— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
De manière récurrente en Haïti, l’idée de faire accéder le créole au statut de langue officielle à la CARICOM est agitée par certains, de bonne foi ou par militantisme « nationaliste », dans la presse, sur les réseaux sociaux et notamment ces derniers jours sur Facebook. Nous avons engagé une première réflexion sur cette idée dans l’article « Le créole à la CARICOM : utopie ou mal-vision persistante ? » paru dans Le National le 13 avril 2018. Il nous semble utile aujourd’hui de la réexaminer en lien avec la perspective centrale de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles, le créole et le français. En amont, plusieurs questions méritent d’être posées : faire accéder le créole au statut de langue officielle à la CARICOM peut-il être une mesure porteuse pouvant conforter l’aménagement linguistique sur le territoire national ? Haïti pourrait-elle en tirer des bénéfices mesurables, en particulier en ce qui concerne l’indispensable aménagement du créole dans le système éducatif national et dans la sphère des relations entre l’État et les citoyens ? Le créole à la CARICOM aura-t-il des effets sur l’efficience des droits linguistiques au pays ?
Dans notre article du 13 avril 2018, nous avons cité une dépêche d’AlterPresse datée de 2013 et rapportant la revendication du statut officiel du créole à la CARICOM. Il faut la revisiter pour situer à la fois l’illusion que Michel Martelly –bouffon néo-duvaliériste, misogyne déclaré et promoteur de la gangstérisation du pouvoir d’État, propulsé à la présidence du pays par le Core Group et le Département d’État américain–, était pour certains un interlocuteur crédible et celle, plus ciblée, du remplacement du français par le créole à la CARICOM. Ainsi, « Alors qu’Haïti assure, depuis ce mois de janvier 2013, la présidence de la Communauté caribéenne (CARICOM), le rectorat de l’Université d’État d’Haïti et le comité de mise sur pied d’une académie de la langue créole appellent le chef de l’État, Michel Martelly, à demander que le créole, plutôt que le français, soit l’une des langues officielles de l’organisation régionale » (« Le créole haïtien plutôt que le français comme langue officielle, plaident deux institutions », AlterPresse, 29 janvier 2013). Cette naïve requête n’a pas eu de suite, mais elle a eu le mérite d’illustrer le fait que la légitime défense du créole pouvait être l’objet d’erratiques démarches en lieu et place de perspectives mesurables visant son aménagement au pays. Pour mieux répondre aux questions formulées en introduction de cet article, il y a lieu de rappeler aux lecteurs en quoi consiste la CARICOM et quelle est sa mission.
Également connue sous l’appellation de Marché commun de la Communauté de la Caraïbe, la CARICOM est une organisation régionale transnationale, comme il est précisé sur « caricom.org », le site officiel de cette institution (voir, en anglais, l’historique de la « Caribbean Community and Common Market (CARICOM) » au chapitre « History of the Caribbean Community ». Une autre source documentaire fiable précise que « La création de la Communauté caribéenne résulte d’un long processus d’intégration dans les Caraïbes. Après la dissolution, en 1962, de la Fédérations des Indes Occidentales (British West Indies), les îles de la région ont cherché à renforcer les liens et la coopération entre elles. L’idée d’une zone de libre-échange dans les Caraïbes a donné naissance en 1968 à la Caribbean Free Trade Association (CARIFTA). Mais la volonté d’approfondir les relations économiques et commerciales entre les membres a conduit les gouvernements de la région à mettre en place un véritable marché commun, la CARICOM.
