Simplement Guadeloupéen

Co-errance ou cohérence ?

Par Frantz Succab

S’affirmer « Guadeloupéen » devient banal, mais est-ce neutre pour autant ? Cela semble être une option moins aiguisée politiquement que de se dire « patriote », « nationaliste » ou « indépendantiste ». Il faut cependant en tirer les conséquences, ne jamais oublier qu’à l’époque de l’assimilation triomphante, toute la pensée anticolonialiste s’est construite sur cette identité historique et culturelle « anbafèy », reliant souterrainement d’innombrables femmes et hommes d’ici, sur plusieurs générations. La Guadeloupe ne se réduisait plus à une indication géographique, comme ne cesse de l’exprimer le qualificatif « outremer ». 

Certains rétorqueront peut-être : « Cette question est dépassée. Pourquoi est-il besoin de le redire ?  Le tigre n’a pas besoin de clamer sa tigritude » … La réponse est simple : c’est encore nécessaire parce que le tigre en cage se laisse encore prendre pour Gros Minet. Vous ne dépassez rien en réduisant ce Tout à une seule de ses expressions, serait-ce la plus apparemment radicale. Ce n’est pas sur une seule patte, même toutes griffes dehors, passée à travers les grilles que le tigre devra compter pour assumer ce qu’il est. Il devra s’imprégner de sa « tigritude », du moindre de ses membres à la tête. Rien ne vaut la conscience de qui l’on est. ÊTRE Guadeloupéen ou NE PAS ÊTRE ? En nommant l’appartenance commune on nomme la cause qui, traversant toutes les petites différences entre nous, appelle chaque guadeloupéen à participer du devenir commun. Lorsque le risque de couler ensemble devient grand et que les sauve-qui-peut égoïstes et anarchiques se multiplient, il est utile de rappeler à tous que nous sommes dangereusement embarqués sur un même bateau, dont le commandement, le pilotage et la destination nous échappent à tous. Nous ne pouvons pas vivre benoîtement, à fond de cale, comme de simples passagers du pays.

Aucune loi des hommes n’est éternelle

Être français ou personne, voilà à l’inverse les termes séculaires du marché de dupe colonial. Imposé sous toutes les formes, de gré ou de force. Libre choix sous bonne garde, imprimant dans notre esprit que nous ne pouvons être que ce que voudrait l’Autre : troupeau « démouné » avec quelques Panurge comme guides eux-mêmes soumis.

La plus grande victime d’une telle duperie historique demeure forcément notre capacité d’un vouloir collectif guadeloupéen. On ne parle pas à ce stade de pensée unique à propos d’un « Nou » enlisé dans une routine victimaire. Il s’agirait de liberté à assumer, exercée pour nous, entre nous ; nous permettant de nous retrouver, de nous parler et de délibérer à notre guise, sans faire de nous-mêmes nos propres censeurs. Parce que, à bien chercher, il y aura toujours un article de la loi française pour l’interdire et toujours un grangrèk parmi nous qui, plein de zèle, viendra nous le rappeler…Hier, qu’y avait-il de plus illégal ou de moins conforme aux lois esclavagistes en vigueur que de désobéir à ses maîtres, d’apprendre à lire ou de maronner ? Et pourtant… 

Non, aucune loi des hommes n’est éternelle et il faut régulièrement une désobéissance massive et légitime, ouvrant son chemin à la vie, pour instaurer d’autres lois qui la remplacent. Ainsi mutent les sociétés et les régimes politiques. Sauf quand on est mentalement conditionné à être soumis de toute éternité au même pouvoir et aux mêmes lois.

Ce n’est pas la Guadeloupe qui commande

Nous sommes alarmés par la nature du débat public d’aujourd’hui : on parle d’intendance et de gestion immédiate plus que du Politique… Certes, la plupart de nos représentants politiques inclinent à penser que s’ils ont été élus librement par les guadeloupéens, c’est pour obéir à l’État français ; mais il n’est pas moins vrai qu’au fond, la plupart d’entre nous, électeurs, n’imaginons pas qu’il puisse en être autrement : comme si nous-mêmes les avions condamnés à perpète à la servilité. Nous, les couillonnés volontaires qui goûtons régulièrement à cette soupe démocratique made in France, acceptée telle quelle, sans penser un instant à nous composer la nôtre, qui conviendrait à nos propres besoins et mentalités.

La démocratie économique, sociale et politique sans la France est souhaitable et possible ici, parce que sous la France c’est encore et toujours un rapetissement ; parce que l’essentiel de nos compétences est utilisé pour servir de « cheval de Troie » en notre propre territoire pour le compte exclusif des intérêts français. Nos cadres les plus expérimentés se comportent en bons élèves devant de jeunes « expatriés » des services déconcentrés de l’État, quand bien même ils auraient fait les mêmes écoles. Ils semblent paralysés lorsque le pays voudrait profiter de ce que les français n’égaleront jamais : l’expérience guadeloupéenne, la connaissance sensible de notre propre territoire, nos propres familles, notre propre peuple.

Les très rares qui voudraient se rebeller sur des questions essentielles comme les politiques relatives à la Santé, les orientations économiques, l’Environnement, la Culture, l’Éducation, etc. redécouvrent sans cesse cette triste vérité : yo pri adan on nas.

Ils ont beau se consoler en invoquant la Guadeloupe et les guadeloupéens cent fois par jour, à raison de dix fois le discours…Rien n’y fait. Parce que ce n’est pas la Guadeloupe qui commande. Ce n’est pas elle non plus qui s’oppose dans son ensemble, d’un même cœur et d’une même volonté. Tout cela parce que, à travers les sentiments et les systèmes de pensée qui traversent la Guadeloupe, le plus petit dénominateur commun, celui qui ferait peuple, voire nation, a du mal à se construire et à être formulé de manière à relier le plus grand nombre. 

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Comment penser Guadeloupe avant tout ; non seulement avant les familles politiques d’accueil où se fabriquent toutes les allégeances, décomposées ou recomposées selon le gouvernement qu’il fait à Paris, mais encore, avant le groupe ou la chapelle – fût-elle nationaliste – peinant à se hisser à l’échelle du Pays que nous sommes ? Être nous-mêmes enfin, mais sans faire toute une histoire et pour un oui ou pour un non s’empresser de se cloisonner sous étiquette au lieu de librement débattre. Être Guadeloupe ensemble, mais avec clairvoyance.

Vous voulez « du concret », du « pratico-pratique » ? À vous de jouer ! Nous n’avons pour l’instant rien de plus clair à dire sur le papier. Il faut bien passer par l’écrit … Parce que tout ce qui se concevra bien pourra se mettre en œuvre, non pas en co-errance, mais en cohérence.

Frantz SUCCAB