Des associations et responsables sanitaires ont mesuré l’insécurité alimentaire dans les quartiers précarisés de Cayenne. Leurs résultats, publiés par Santé publique France, décrivent des situations alarmantes.
— Par Mathilde Gérard et Laurent Marot —
La ruelle en latérite, la terre rouge d’Amazonie, s’enfonce sur plusieurs centaines de mètres dans le squat Bambou, avec, de chaque côté, des cases en tôle et en bois et, au milieu, des enfants qui jouent pieds nus. Dans ce bidonville de la périphérie de Cayenne de 2 600 habitants, Lucette (le prénom a été modifié) a le visage fatigué et les traits tirés. Battue la veille par son compagnon, elle s’est réfugiée chez une proche avec ses trois enfants. Elle laisse derrière elle un frigo quasi vide, qu’elle a filmé sur son téléphone portable. A l’intérieur, commente-t-elle, « un peu de maïs, de la farine, deux têtes de poissons et des épices, et c’est tout ».
Photo : Des bénévoles distribuent des denrées alimentaires dans le bidonville Source de Baduel à Cayenne, le 7 juillet 2020. JODY AMIET / AFP
Arrivée d’Haïti il y a quatre ans, elle ne travaille pas, faute de titre de séjour. Le plus souvent, elle dépend pour manger des rares « petites courses » faites par son compagnon et de la solidarité du quartier. « Certains jours, je mange seulement une baguette, raconte-t-elle, car je ne peux pas embêter mes voisins tout le temps. » Le menu, c’est souvent « un peu de riz, du maïs, plus deux pommes de terre pour mes enfants »… Elle montre ses bras, bombe le torse. « Avant j’étais costaud, mais j’ai maigri », glisse-t-elle.
Un peu plus loin, deux habitants donnent « un coup de main » à une amie qui a perdu sa maison dans un incendie. En attendant la fin du chantier, Ovane, qui vivait là avec son fils de 14 ans, est hébergée chez un voisin. « Avant, je faisais des jobs de repassage, mais depuis la crise du Covid, il n’y a plus de travail », explique cette ressortissante haïtienne sans papiers. Fédé l’aide sur le chantier. Visage émacié, il ne semble pas en grande forme. « Je ne mange pas tous les jours, reconnaît-il. Quand il y a du travail, ça va, mais sinon… » « Certains jours, on n’a même pas de riz, on va dormir sans manger », poursuit Jean-Junior, qui participe aussi au chantier. Il a reçu cinq colis alimentaires au plus fort de la crise dans le quartier, mais ce mode de distribution s’est arrêté.
Une situation comparable à celle d’Haïti en 2016
Pour qualifier et chiffrer la faim qui frappe le territoire guyanais, la Croix-Rouge, Médecins du monde, le centre hospitalier de Cayenne et l’agence régionale de santé (ARS) ont réalisé une étude de terrain dans les quartiers d’habitat précaire de Cayenne et de sa périphérie. Menée auprès de 221 ménages (représentant 1 023 personnes) du 23 juillet au 7 août, cette enquête, dont les résultats ont été publiés dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire de Santé publique France du 17 novembre, décrit des situations de faim alarmantes. Ainsi, 93 % des adultes et 80,3 % des enfants avaient pris moins de trois repas la veille de l’enquête ; 45 % des adultes et 32 % des enfants n’avaient eu qu’un seul repas la journée précédente. Dans les bidonvilles de Cayenne, l’insécurité alimentaire est comparable à celle chiffrée par le Programme alimentaire mondial (PAM) en Haïti, dans les faubourgs de Port-au-Prince, en 2016 en pleine sécheresse, écrivent les auteurs de l’étude…
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