L’objectif de la CARICOM est de construire des liens interétatiques forts et de faciliter les échanges commerciaux et économiques. La CARICOM est jumelée avec le Caribbean Single Market and Economy (CSME) pour former le marché unique des Caraïbes et à terme une économie caribéenne commune. La Communauté entend améliorer le niveau de vie dans les Caraïbes en développant une zone économique forte. L’amélioration de la compétitivité internationale de la région et l’accroissement de la production de biens et de services figurent parmi les objectifs principaux de la CARICOM. La CARICOM repose sur plusieurs institutions spécialisées dans des domaines aussi variés que la santé publique, les catastrophes naturelles, l’agriculture, ou la météorologie. L’ACCP (Assembly of the Caribbean Community Parliamentarians) doit permettre l’implication populaire dans la consolidation de la Communauté. Les citoyens caribéens sont appelés à participer, par le biais de représentants, aux choix des politiques mises en place par la CARICOM. La CCJ (Caribbean Court of Justice) est chargée de régler les différends nés au sein de la CARICOM en tant que tribunal régional de dernière instance. » (…) Et dans le même document, il est dit que « S’agissant de la francophonie, Haïti, qui représente près de la moitié des habitants de la CARICOM avec 10 millions de citoyens, a obtenu en février 2013 que le français devienne la seconde langue officielle après l’anglais. » (Source : « Caribbean Community & Comon Market (CARICOM) », site du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères de la France). Les organes permanents de la CARICOM sont le Secrétariat général, l’Assemblée des parlementaires de la Communauté caribéenne, ainsi que divers Instituts et Agences. Par ailleurs, le Marché commun caribéen comprend aussi trois membres associés (Anguilla, les Iles Vierges ainsi que Turk et Caicos) et neuf observateurs (Aruba, Bermude, les Iles Cayman, la Colombie, la République Dominicaine, le Mexique, les Antilles néerlandaises, Puerto Rico et le Vénézuela). Alors même qu’elle est un espace institutionnel majoritairement anglophone, les langues officielles de la CARICOM sont l’anglais et le français. Toutefois, sur le site officiel de la CARICOM, « caricom.org », à l’exception d’un très court petit texte de six lignes écrit en français (« Projet de déclaration sur Haïti », 9 juillet 2018), nous n’avons retracé aucun document officiel rédigé ou traduit en français illustrant l’idée que le français serait une langue de travail dans cette institution. Et sur ce même site officiel, une recherche à l’aide du mot clé « créole » n’a donné aucun résultat significatif, aucun texte officiel de la CARICOM ne traite du créole ou de l’intérêt de cette institution pour la question linguistique haïtienne.
Le profil démographique de la CARICOM est divers. Haïti (environ 10 millions d’habitants) est le plus peuplé et le seul État francocréolophone de la CARICOM. La population des autres pays membres de cette institution se chiffrait ainsi en 2016 : Antigua-et-Barbuda 100 963 ; Bahamas 391 232 ; Barbade 284 996 ; Belize 366 954 ; Dominique 73 543 ; Grenade 234 758 ; Guyana 773 303 ; Jamaïque 2 881 000 ; Montserrat 4 900 ; Sainte-Lucie 178 015 ; Saint-Kitts-et-Nevis 54 821 ; Saint-Vincent-et-les-Grenadines 109 643 ; Suriname 558 368 ; Trinité-et-Tobago 1 365 000.
La CARICOM est une entité distincte de l’Association des États de la Caraïbe (AEC) avec laquelle elle a conclu des accords de coopération. La convention créant l’AEC a été signée le 24 juillet 1994 à Carthagène en Colombie, dans le but de promouvoir la consultation, la coopération et l’action concertée entre tous les pays de la Caraïbe. Elle compte 25 États membres et huit territoires non-indépendants éligibles au statut de membres associés. Les États membres sont Antigua-et-Barbuda, les Bahamas, la Barbade, Belize, la Colombie, le Costa Rica, Cuba, la Dominique, la République dominicaine, Grenade, le Guatemala, le Guyana, Haïti, le Honduras, la Jamaïque, le Mexique, le Nicaragua, le Panama, Sainte-Lucie, Saint-Christophe et Nièves, Saint-Vincent et les Grenadines, le Salvador, le Suriname, Trinité-et-Tobago, ainsi que le Venezuela.
En juillet 1997, à Montego Bay (Jamaïque), Haïti est devenue membre de la CARICOM et, depuis juillet 1999, membre à part entière de cette institution. Depuis lors, les bénéfices mesurables de l’adhésion d’Haïti à la CARICOM semblent très maigres sinon virtuels et sans impact réel sur la situation économique du pays, y compris en ce qui a trait à l’épineuse question de la libre circulation des Haïtiens dans l’espace caricomien. Cette réalité n’est pas prise en compte par le « Bureau de coordination et de suivi des accords de la CARICOM, de l’OMC et de la ZLEA » (le « Bacoz ») relevant de la Primature et qui, dans un article daté du 13 janvier 2016 paru sur son site, « Haïti n’a rien à perdre à la CARICOM », expose les vues de Chenet St-Vil, son coordonnateur général, selon lequel le tourisme et le secteur des services pourraient largement bénéficier au pays. Haïti, soutient-il, « (…) peut tirer des avantages énormes des 25 millions de touristes qui fréquentent la région chaque année. » On notera toutefois que ce « Bureau de coordination », sur son site, n’apporte aucun exemple illustrant les bénéfices qu’Haïti aurait enregistrés depuis son adhésion à la CARICOM dans des domaines aussi variés que la production agricole et industrielle, le commerce régional, les services et le tourisme… Également, ce « Bureau de coordination » n’indique pas non plus les domaines ou les secteurs dans lesquels Haïti aurait fourni aux pays de la CARICOM des biens et services ou une quelconque expertise, et une éventuelle augmentation du volume des maigres exportations d’Haïti vers le marché caribéen n’est pas exemplifiée sur ce site.
