— Par Bruno Nassim Aboudrar —
Le voile sur la tête des femmes, sur leur visage à plus forte raison, n’est pas une prescription coranique. Le verset qui recommande aux femmes de rabattre une étoffe sur leur poitrine (non sur leur face) en présence d’hommes étrangers au cercle familial, n’en est pas moins révélé dans une visée plus générale de maîtrise des pulsions libidinales, et tout particulièrement des regards de concupiscence. Rappelons pour mémoire la sourate XXIV – La Lumière – où se trouve cette fameuse recommandation, dans la traduction assez crue qu’en offre Jacques Berque : « 30 – Dis aux croyants de baisser les yeux et de contenir leur sexe : ce sera de leur part plus net. Dieu est de leurs pratiques Informé. 31 – Dis aux croyantes de baisser les yeux et de contenir leur sexe ; de ne pas faire montre de leurs agréments sauf en ce qui en émerge, de rabattre leur fichu sur les échancrures de leur vêtement[1] »
La teneur érotique du contexte qui impose cette recommandation ne fait aucun doute. En effet, avant ces versets, dans cette même sourate, fornicateurs et fornicatrices ont d’abord été condamnés au fouet ; puis ceux qui calomnient une femme et, vraisemblablement, l’accusent à tort de fornication ; enfin, à des peines moindres toutefois, les indiscrets qui entrent à l’improviste, sournoisement, dans l’intimité des maisons. Par ailleurs, les circonstances qui entourent la révélation de cette sourate sont connues : elles confirment l’écho de libertinage (si l’on peut dire) qui résonne dans tout le passage et semble motiver les mesures de décence qui s’y expriment. L’archange Gabriel l’envoie, en effet, pour disculper ‘Aïscha, la jeune épouse du prophète, injustement accusée d’avoir cédé aux charmes du beau Çafwân qui la raccompagnait à sa litière, après qu’elle se fût égarée à la recherche de son collier de coquilles du Yémen malencontreusement oublié à l’étape précédente. Finalement, après quelques quiproquos, des fâcheries et des larmes : « Le Prophète attendit que Gabriel vînt lui apporter une révélation ; et lorsqu’il éprouva le malaise qui précédait toujours ses visions, et que l’on en vit sur lui les signes, le père et la mère d’‘Aïscha pâlirent et tremblèrent : ils craignaient de voir manifester le déshonneur d’‘Aïscha. Mais celle-ci était rassurée, persuadée que Dieu ne révélerait au prophète que la vérité. Alors Dieu révéla au sujet d’‘Aïscha dix-sept versets […]. Dans ces versets, Dieu justifia ‘Aïscha et déclara son innocence[2]. »
Si l’on s’en tient à cette origine, le port d’un tissu, pas nécessairement sur leur tête, est donc bien suggéré aux femmes – non aux hommes – comme un moyen efficace d’atténuer le désir qu’elles suscitent. Le lien entre voile féminin et évitement du regard désirant n’est pas propre à l’islam des origines. Au Ier siècle, Valère Maxime juge d’une « sévérité terrible » l’attitude d’un aristocrate romain qui « a renvoyé sa femme, parce qu’il avait appris qu’elle s’était trouvée la tête découverte hors de chez elle ». Mais, pour rigoureuse qu’elle apparaisse, la répudiation se trouve justifiée quand l’historien rapporte les propos du mari outragé : « C’est que, dit-il, la loi t’a prescrit de ne recourir qu’à mes yeux pour faire apprécier la forme de ton corps. C’est pour eux que tu dois préparer ce qui fait ta beauté ; par eux que tu dois te faire remarquer ; eux qui t’offrent les critères les plus sûrs auxquels tu dois te fier. Tout autre regard qu’attire sur toi une excitation superflue ne doit t’inspirer que suspicion et condamnation[3]. »
Deux siècles plus tard, et cette fois dans un contexte chrétien, Clément d’Alexandrie reprend cette idée selon laquelle le voile est ce qui s’interpose entre le regard désirant de l’homme et le corps désirable de la femme. Mais, alors que l’épouse romaine était coupable d’agir (se montrer tête nue en public), dans une tradition judéo-chrétienne qui remonte sans doute à la figure d’Ève, et que Clément d’Alexandrie mêle à sa culture hellénistique, la femme est passive. Sa culpabilité est inhérente à sa nature même, à la beauté de son corps, en soi peccamineuse : « Loin qu’il soit seulement défendu de dénuder sa cheville, il est prescrit [aux femmes] de se couvrir la tête et de se voiler le visage. C’est qu’il n’est pas conforme à la volonté divine que la beauté du corps soit un piège à capturer le regard[4]. »
