— Par Joël Des Rosiers, Poète et psychiatre —
Je pleure Aimé Césaire aujourd’hui. C’est l’heure où j’ai autant envie de garder le silence car tout ne peut être dit de ce qui n’est pas chanté dans le chant. Je pleure Aimé Césaire aujourd’hui… J’entends les démons vibrant de mort qui versent la mort sur l’homme. J’entends le vent d’îles, « la brise de mer est sur les cayes ». La Martinique, caye qu’il a tant aimée et parcourue au gré des chemins-chiens. Mais la naissance, la vie, la mort et la résurrection du poète agrandissent son île à la démesure de l’univers.
Ce qui me rend son île encore plus proche, c’est la lutte que mène son peuple pour la survie en un étrange combat, subtil et raisonné selon moi, en « pays dominé », au moyen des « armes miraculeuses » qu’a fondues le poète. Et j’ai nécessité de dire combien nous chérissons la valeureuse Martinique dont beaucoup d’Haïtiens sont originaires y compris le plus sanglant de nos dictateurs. Et j’ai besoin de chanter qu’elle a fait don à notre histoire de tant de héros venus combattre à Saint-Domingue, à Savannah, au Vénézuéla pour la liberté.
Et j’ai matière à louanger le président Lysius Félicité Salomon qui fit venir en Haïti, à la fin du 19ème siècle, plus de 1500 professeurs de la Martinique avec leurs familles, dans le cadre de la politique de modernisation de l’éducation.
Et j’ai honneur respect à trouver un jour, par une ironie de l’Histoire, la tombe d’un aïeul emporté par la malaria, enterré au cimetière de Fort-de-France. Un détail encore : tel républicain fuyant Les Cayes du fond (Saint-Domingue) après la fin de la Guerre du Sud en octobre 1800 ; il rejoint la révolution en Guadeloupe et devient le lieutenant de Louis Delgrès. Il est condamné à mort et pendu après la défaite du Matouba le 5 juin 1802. Hommage ainsi rendu à la mémoire de François Rigaud.
Qu’une si fragile caye, Eden au parfum de soufre, ait enfanté tant d’hommes illustres, c’est miracle par sa fragilité même : Frantz Fanon, Édouard Glissant, ceux de la créolité « à jamais fils de Césaire ». Écrivains, peintres, dramaturges, chorégraphes, musiciens, cinéastes, zoukeurs urbains et souffleurs de conques : tous l’honneur de la Caraïbe. Au peuple martiniquais, peuple d’artistes qui perd en Aimé Césaire le plus raide nègre de ses fils, nous présentons nos condoléances émues. Car il est des moments où le chagrin atteint la chair des peuples.
S’il est vrai que toute la Caraïbe dans sa diversité reconnaît une dette historique envers Haïti, l’île-soeur a toujours répondu à nos signaux de détresse chaque fois que le malheur nous frappait, en dépit de la géopolitique inhérente au statut d’un pays minuscule mais grand dans mon cœur, dont les lois et règlements d’immigration sont fixés par le gouvernement français. En particulier en ces jours de famine en Haïti où les entrailles sortent des greniers vides pour crier…
Je songe au mystère qui s’est trouvé, chaque fois qu’Aimé Césaire me recevait avec l’amour du père dans ses yeux, derrière les portes closes de son bureau à la nouvelle administration comme quelques années plus tard à l’ancienne mairie. Les portes les plus insondables demeurent celles des débuts et celle des fins dernières, quand se fait et se défait pour toujours le rituel de l’accueil. « Je ne savais pas que Saint-John Perse avait utilisé le mot vétiver dans son oeuvre. Pourtant, je l’ai beaucoup lu et surtout beaucoup relu. »
La phrase malicieuse, pleine de reproche doux et tendre dans sa voix, m’était restée comme le signe du présent que je lui offrais. Les poètes n’ont pas de savoir, ils n’ont que de la pudeur. Puis il m’avait raccompagné en me donnant le bras jusqu’au seuil de la mairie.
Devant la grille fermée de l’absence, j’appréhende le portail lumineux où maintenant il se trouve. C’est sans doute un très vieux jardin, planté de balisiers aux fleurs immortelles, parmi les murmures trop présents des arums et des alamandas qui offrent leur cœur jaune à l’avril de son trépas.
