1er décembre 1955 : dans ce bus, Rosa Parks va devenir la force tranquille de la lutte pour les droits civiques
— Par Chloé Maurel —
En décembre 1955, une femme, noire, américaine, simplement par le fait de rester assise calmement dans un bus, refusant de céder la place à un passager blanc, change la face du monde en termes de lutte contre le racisme : Rosa Parks, une couturière de 42 ans. Récit.
Née en 1913 en Alabama, dans un État du sud des États-Unis où le racisme est alors très fort, dans un pays où la discrimination raciale est en vigueur, d’un père charpentier et d’une mère institutrice, la jeune Rosa étudie à l’Industrial School for Girls de Montgomery, un institut destiné aux jeunes Noires. La jeune fille est marquée par le racisme ambiant. Elle se souvient : « Enfant, je pensais que l’eau des fontaines pour les Blancs avait meilleur goût que celle des Noirs. » À deux reprises, elle voit son école brûlée par le Ku Klux Klan. La ségrégation raciale est alors codifiée aux États-Unis par les lois « Jim Crow », datant de la fin du XIX e siècle et interdisant aux Noirs l’accès à certains lieux publics notamment.
L’expérience quotidienne du racisme
Cette femme frêle et discrète exerce plusieurs métiers : couturière, mais aussi aide-soignante et secrétaire. En 1932, Rosa épouse Raymond Parks, qui est un militant de la cause des droits civiques et membre du National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), l’association historique de lutte contre la discrimination raciale aux États-Unis. Deux ans plus tard, en 1934, Rosa Parks achève ses études secondaires, qu’elle avait dû interrompre quelque temps à cause de la maladie de sa mère. Rosa tenait à finir ses études, car elle est convaincue que, pour faire avancer la cause des droits civiques, il faut être instruit. À cette époque, seulement 7 % de la population noire des États-Unis réussit à atteindre ce niveau d’études.
Rosa et son mari s’engagent et militent : en 1940, elle adhère avec lui à la Ligue des électeurs (Voters’ League), qui entend promouvoir le fait de voter pour les Noirs. En effet, à cette époque, les autorités leur mettaient des bâtons dans les roues pour les empêcher de s’inscrire sur les listes électorales. Elle va aussi avec son mari assister à plusieurs meetings du Parti communiste.
Plusieurs éléments dans son parcours ont été déterminants pour la pousser à accomplir son geste de rébellion tranquille, ce jour de 1955. En 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale, elle adhère au mouvement pour les droits civiques et devient secrétaire de la section locale du NAACP. Un autre élément déterminant est qu’elle a été, au début de l’année 1945, employée temporairement dans la base aérienne de Maxwell, à Montgomery ; or, dans cette zone fédérale, enclave militaire, la ségrégation n’était pas en vigueur. « On pourrait dire que Maxwell m’a ouvert les yeux », a-t-elle confié plus tard à son biographe. De plus, elle a été femme de ménage pour un couple d’Américains blancs antiracistes, Clifford et Virginia Durr : ce couple de gauche sympathise avec elle et l’encourage à intégrer la Highlander Folk School, un centre d’éducation situé dans le Tennessee destiné aux militants des droits civiques, ce qu’elle fait à l’été 1955 pour une formation de courte durée. Là, Rosa Parks est prise en charge par Septima Clark, une grande militante des droits civiques, surnommée « la mère du mouvement des droits civiques ». Enfin, fin novembre 1955, Rosa Parks assiste à une grande cérémonie en hommage à un jeune homme noir de Chicago, Emmett Till, qui a été atrocement lynché par des Blancs racistes. Tous ces éléments font de Rosa Parks une femme prête à se rebeller contre l’ordre injuste établi par le pouvoir ségrégationniste.
C’est dans un autobus que tout va se jouer : en effet, les bus de Montgomery étaient des lieux ségrégués, les quatre premiers rangs étaient réservés aux Blancs, alors que les Noirs constituaient 75 % des utilisateurs du bus ; ils devaient acheter leur billet à l’avant puis sortir pour remonter par la porte arrière ; et parfois le chauffeur, un Blanc raciste, démarrait avant qu’ils aient pu remonter ! « Je voyais passer le bus chaque jour, a confié plus tard Rosa Parks. Mais pour moi, c’était comme ça. Nous n’avions d’autre choix que d’accepter ce qui était notre quotidien, un très cruel quotidien. Le bus fut un des premiers éléments par lesquels je réalisais qu’il y avait un monde pour les Noirs et un monde pour les Blancs. »
Elle refuse de céder sa place dans le bus
Le 1 er décembre 1955, dans sa ville de Montgomery, elle refuse de céder sa place à un passager blanc dans l’autobus. Le chauffeur appelle la police. Cela ne fait pas vaciller Rosa. Elle se fait arrêter et inculper pour violation des lois ségrégationnistes. Amenée au poste, elle est photographiée en portant un écriteau avec un numéro, comme une vulgaire délinquante. Elle garde la tête haute. Elle est inculpée pour désordre public et violation des lois locales. La police lui inflige une amende de 15 dollars ; digne, et logique avec elle-même puisqu’elle estime n’avoir rien fait de mal, elle fera appel de ce jugement.