S’il est attesté, comme le montre ici la référence à Clément d’Alexandrie, Père de l’Église, ce lien entre voile et pulsion scopique n’est toutefois pas prééminent dans le christianisme. Celui-ci insiste plus volontiers sur le caractère symbolique du voile féminin, ordonné par saint Paul dans la première Épître aux Corinthiens : plus qu’un moyen de se soustraire aux regards, il est le signe bien visible de la soumission de la femme à l’ordre voulu par Dieu, qui lui réserve la dernière place. Double soumission, en fait – métaphysique, à la hiérarchie divine ; sociale, à l’homme qui la domine –, que Tertullien résume en une formule terrible : « La femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion. Le voile est son joug[5]. »
Révélé à la périphérie des mondes juifs et chrétiens, le Coran n’en ignore pas les us. Par rapport à eux, sa position sur le voile semble à la fois traditionnelle et spécifique. Sa fonction symbolique de marquage d’une sujétion constitutive de la féminité et conforme au dessein divin est exclue ; son caractère pratique d’inhibiteur de la concupiscence visuelle masculine est, au contraire renforcé. À cet égard, le voile introduit une dissymétrie – la femme, non l’homme, rabat son « fichu » sur les « échancrures de son vêtement » – dans une conception du désir et de sa régulation dont la symétrie et la réciprocité foncières font l’originalité : croyants et croyantes baissent les yeux, contiennent leur sexe. La femme, en ces versets, n’est ni plus désirable, ni plus peccamineuse per se que l’homme –, ni moins désirante non plus, puisqu’il lui faut, à elle aussi, baisser les yeux. Mais la charge de réguler ce désir partagé, réciproque, lui revient : à elle, la mission du voile.
Retenons de ce moment originel, dont on sait bien qu’il ne se rattache aux pratiques coutumières qui s’en prévalent que par des liens lâches, emmêlés et irrégulièrement réaffirmés, la vocation fonctionnelle du voile musulman et son rôle d’inhibiteur d’un désir sexuel excité par la vue. Cette détermination, moins obvie qu’il ne semble (le voile chrétien, encore une fois, ne sert pas à cela, ni dans son usage monastique, où, forme de linceul, il exprime le renoncement au monde, la vocation à Jésus et sert parfois à mortifier l’orgueil[6], ni lors de la communion ou du mariage, où il rappelle le voile virginal de Marie[7]), peut constituer une base normative pour une réflexion sur la sexualisation du voile. Elle indique, en effet, que le voile musulman a bien d’abord affaire avec un enjeu de sexualité – plutôt que de pouvoir, d’eschatologie ou de sotériologie, par exemple –, et qu’il se situe du côté de l’inhibition de la pulsion de voir et du désir masculin. Autrement dit, le schème « normal » qui en ressort indique que, sans voile, la femme excite la concupiscence que le voile empêche (ou contribue à empêcher).
C’est à partir de ce schème que deux situations font écart : lorsque le voile nourrit l’excitation sexuelle en suscitant des fantasmes de dévoilement, et lorsque le désir se porte, de manière en quelque sorte fétichiste, sur le voile lui-même censé le pallier. Tout en offrant de nombreux exemples de ces deux derniers cas –, alors que les témoignages manquent qui en attesteraient dans le passé, les civilisations musulmanes n’ayant guère donné lieu à un équivalent de la littérature pornographique ou libertine occidentale, à l’image des œuvres de Brantôme, Crébillon ou Sade, de l’iconographie à plus forte raison –, l’époque contemporaine se caractérise également par l’activation du substrat sexuel présent à l’état calme dans le schème « normal ».
