– par Janine Bailly –
Tombé au champ d’honneur, il avait été supprimé en mars. La passion jointe à l’obstination de ses organisateurs ayant permis de passer outre aux difficultés rencontrées, il nous était donc revenu triomphant en octobre. Voici qu’on nous le reprend prématurément, que l’on nous prive de ses deux derniers jours, et de sa traditionnelle soirée de clôture ! Et qu’importe s‘il fut permis aux seuls porteurs de masque de franchir ce seuil, qui marque le passage des turbulences extérieures au calme presque recueilli des salles obscures, qu’importe si parfois le public resta fort clairsemé, les heures furent si belles à la lumière des écrans reconquis !
Hélas, faisant partie des récalcitrants à la langue anglaise, que je n’ai pas eu l’heur d’étudier en classe, je n’ai pu découvrir ce dernier jeudi de projection le film Nasir, de Arun Karthick, qui m’aurait parlé de Singapour s’il avait été sous-titré en français. En revanche, venu du Brésil, le film de Maya Da-Rin, La fièvre, qui d’incompréhensible façon n’a attiré qu’une petite dizaine d’esprits curieux – alors qu’il eût été bon de profiter de ces dernières séances d’avant confinement, ainsi que l’ont fait de nombreux enfants accompagnés de leurs parents –, ce film singulier a comblé mon cœur de spectatrice avide, tout en m’ouvrant à la connaissance du sort réservé aux populations autochtones d’un certain Brésil, celui du Nord.
Entre réalité et fiction, entre ordinaire de la vie quotidienne et onirisme lié à la forêt amazonienne, la réalisatrice dresse par petites touches délicates le portrait d’un homme, amérindien de la tribu Desana. En quelque sorte « exilé » dans la grande ville industrielle de Manaus où il exerce sur le port le métier peu gratifiant de vigile – il se dit lui-même inutile, « chasseur qui n’a pas de proie » –, Justino, pourtant armé et porteur d’un encombrant gilet pare-balles, semble si petit, silhouette incongrue enserrée entre les murs de conteneurs dressés sur les quais, comme égaré dans ce labyrinthe métallique obscur qu’il lui faut arpenter, de jour ou de nuit ! Rigidité verticale en opposition à la fluidité de la végétation !
Justino, comme pris au piège entre passé et présent, traditions et modernisme, grande ville de béton grouillante et espaces naturels luxuriants et déserts, est à la croisée des chemins, à l’âge où tout peut encore basculer. Quand les absences se multiplient – une épouse défunte, une fille en partance pour des études de médecine à Brasilia, un fils qui fondant son propre foyer s’est éloigné –, que la solitude pèse sur la maison désertée, concrètement et symboliquement fissurée, que par d’insidieuses remarques sur vos origines indiennes le racisme et la condescendance vous griffent, alors naissent les rêves, les cauchemars et les angoisses. Et le corps de Justino, écartelé entre deux univers, se crée pour défense cette fièvre, inexplicable, qu’il accepte sans s’en plaindre, exutoire à la difficulté d’être déraciné, antidote à la monotonie des jours vains. « Tu ne peux pas comprendre », dit à sa fille Vanessa l’homme fermé sur ses secrets… « Ce n’est pas ça… ce n’est pas le paludisme », rétorque-t-il au médecin assez maladroit et qui n’y comprend rien. Et l’esprit de Justino imagine, dans la touffeur de la forêt, dans son bruissement nocturne fait de mille cris et sons intrigants, la présence d’un animal, réel ou mythique, homme ou animal menaçant qui le suivrait avec obstination… Car ainsi que le dit l’histoire contée à l’enfant, dans une scène familiale toute empreinte encore de sérénité, dans la forêt les bêtes aussi parlent entre elles et aux hommes…
Alors, lorsque la caméra suit de dos Justino, qui s’éloigne dans sa frêle embarcation sur le fleuve, puis sur le chemin ouvert au cœur de la végétation, on peut l’imaginer rejoindre au village natal son frère, puisque celui-ci l’y avait enjoint, et renouer avec une vie plus saine, de pêche de chasse et de cultures. Une vie où il serait à nouveau en accord avec lui-même. Loin de cet univers métallique et indifférent qui n’est pas le sien, loin de ces conteneurs menaçants, chargés d’objets « téléviseurs, climatiseurs » dont il n’aura pas l’usage, monstres déplacés soulevés par les grues contre le bleu du ciel sur un fond sonore agressif.
La Fièvre est un film qui respire autrement, tenu de bout en bout par un personnage qu’incarne un acteur lui-même chaman, et qui impose sa présence calme, dense, lumineuse et volontiers mutique, tout au long de l’histoire. Un regard sur un monde autre, et qui nous échappe. La Fièvre donne du Brésil une autre image que celle construite par un président incapable, par ailleurs indifférent au destin des peuples indigènes de son pays, quand ce n’est pas néfaste. Une image positive quoiqu’en demi-teinte, entre espoir et nostalgie, entre intégration et vie traditionnelle, entre construction d’un futur et réconciliation avec un passé. Loin des clichés occidentaux souvent empreints d’exotisme, loin de la vision condescendante qui prédomine parfois au sein même du pays : il y a, dit le collègue de Justino, les Indiens là-bas « avec les flèches et les bâtons », et les Indiens ici, à Manaus, « domestiqués ». Long sera le chemin vers la fraternité !