Selon le rapport de 2003 intitulé « Haïti /Accords commerciaux et intégration régionale » rédigé par le Groupe de travail constitué par l’État haïtien pour analyser la place d’Haïti dans les différentes instances régionales de coopération, « Haïti accuse un très faible échange commercial avec les pays de la CARICOM (moins de 1% du commerce d’Haïti avec le reste du monde). En 2002, les importations en provenance de la CARICOM étaient seulement de l’ordre de six millions de dollars et consistaient essentiellement en produits pétroliers (et leurs dérivés), de sucre brut, d’articles sanitaires en papier et d’insecticides. En revanche, les exportations d’Haïti vers la CARICOM n’atteignaient pas 300 000 dollars et consistaient essentiellement en produits agricoles (dont le mabi), d’articles d’artisanat et de préparation pour peinture et pigments, utilisés dans l’industrie textile. Les principaux partenaires commerciaux d’Haïti au sein de la CARICOM sont la Jamaïque, Trinidad et Tobago, Guyana et dans une moindre mesure la Barbade. Il faut également noter l’existence d’un commerce informel d’exportation vers les Bahamas et les îles Turks and Caicos, à partir du Cap Haïtien et de Port-de-Paix et consistant principalement en produits agricoles (fruits, tubercules, légumes), en produits transformés localement (beurre d’arachide, cassave, sirop de canne, miel, piments confits, boissons) et en produits de réexportation (vin dominicain Campeón, savon Germicida, shampoo etc.) » Dans un texte paru au Nouvelliste le 12 décembre 2017, « L’intégration d’Haïti à la CARICOM : un monde d’opportunités à saisir et de défis à relever », Petit Frant Ibreus, sociologue, et Jimmy Saint-Vil, historien, soutiennent que « Les retombées économiques de l’intégration d’Haïti dans la communauté sont pour le moment faibles, voire inexistantes. C’est un jeu à somme nulle (le marché commun de la Caraïbe ne crée ni ne résout aucun problème pour le pays), disait [le] député de Pétion-Ville, Jerry Tardieu, dans une interview accordée au journaliste Pierre Raymond Dumas (Dumas/ Tardieu, 2014). Le constat aurait été le même pour n’importe quel autre accord commercial préférentiel auquel Haïti adhèrerait, étant donné le niveau quasi nul du tissu productif du pays. »
Les rapports Haïti/CARICOM ont fait l’objet de plusieurs articles de revues, de journaux et de livres. Ainsi, paru le 3 novembre 2018 sur le site scienceafrique.org, l’article de Petit Frant Ibréus « Haïti, la CARICOM et la Caraïbe : une proposition scientifique internationale à découvrir » est un compte-rendu du livre « Haïti, la Caricom et la Caraïbe – Questions d’économie politique, d’intégration économique et des relations internationales » (sous la direction de Watson Denis, C3 Éditions, 2018). Cette recension montre que les contributeurs de ce livre collectif (Watson Denis, Louis Marc Bazin, Thomas Lalime, Chenet St-Vil, Mirlande Manigat, Frantz Bernard Craan, etc.) ratissent large dans l’examen des différents aspects du sujet, mais aucun d’entre eux n’a abordé de front l’idée de faire accéder le créole au statut de langue officielle à la CARICOM. Petit Frant Ibréus mentionne toutefois « La contribution [du linguiste] Govain [qui] entend proposer la création d’une créolophonie intégrative caribéenne institutionnelle au sein de laquelle émergeront des institutions mettant en valeur les expériences créoles partagées ».