Une abstinence sexualisée
Les analyses des rapports entre genres publiées par la sociologue Fadéla M’Rabet à partir d’enquêtes et d’expériences personnelles dans les premières années de l’indépendance algérienne, décrivent une situation chimiquement pure de sexualisation intensive du schème « normal ». Au cours des années 1960, un certain modernisme, ainsi que les nécessités de la lutte pour l’indépendance, ont conduit les femmes algériennes à s’habiller à l’occidentale – sans voile – et à investir l’espace public, essentiellement pour y faire des études et/ou travailler, les lieux de divertissement leur demeurant, en général, peu accessibles. Cette situation – autonomie chèrement acquise de l’Algérie, départ massif des Européennes, nouvelle répartition des femmes algériennes entre « traditionnelles » (voilées et au foyer) et « modernes » (dévoilées et actives) – semble, à l’époque, avoir porté la libido des Algériens à un état paroxystique. « S’il est juste, écrit Fadéla M’Rabet en citant un article de Révolution africaine du 23 mai 1964, comme le déclare une étudiante, que la plupart des Algériens sont des obsédés sexuels, il faut ajouter que la plupart de ces obsédés se refusent comme tels […] : d’où un déséquilibre accru, une conduite encore plus désaxée[8]. » Dans ce contexte, la prescription coranique qui, face à l’érotisation d’une situation sociale, ordonne aux hommes comme aux femmes de baisser les yeux et de maîtriser leurs pulsions, et recommande aux femmes de recouvrir d’un tissu les parties échancrées de leur vêtement, atteint un degré de virulence qui la rend presque méconnaissable, et fait litière de sa plus précieuse singularité : son affirmation de la réciprocité du désir et du partage de responsabilité qui en émane. Ainsi, les hommes ne se sentent-ils plus tenus de réfréner leurs pulsions, ni de borner leur regard, comme la sourate XXIV verset 30 du Coran leur enjoint de le faire.
Fadéla M’Rabet liste, non sans un certain humour désabusé, les agressions visuelles qu’elle subit dans un laps de temps restreint : « […] faut-il mentionner aussi ces regards qui s’attardent le long des jambes, remontent aux fesses, s’y fixent, redescendent, remontent », « […] un jeune homme “se pointe”, me soupèse du regard […] », « […] en face de moi, un employé ; il m’examine de haut en bas, de bas en haut […] », « […] que nous rentrions à minuit ou que nous partions à l’aube, le gardien de l’ordre se précipite à la fenêtre […], et longuement – policièrement ? – me dévisage[9] ». Mais le voile, selon qu’il est porté ou pas, clive désormais les femmes musulmanes, selon une partition entièrement phallocratique, entre celles qui, dévoilées, seraient par là même vouées à assouvir les besoins sexuels des hommes et celles qui, couvertes, seraient garantes de leur honneur et, le cas échéant, dignes de leur procurer une descendance légitime. Dans son résumé de la situation, Fadéla M’Rabet rapporte elle-même les références opportunistes et fallacieuses au Coran dont se parent ces nouvelles relations de genres, issues de la décolonisation, et dont le caractère intrinsèquement dysfonctionnel se laisserait sans doute interpréter, en grande partie, comme le symptôme d’un traumatisme « postcolonial » : « Proies, également, la postière, la dactylo, la journaliste, la lycéenne […], l’infirmière, l’institutrice. Pourquoi se gêner ? Elles ne sont pas de la famille, elles s’offrent au regard des hommes, s’habillent à l’européenne, se fardent, sont élégantes, aimables : autant de signes de leur facilité. Ces filles-là ne sont pas respectables : conformément à la tradition (qu’on utilise à ses convenances, et qu’on n’hésitera pas, si l’on discute avec un étranger, à qualifier de rétrograde), conformément au Coran (on lui fait justifier n’importe quoi avec d’autant plus de conviction qu’on ne l’a pas lu), une fille “bien” ne se montre pas, elle est discrète, effacée, baisse les yeux, s’enveloppe de chiffons ; celles-là qui s’exposent ce sont les filles publiques : respecte-t‑on une putain[10] ? »
On se trouve donc bien dans le cadre du schème « normal » : celui où le désir sexuel, soutenu par les yeux, se porte sur le corps non voilé de la femme et où le voile agit mécaniquement (plus que symboliquement) comme un intercepteur. Mais, alors que la prescription coranique était empreinte d’une tempérance, au fond, librement consentie, les versets 30 et 31, contrastant avec l’atmosphère de scandale et de châtiment qui marquent les premières motions de la sourate XXIV, une forme d’exaspération pornographique, d’hyper-sexualisation, affecte ici les relations de genres qui s’en prévalent.
