiennes des secteurs public et privé n’ont élaboré aucune politique linguistique éducative dédiée à la généralisation de l’emploi du créole, aux côtés du français, dans l’enseignement supérieur. Force est de constater qu’elles n’avaient ni la vision ni le projet ni la volonté de le faire : en clair, l’Université haïtienne n’a pas de politique linguistique éducative, en particulier en ce qui a trait au créole langue d’enseignement.
Une telle absence de vision est en lien direct avec l’inexistence d’un cadre linguistique et didactique de référence garant de la constitution d’un personnel enseignant formé à la dispense des connaissances en langue maternelle créole et capable d’orienter la production d’outils pédagogiques en créole évalués et normalisés. Une recherche ultérieure et à l’échelle nationale permettra de mieux comprendre les déficiences systémiques produites et/ou alimentées par cette absence de vision et l’inexistence d’un cadre linguistique et didactique de référence quant à l’emploi du créole dans l’enseignement supérieur haïtien. Au chapitre de la production d’outils pédagogiques en créole pour l’enseignement universitaire, nous n’avons retracé aucun document écrit ou audio, aucun guide pédagogique, aucune directive du rectorat de l’Université d’État d’Haïti ou d’une université privée ayant un quelconque lien avec la généralisation du créole dans l’enseignement supérieur haïtien. Cette absence d’outils pédagogiques en créole au niveau universitaire n’est pas sans rappeler celle qui a déjà été observée dans l’École haïtienne où perdure la rareté, la pauvreté sinon l’inadéquation de tels outils. Ainsi, parmi les facteurs structurels objectifs qui entravent la généralisation de l’utilisation du créole comme langue d’enseignement aux différents cycles de l’École haïtienne, il faut mentionner la raréfaction du matériel didactique de qualité en créole. Quels sont les manuels d’enseignement du créole et en créole actuellement disponibles sur le marché ? Par qui ont-ils été rédigés ? Leurs auteurs sont-ils des linguistes-didacticiens ou des enseignants ayant acquis une formation spécifique en didactique des langues ? Ces ouvrages sont-ils au préalable évalués puis recommandés et/ou normalisés ? Si oui, par qui ? Le ministère de l’Éducation nationale, en particulier à la DCQ (Direction du curriculum et de la qualité), dispose-t-il de compétences spécifiques en didactique des langues l’habilitant à recommander/normaliser ces ouvrages ? C’est dans un tel contexte que certains ouvrages de médiocre qualité didactique et lexicographique en langue créole sont parachutés dans le système éducatif haïtien. Nous l’avons démontré dans deux articles récents parus en Haïti, « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen » (Le National, 22 juin 2020), et « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020). Ces deux ouvrages, qui comportent de lourdes lacunes méthodologiques et qui ont été rédigés en dehors des normes de la lexicographie professionnelle, sont médiocres et inadéquats à l’enseignement en créole pour les raisons exposées dans nos articles et l’on a noté qu’à l’instar de nombre de documents qui circulent dans le système éducatif haïtien, ils n’ont pas été évalués par le ministère de l’Éducation nationale. Le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » est particulièrement dommageable pour le système éducatif haïtien en ce qu’il diffuse, pour l’enseignement des sciences et des techniques, 859 équivalents « créoles » fantaisistes, inadéquats, erratiques, hors-sol, incompréhensibles pour un étudiant créolophone et qui ne respectent pas les règles morpho-syntaxiques de la langue créole. En voici quelques exemples : « rezistans lè », « pis kout lè », « epi plak pou replik sou », « limyè ki polarize an sèk », « panse-fòme pè-pataje ». Ces deux documents ont néanmoins le mérite de renvoyer, sans le vouloir, à l’épineuse question de la didactisation du créole qui constitue l’un des enjeux majeurs de l’enseignement en créole dans le système éducatif haïtien et singulièrement dans l’enseignement supérieur.
Toutefois il y a lieu de souligner que l’enseignement en créole à l’université haïtienne ne se résume pas à la didactisation de cette langue alors même qu’elle est au cœur de l’aménagement du créole dans le système éducatif national. La perspective essentielle de la didactisation du créole est peu connue dans l’enseignement universitaire haïtien et il est nécessaire d’en rappeler la configuration conceptuelle. Ainsi, le linguiste haïtien Renauld Govain, doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, expose très justement que la « didactisation » est « un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement/apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques de fuite dus à une orientation aléatoire du processus (…). Didactiser une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs permettant de modéliser son enseignement/apprentissage en situation formelle et institutionnelle afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage) (Govain 2014, 14-15) » – (Voir Renauld Govain : « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » (researchgate.net, 11 avril 2018.) L’un des grands mérites de cette mise en lumière du dispositif de didactisation de la langue dans la dynamique d’apprentissage des connaissances consiste en la dimension du processus (sa modélisation/sa contextualisation) et son lieu d’expression (l’institution) : dans le cas de l’enseignement supérieur haïtien, ces deux volets ne sont pas pris en compte puisque les universités haïtiennes se situent en dehors d’une réflexion et d’une institutionnalisation de la didactisation de la langue créole. Comme nous l’avons précédemment noté dans cet article, cela s’explique du fait que les universités haïtiennes des secteurs public et privé n’ont élaboré aucune politique linguistique éducative dédiée à la généralisation de l’emploi du créole, aux côtés du français, dans l’enseignement supérieur. De la promulgation de la Constitution de 1987 à nos jours, l’Université haïtienne n’a eu ni la vision ni la volonté de le faire : elle n’a pas de politique linguistique éducative, en particulier en ce qui a trait au créole langue d’enseignement à aménager aux côtés du français. Cet aménagement est nécessaire et incontournable, il doit être pensé et ordonné au périmètre des droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens et il devra être mis en œuvre dans le cadre d’une politique linguistique d’État ciblant nos deux langues officielles, le créole et le français. C ’est le sens explicite de notre plaidoyer contenu, entre autres, dans les articles « De la nécessité d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti » (Le National, 10 mars 2020) et « Le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien » (Le National, 11 décembre 2018).
Montréal, le 4 janvier 2021