La CARICOM n’a aucune expertise en matière d’aménagement linguistique
Pour l’essentiel, l’objectif de la CARICOM est de construire des liens interétatiques forts et de faciliter les échanges commerciaux et économiques entre les pays partenaires. Structure à la fois politique et économique, la CARICOM n’a pas vocation à intervenir dans le domaine linguistique et elle n’est pas connue pour avoir développé une quelconque expertise en matière d’aménagement du créole. S’il est vrai que la CARICOM comprend des « Institutions associées », notamment l’Université de la Guyane (Guyana University (GU), la University of the West Indies (UWI) et l’Institut caribéen de droit / Centre caribéen de droit (CLI / CLIC), aucun document n’atteste qu’il existe, dans l’espace caricomien, une tradition, un appareillage théorique dédié ou une législation encadrant de manière spécifique l’aménagement linguistique dans les pays concernés et en particulier l’aménagement du créole. La tradition de la recherche universitaire à la University of the West Indies (« Faculty of Humanities and Education ») a certes permis la publication d’un certain nombre d’ouvrages spécialisés –entre autres « Exploring the Boundaries of Caribbean Creole Languages » (Hazel Simmons-McDonald et Ian Robertson, éditeurs, 2006)–, mais elle n’a à aucun moment développé une expertise en aménagement linguistique dont pourrait se réclamer la CARICOM. Plusieurs études ont abordé l’analyse sociolinguistique du « patwa » (« patois »), le créole jamaïcain ou trinidadien de souche lexicale anglaise. Ainsi, comme le précise Russell Green sur le site CaribEtude, dans son article du 11 mars 2019, « Patwa – La langue créole de la Jamaique », « Quelques linguistes caribéens comme les professeurs Hubert Devonish et Dr Michelle Kennedy de l’University of the West Indies ont largement contribué aux recherches sur la langue jamaïcaine. Devonish avait, de plus, mis en place une expérience d’éducation bilingue (anglais-patwa) dans une école jamaïcaine. Cette expérience a produit des résultats favorables. Les étudiants qui participaient au modèle ont vu leurs résultats scolaires augmenter en comparaison avec leurs camarades qui n’y avaient pas participé. D’autres linguistes fascinés par le créole jamaïcain ont contribué à la création d’un système orthographique standardisé (Cassidy et LePage). »
Dans un article paru au National le 28 février 2018, « Le créole recalé au sein de la CARICOM », Daniel Sévère fournit un éclairage actualisé sur la question du créole à la CARICOM : « À l’occasion de l’ouverture de la 29e réunion intersessionnelle de la conférence des chefs d’État et de gouvernement à Port-au-Prince, le lundi 26 février, le président de la République d’Haïti, Jovenel Moïse, avait nourri l’idée de faire intégrer les langues officielles d’Haïti dans la CARICOM. Ce, en vue de favoriser l’intégration effective du peuple haïtien dans le marché caribéen. (…) Les attentes de Jovenel Moïse n’ont pas été comblées. À l’issue d’environ 10 heures de discussion à huis clos, les délégués des différentes nations ayant pris part aux deux journées de partage à Port-au-Prince, les 26 et 27 février, ont délibéré sur plusieurs thèmes constituant la toile de fond des échanges. Contre l’attente du président (…), le français n’a pas été officialisé encore moins le créole au salon de la CARICOM. »
La CARICOM n’ayant pas de véritable impact économique, commercial et politique en Haïti et au constat qu’elle ne possède pas une quelconque expertise en matière d’aménagement du créole, qu’est-ce qui justifie que certains, en Haïti, réclament l’adoption du créole comme langue officielle au sein de cette institution ? Le principal argument avancé par les promoteurs de cette idée est d’ordre démographique ou démolinguistique. Haïti étant le pays le plus peuplé de la CARICOM, il serait justifié que le créole soit reconnu comme la seule langue représentant la République d’Haïti dans cette institution. Cette idée semble séduisante et, portée à ses limites extraterritoriales, elle pourrait même conduire à vouloir faire du créole la seule sinon la principale langue officielle de la CARICOM. La démolinguistique est prise en compte dans l’étude de la