Sexualité musulmane
Celle-ci peut être liée à la circulation corrélative de plusieurs stéréotypes, contribuant chacun pour une part active à cet effet de sexualisation du voile qui en marque l’histoire contemporaine. Je me propose d’en évoquer trois, sans prétendre, évidemment, à saturer le champ des poncifs sur un objet, le voile, où il est particulièrement fertile.
Le premier d’entre eux est le rappel insistant d’un principe de double différenciation vestimentaire distinguant les hommes des femmes, d’une part, mais aussi, d’autre part, les musulmans et les musulmanes des « mécréants ». Absent du Coran, ce principe trouve sa source scripturaire dans un ensemble de hadiths – faits et dits du Prophète et de ses proches recueillis pour la plupart au premier siècle de l’Hégire –, régulièrement convoqués. Ainsi, par exemple, pour Abou Chouqqa, auteur d’une monumentale Encyclopédie de la femme en islam, traduite et bien diffusée dans le réseau des librairies musulmanes, le vêtement féminin conforme à l’islam est-il soumis à plusieurs « conditions » dont la 3e : « La tenue et la parure de la femme doivent être conformes à l’usage de la société musulmane », la 4e : « La tenue (dans son ensemble) doit se distinguer de celle de l’homme » et la 5e : « Les vêtements et la parure de la femme musulmane doivent (dans leur ensemble) se distinguer de celles des femmes mécréantes[11]. »
Face à l’évolution vestimentaire des sociétés contemporaines, dont les grandes tendances ont été, depuis la Seconde Guerre mondiale, l’émergence d’une mode « unisexe » mise au service de l’expression individualiste du moi, la « mode islamique », comme on l’appelle parfois, tout en composant en fait avec la mondialisation[12] – fonctions nouvelles des vêtements, de l’imperméable au burkini, délocalisation de leurs matières, rupture avec les traditions vernaculaires… –, affirme ainsi l’homogénéité de la oumma (communauté des croyants) contre la disparité personnaliste promue par le capitalisme néolibéral et, en son sein, réinstaure un fort dimorphisme sexuel. Cette double spécification – ethos musulman unifié, genres clivés –, largement prise en charge par le vêtement (le voile notamment) et des modalisations corporelles voisines (barbe, maquillage…), sert de base à la réactivation d’imaginaires[13], en grande partie d’origine colonialiste et de teneur raciste, mais dont le stigmate, d’ailleurs toujours assez ambivalent, réapproprié, est converti en vertu. Il en va ainsi, notamment, de la figure de l’Arabe sur-viril, à la libido indomptable et de son corollaire féminin dont le voile de modestie dissimule une sensualité irradiante.