Elle a plus tard expliqué son geste ainsi : « Les gens racontent que j’ai refusé de céder mon siège parce que j’étais fatiguée, mais ce n’est pas vrai. Je n’étais pas fatiguée physiquement, ou pas plus que d’habitude à la fin d’une journée de travail. Je n’étais pas vieille, alors que certains donnent de moi l’image d’une vieille. J’avais 42 ans. Non, la seule fatigue que j’avais était celle de céder. »
Un jeune pasteur noir inconnu de 26 ans, Martin Luther King, suivi par 50 dirigeants de la communauté afro-américaine, lance alors une campagne de protestation et de boycott contre la compagnie de bus qui durera 380 jours. « Ne prenez pas l’autobus pour aller au travail, en ville, à l’école, ou à n’importe quel autre endroit (…). Venez au grand rassemblement (…) pour y recevoir d’autres instructions. » Ensemble, ils créent la Montgomery Improvement Association. Le journal noir local, The Montgomery Advertiser, reprend cet appel et le diffuse. Les habitants de la communauté noire s’organisent, et distribuent des milliers de tracts, portant quatre revendications essentielles : « Que les Blancs et les Noirs puissent s’asseoir où ils veulent dans l’autobus » ; « Que les chauffeurs soient plus courtois à l’égard de toutes les personnes » ; « Que les chauffeurs de bus cessent leurs vexations » ; « Que des chauffeurs noirs soient engagés ».
Un boycott total des bus
Le lendemain, le boycott est suivi à 100 % ! Les bus sont vides de passagers noirs. Pendant plus d’un an, les Noirs de la ville boycottent la compagnie de bus, ils font leurs trajets à pied, ou prennent des taxis conduits par des Noirs et proposant dans un geste militant le même tarif que le ticket de bus. Le mouvement a des répercussions internationales, des gens envoient de l’argent de partout, pour soutenir la cause des militants de Montgomery, ce qui leur permet de mettre en place un service de bus parallèle. Les militants subissent des vexations (Martin Luther King voit même sa maison dynamitée) mais ne rentrent pas dans l’engrenage de la violence. Clifford Durr, avocat blanc, celui pour qui Rosa Parks avait travaillé comme femme de ménage, la défend avec conviction. Rosa se souvient : « Au moment où j’ai été arrêtée, je ne savais pas ce que ça engendrerait. C’était juste un jour comme un autre. Ce qui a changé les choses, ce sont toutes les personnes qui se sont jointes au mouvement. »
Le 13 novembre 1956, enfin, la Cour suprême des États-Unis casse les lois ségrégationnistes dans les bus de l’Alabama, les déclarant anticonstitutionnelles. Le boycott cesse dès la nouvelle connue.
Un autre combat s’engage alors pour faire cesser la ségrégation dans les bus de tout le pays. C’est l’objet des Freedom Rides (« voyages de la liberté »), voyages en bus lancés par des jeunes militants des droits civiques à travers tout le pays afin de faire cesser la ségrégation. Il faudra encore des années de lutte pour que la ségrégation soit abolie dans tous les États-Unis : ce sera chose faite en 1964 avec le Civil Rights Act et en 1965 avec le Voting Rights Act.
Quant à Rosa Parks, devenue un symbole de la lutte pour les droits civiques, elle part en 1957 dans le nord des États-Unis, région moins raciste, et s’installe à Detroit, où elle travaille comme couturière puis se joint à partir de 1965 à l’équipe du représentant démocrate du Michigan, l’Afro-Américain John Conyers.
En octobre 1995, elle participe à la Million Man March, qui rassemble plus d’un million de Noirs à Washington. « Je voudrais que l’on se souvienne de moi comme d’une personne qui voulait être libre, pour que les autres le deviennent aussi », a-t-elle souhaité à la fin de sa vie, répétant : « Vous ne devez jamais avoir peur de ce que vous faites quand vous faites ce qui est juste. »
Bibliographie :
Rosa Parks : A Life, de Brinkley Douglas. Penguin Books, 2005.
Rosa Parks. La femme qui osa dire non ! de Sophie de Mullenheim. Fleurus, Paris, 2018.
Mon histoire. Une vie de lutte contre la ségrégation raciale, de Rosa Parks avec James Haskins. Libertalia, Paris, 2018.
Notice Rosa Parks, Wikipédia.
Quiet Strength : The Faith, the Hope, and the Heart of a Woman Who Changed a Nation, de Rosa Parks. Éditions Zondervan Publishing Company, 1995.
The Rebellious Life of Mrs. Rosa Parks, de Jeanne Theoharis. Beacon Press, 2015.
Mes étoiles noires, de Lilian Thuram. Éditions Philippe Rey, Paris, 2010.
Source : L’Humanité.fr