configuration linguistique des pays concernés par l’aménagement linguistique et, comme l’ont rappelé Richard Marcoux et Moussa Bougma citant Maheu (1985 : 3), « La démolinguistique est une branche de la démographie. C’est l’étude des populations caractérisées par une appartenance à une langue commune. Le plus souvent les études de démolinguistique visent à comparer les comportements démographiques de groupes linguistiques vivant sur un même territoire. Cela donne à la démolinguistique une dimension politique indéniable. C’était le cas en Belgique lorsqu’on y tenait des recensements linguistiques. C’est le cas au Québec et au Canada où les questions linguistiques font l’objet d’interventions des administrateurs publiques. » (Voir « La démographie linguistique : un chantier de recherche qui s’internationalise », revue Cahiers québécois de démographie, volume 46, numéro 2, automne 2017.) En toute rigueur, le critère démographique ne peut emporter l’adhésion puisque, entre Haïti et les pays de la CARICOM, il ne s’agit pas de « comparer les comportements démographiques de groupes linguistiques vivant sur un même territoire ». Le critère démographique doit donc être pris en compte dans l’analyse de la situation linguistique interne au pays, mais il ne saurait être déterminant dans la configuration extraterritoriale d’autant plus que le poids économique et politique d’Haïti au sein de la CARICOM est quasi nul. Ce constat invalide donc la revendication de ceux qui réclament l’adoption du créole comme seule langue officielle haïtienne à la CARICOM. À cela il faut ajouter le fait, attesté, que la question linguistique en général et singulièrement la présence des langues officielles d’Haïti à la CARICOM n’est pas à l’ordre du jour parmi les pays membres de cette institution régionale. Haïti, pays exportateur de main d’œuvre corvéable mais n’ayant pas grand chose à offrir à la CARICOM au plan économique et commercial, n’est pas en mesure de négocier le statut et la place du créole et du français dans l’organisation régionale bien qu’elle soit majoritaire au plan démographique. Pour les pays de la CARICOM ayant l’anglais comme langue officielle, l’accession du créole haïtien au titre de langue officielle dans cette institution pourrait ouvrir la voie à des revendications linguistiques diverses là où d’autres langues régionales sont parlées par une partie de la population. C’est le cas, par exemple, du surinamais (sranan tongo), de l’hindoustani et du javanais au Suriname, du créole anglais de la Jamaïque, ainsi que, à Trinité-et-Tobago, des deux créoles à base lexicale anglaise, le créole tobagodien et le créole trinidadien.
Il faut donc prendre toute la mesure que la CARICOM, structure transnationale à faible impact commercial et politique régional, n’a ni les moyens économiques ni la volonté politique de s’adjoindre une autre langue officielle que l’anglais dans ses instances. De plus, les pays de la CARICOM qui, tous, n’ont pas mis en œuvre une politique linguistique, ne s’estiment pas concernés par la question de l’aménagement linguistique en Haïti. Le principal sinon le seul « bénéficiaire » hypothétique de l’introduction du créole à la CARICOM serait donc Haïti. Mais convient-il de parler de véritables « bénéfices » linguistiques pour le pays ? En réalité, Haïti a peu ou pas du tout de « bénéfices » réels à tirer de l’introduction du créole à la CARICOM : cette mesure, que d’aucuns assimilent à une douce utopie sinon à un leurre et à une fuite en avant, s’apparente à une revendication « nationaliste » de l’ordre du symbolisme idéologique au sens où seule la population haïtienne y trouverait des « bénéfices » linguistiques, la reconnaissance du statut de langue officielle du créole au sein de la CARICOM étant illusoirement promue au rang d’une conquête historique, ce qui est loin d’être démontré. Mais hormis l’importation de pétrole provenant de Trinidad-et-Tobago, les faits observables n’indiquent nuls « bénéfices » économiques et/ou symboliques reçus par la population d’Haïti depuis notre adhésion à la CARICOM; il est donc logiquement peu crédible que l’ensemble de la population y trouve un quelconque « bénéfice », en particulier au plan linguistique.