Dès 1899, le juriste féministe égyptien Qâsim Amîn, dans son ouvrage The Liberation of Women, déconstruit cette image de l’homme arabe priapique dont le voile seul parvient à endiguer l’irrépressible concupiscence. Et, significativement, il ente son analyse sur le passage du Coran consacrant la descente du voile. Après avoir souligné l’admirable mixité coranique du désir qu’éprouvent et suscitent également la femme et l’homme, Qâsim Amîn constate que la symétrie est brisée à l’endroit du voile dont la responsabilité incombe à la femme seulement. Cette dissymétrie, explique-t‑il, est doublement infamante, pour la femme et pour l’homme. Le passage mérite d’autant plus d’être cité que cet ouvrage fondamental n’est toujours pas traduit en français : « Comme c’est étrange ! Si les hommes craignent la tentation pour les femmes, pourquoi ne se voilent-ils pas et laissent-ils voir leur visage aux femmes ? Est-ce que l’homme doit être considéré comme plus faible que la femme ? Est-ce qu’il est plus faible dans le contrôle de son désir ? Est-ce que les femmes sont à ce point plus fortes que les hommes, que ceux-ci peuvent montrer leur visage aux yeux des femmes, aussi beaux et attirants soient-ils, tandis qu’il leur serait interdit à elles de montrer le leur, même laid et défiguré, de peur qu’ils se laissent dominer par leur désir et succombent à la tentation[14] ? »
On connaît le destin d’un tel texte : il est celui de la Renaissance arabe, la Nahda, dans son ensemble. Après avoir eu une influence déterminante en Égypte et dans une partie du monde arabe jusqu’aux années 1970, ses thèses sont récusées comme occidentalistes et un modèle « islamique » leur est préféré où, en effet, l’homme musulman, hétérosexuel nécessairement, identifie dans le voile féminin la preuve flatteuse de son inassouvissable lubricité.
Les femmes, quant à elles, ne négligent pas non plus le miroir avantageux que leur tend un orientalisme intériorisé où des restes de Mille et Une Nuits et de poésie arabo-andalouse réduits à l’état kitsch s’accommodent d’une sauce bigote dont la phraséologie islamique – al-‘awra, les parties du corps à dissimuler, al-hashma, la pudeur, al-haram, l’illicite… – ne cache qu’incomplètement les relents d’école de sœurs. Récemment, une jeune artiste, Inès Maya Touam, a mis en regard la photographie de femmes algériennes, voilées et non voilées, et un verbatim recueilli à propos de leur choix. Dans cette œuvre indissociablement artistique et documentaire, la sexualisation religieuse du voile, rendue lisible et visible, confirme l’impression que l’on peut retirer d’une consultation, même superficielle, des sites de ventes en ligne de « vêtements modestes » et des chats qui leur sont associés. Ainsi lit-on dans Révéler l’étoffe. Alger, à côté du portrait en pied d’une femme émaciée, vêtue d’un jilbab brun aux reflets satinés : « […] Dieu a ordonné au prophète de voiler les épouses, les filles, et les femmes des croyants dans les sourates “El Nour” et “El Ahzab” afin de les protéger du regard des autres, pour abolir la notion d’objet sexuel et la tentation qui planent sur elles ! Mon jilbab est un acte d’amour envers le prophète, une sunna ! Si vous deviez choisir, entre être une perle ou une rose, que seriez-vous ? La rose, l’homme la sent, la cueille et la sent à nouveau jusqu’à ce qu’elle se fane. Mais la perle qui peut l’atteindre ? Elle est dans son écrin, elle est protégée et elle garde son éclat[15]. »
Outre le constat franc d’un « objet sexuel » que le voile aurait vertu d’abolir, on peut penser que la « modestie » a quelque peu souffert de cette comparaison de la femme (en général) avec une perle ou une rose. Toujours à Alger, une femme, dont le hayek ivoire s’entrouvre sur un bustier en dentelle, commente sa tenue dans des termes qui en soulignent sans équivoque la sexualisation : « Depuis toute petite je voyais les femmes adultes porter ce tissu ivoire, c’est couvert et en même temps c’est très féminin, il dégage une sensualité, ça dévoile sans trop en montrer, pour les jeunes hommes c’était atteindre l’inatteignable. Le hayek laisse passer le regard, c’est tellement beau ! »