Comme l’atteste la dépêche d’AlterPresse datée de 2013 consignant la revendication du statut officiel du créole à la CARICOM, il est intéressant de noter que cette initiative a été pilotée par le rectorat de l’Université d’État d’Haïti et le comité de mise sur pied d’une académie de la langue créole. Les faits ultérieurs ont bien montré qu’il s’agissait en réalité d’une opération de type marketing politique, de « lobbying » groupusculaire partisan, destinée à légitimer à priori et sur les plans intérieur et extérieur la création de l’Akademi kreyòl ayisyen (AKA) en 2014. Les faits ultérieurs ont également montré que la création prématurée de l’Akademi kreyòl ayisyen, son mode de constitution ainsi que le caractère uniquement déclaratoire de son mandat ouvraient la voie à son échec au plan national, comme nous l’avons établi dans notre article « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible » (Le National, 5 avril 2019). Engoncée dans des scandales de corruption et de népotisme, l’AKA n’a ouvert aucun chantier linguistique majeur en créolistique et elle n’a même pas été en mesure de se prononcer, au plan linguistique, sur la médiocre qualité d’outils pédagogiques rédigés en dehors des normes de la lexicographie professionnelle et parachutés dans le système éducatif haïtien tels que le « Diksyonè kreyòl Vilsen » et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen » (Le National, 22 juin 2020), et « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », (Le National, 21 juillet 2020). Il est également pertinent de noter que la revendication du statut officiel du créole à la CARICOM, la plupart du temps, est le fait de certains membres de l’AKA et de personnes gravitant autour de cette microstructure qui, tout en stigmatisant le français, entendent l’éradiquer du territoire national au nom d’un unilatéralisme créole confus et sans légitimité constitutionnelle. Cet unilatéralisme créole, sectaire et dogmatique, a d’ailleurs conduit un membre de l’Akademi kreyòl, Gérard-Marie Tardieu, à prêcher dans un livre publié en 2018 –« Yon sèl lang ofisyèl » (Éditions Kopivit laksyon sosyal)–, l’idée de l’exclusion du français et de l’imposition d’une seule langue officielle en Haïti, le créole (voir notre article « Le créole, « seule langue officielle » d’Haïti : mirage ou vaine utopie ? » (Le National, 7 juin 2018). À notre connaissance, les linguistes spécialisés en créolistique, les didacticiens et les pédagogues, les enseignants et plus largement les langagiers n’ont pas plébiscité ce livre au titre d’une référence crédible.
Le retour de la revendication du statut du créole à la CARICOM s’apparente aujourd’hui à une nouvelle opération de marketing politique qui, ignorant le faible impact politique, commercial et économique de la CARICOM dans le bassin caribéen, entend surfer sur la prétendue « notoriété » de cette institution dans le but de légitimer l’unilatéralisme créole. Il s’agirait donc d’aller chercher à l’extérieur du pays une « légitimité » linguistique, une « reconnaissance » institutionnelle que l’on n’arrive pas à obtenir sur le territoire national, notamment en ce qui a trait au nécessaire aménagement du créole. Cela se comprend bien vu l’échec constaté de l’Akademi kreyòl sur le plan linguistique et son impact quasi nul dans la société haïtienne, et vu le peu d’adhésion que rencontre dans le corps social haïtien l’idée de l’imposition dogmatique d’une seule langue officielle, le créole, imposition couplée à l’exclusion du français.
De manière plus essentielle, le retour de la revendication du statut officiel du créole à la CARICOM permet à ses promoteurs d’évacuer la nécessité historique, pour l’État haïtien, de se doter de son premier énoncé de politique linguistique nationale ainsi que d’une loi d’aménagement simultané des deux langues officielles du pays, le créole et le français, conformément aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. En d’autres termes, les promoteurs de l’unilatéralisme créole à la CARICOM ne font pas le plaidoyer d’un projet d’aménagement linguistique, il faut fortement le souligner, prenant appui sur le caractère historiquement constitué de notre patrimoine linguistique bilingue et mettant de l’avant la question des droits linguistiques de tous les locuteurs au pays. C’est aussi en cela que l’idée de la revendication du statut officiel du créole à la CARICOM est une illusion sinon un leurre, une démarche vaine et improductive qui, si elle parvient à émoustiller un certain sentiment « nationaliste », n’est porteur d’aucune vision de l’aménagement linguistique conforme aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. En définitive la revendication du statut officiel du créole à la CARICOM revient à détourner l’État haïtien de ses obligations constitutionnelles en matière d’aménagement linguistique. Le lieu d’élaboration et de mise en œuvre de la future politique linguistique d’Haïti assortie d’une loi d’aménagement des deux langues officielles du pays est le territoire national et non pas une « vitrine » extérieure, ici la CARICOM, même parée d’attributs de « notoriété » que dans les faits elle est loin d’avoir. Le légitime combat du créole ne doit en aucun cas être enfermé dans des rituels liturgiques commémoratifs et sans lendemain ou dans le cul-de-sac de la revendication de son statut à la CARICOM : le créole a besoin de mesures fortes, rassembleuses et consensuelles, mises en œuvre par l’État en vue de son aménagement mesurable et juridiquement encadré, en particulier dans le système éducatif national et dans l’espace des relations entre l’État et les citoyens.
Montréal, le 14 décembre 2020