À Paris, où le port du voile revêt une dimension politique du fait de l’aversion française à cette tenue, son imaginaire érotique n’est pas non plus absent des discours recueillis par l’artiste. Une femme très élégante, coiffée d’un somptueux turban gris perle en propose un commentaire explicitement sensuel : « L’islam, d’ailleurs, nous enseigne la beauté, la pureté, la douceur en toute chose… Alors si je m’habille en adéquation avec ces principes, c’est comme si ces qualités venaient plus naturellement à moi. J’aime encore parfois me couvrir la tête de cette manière, pour expérimenter la pudeur et la laisser couler sur moi. Ne pas oublier les bienfaits inestimables qu’elle apporte. »
Une autre, bravant la loi du 11 octobre 2010 en portant un niqab opaque sur une longue robe rose, se fait l’écho de cette dialectique de la sexualisation et de l’abstinence qui s’est progressivement mise en place à partir d’une lecture critique (au sens de crise) du verset 31 de la sourate XXIV : « Ce voile symbolise la définition même de la liberté. Les femmes sont vues comme des objets sexuels, on les utilise pour faire vendre n’importe quoi. C’est un combat pour moi que de porter ce que je veux. Personne ne me dicte comment me vêtir. Pourquoi le niqab ? La phrase du Coran qui m’a parue la plus importante c’est “Rabattez vos voiles sur vos poitrines”, je visualise cette image comme un rabattement d’un tissu du dos vers la poitrine. »
Les conditions désormais sont réunies pour que la pulsion, construite comme invincible, se reporte sur l’objet lui-même qui prétend la refreiner. La requête « voile » sur n’importe quel site érotique de l’Internet, appelant une profusion de femmes qui n’ont que leur voile de tête pour tout vêtement dans l’accomplissement de figures variées du Kamasutra, renseigne ad nauseam sur ce point.
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Pour citer cet article : Bruno Nassim Aboudrar « Le voile et l’invention d’une sexualité musulmane », in Gilles Boëtsch, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sylvie Chalaye, Fanny Robles, T. Denean Sharpley-Whiting, Jean-François Staszak, Christelle Taraud, Dominic Thomas et Naïma Yahi, Sexualités, identités & corps colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019 : pp.183-191
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[1]. Le Coran, Essai de traduction, par Jacques Berque, Paris, Albin Michel, 2002 [1990].
[2]. Tabarî, La Chronique (vol. II), traduit par Hermann Zotenberg, Arles, Actes Sud, 1980.
[3]. Valère Maxime, Faits et dits mémorables (t. 2, livres IV-VI), Paris, Les Belles Lettres, 1997 ; livre VI, cité in Yasmina Foehr-Janssens, Silvia Naef et Aline Schlaepfer, Voile, corps et pudeur. Approches historiques et anthropologiques, Genève, Labor et Fides, 2015.
[4]. Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue (livre II), Paris, Éditions du Cerf, 1991.
[5]. Tertullien, Le Voile des vierges (livre XVII), Paris, Éditions du Cerf, no 424, 1997.
[6]. Nicole Pellegrin, Voiles, une histoire du Moyen Âge à Vatican II, Paris, CNRS Éditions, 2017.
[7]. Nicole Pellegrin, Voiles, une histoire du Moyen Âge à Vatican II, Paris, CNRS Éditions, 2017.
[8]. Fadéla M’Rabet, La femme algérienne, Paris, François Maspero, 1983.
[9]. Fadéla M’Rabet, La femme algérienne, Paris, François Maspero, 1983.
[10]. Fadéla M’Rabet, La femme algérienne, Paris, François Maspero, 1983.
[11]. ‘Abd Al-Halim Aboû Chouqqa, Encyclopédie de la femme en islam (2 vol.), Paris, Al-Qalam, 2007.
[12]. Emma Tarlo, Visibly Muslim: Fashion, Politics, Faith, Oxford, New York, Berg, 2010.
[13]. Pour une analyse très approfondie de ces imaginaires, voir Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Christelle Taraud, Dominic Thomas (dir), Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.
[14]. Qâsim Amîn, The Liberation of Women (Tahrir al-mar’a), The American University in Cairo Press, 1992 ; en français in Bruno Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, Paris, Flammarion, 2014.
[15]. http://cargocollective.com/Maya-InesTouam/Reveler-l-etoffe-Alger