« Qu’avez-vous fait à monsieur Césaire, s’inquiétait madame Littré, sa secrétaire ? Depuis trente ans que je suis là, il n’est jamais descendu jusqu’au portail pour raccompagner ses visiteurs. » Je lui avais simplement parlé du moi, vétiver comme d’un moi, laminaire. Cela avait suffi à la fugace consolation de la terrible mélancolie qui empoigne tout nègre sur ses erres et déparlant…son cerveau cimetière frissonne de psychose…une poussière d’astres arquant son front morose.
Des éclisses : voilà ce que j’avais rescapé de la longue vie ligneuse d’Aimé Césaire. Car je n’avais pu saisir de tant d’histoires et de paysages, que des éclats de voix, quand il s’animait de son élocution si lettrée « au nom de l’Histoire », que des lambeaux de lumière sur son visage aimé. De la douleur dans son corps et qu’il taisait par pudeur, des cruelles insomnies dont il souffrait, je conserve encore quelques échardes sournoises qui l’ont blessé, perfides, sans un cri.
Tout n’est qu’héritage. Où que j’aille désormais, je porte le visage du marron fugitif, son angoisse, son malaise, son exil insupportable qu’exacerbent l’exquis dépaysement des isles et l’aboi des molosses. Je porte ce qui est mon autoportrait. Aimé Césaire accepta au nom de tous de se laisser ainsi abîmé pour devenir, un jour, reconnaissable. « J’accepte, j’accepte ». Vivre hanté par la quête de dignité pour rendre la vie vivable et la mort supportable. Voilà qu’il nous exhorte, dans un vacarme d’eau de mer, à la révolte contre l’inhumaine condition : « la négraille debout, debout et libre et non pauvre folle. » Il aura fallu d’une pauvre folle, Délira, comme rapporte la légende, pour ramasser les restes hachés menus de l’empereur Jean-Jacques Dessalines, assassiné en 1806, nègres contre nègres. Voici qu’un grand poète nous annonce les seuls états possibles de la poésie, la danse ou la hantise.
Si le plus grand poète est aussi, selon Joseph Brodsky, le plus endetté d’entre nous, immense est l’œuvre d’Aimé Césaire, hanté par les fantômes de la Caraïbe au point que l’écriture est une façon chez lui d’acquitter un devoir de mémoire, l’hypermnésie de la souffrance nègre, la mémoire d’une blessure qui menace toujours de se rouvrir dans le présent. Des lieux, des corps vérolés, des fragments d’histoire, des généalogies malingres, le grand poème césarisé en est traversé et c’est lui bien entendu le détonateur, le sanctificateur, le grand dépositaire de la mémoire commune.
« Je serai la bouche des malheurs qui n’ont pas de bouche. » La poétique de Césaire serait donc à lire comme expression d’une puissance collective anonyme autant et plus que comme réalisation intentionnelle d’un art guidé par les règles d’une poiesis i.e d’une manière de faire.
L’apparition fulgurante de cette écriture hétérogène, dans sa singularité même, trouve ses fondements, non pas dans l’utopie surréaliste, mais dans le pouvoir chrétien de l’incarnation du verbe, de l’hostie eucharistique et du buisson mosaïque. Forme artistique qui commande un sens de la communauté. Mais cette communauté s’élève sur les ruines des perspectives d’émancipation politique auxquelles l’art moderne a pu se lier.
Présence au cœur du sensible d’une force qui le dépasse, c’est un poème épique qui sourd des replis les plus obscurs de la souffrance humaine, dont les figures se fondent en un flux mémoriel qui est aussi celui du sang dans les veines. Le mot sang, le plus fréquent dans toute l’œuvre d’Aimé Césaire. Le Cahier, un traité médical ulysséen.
Le mot Negritude lui-même, indépendamment de l’usage moderne utilisé par Césaire dès 1935 dans le journal L’Étudiant noir, fut connoté à la fin du 18ème siècle par le Dr. Benjamin Rush (1746-1813), fondateur de la psychiatrie américaine, signataire de l’Acte d’Indépendance et fervent abolitionniste. Sans être le fondateur du racisme scientifique, le docteur Rush croyait néanmoins que « la couleur noire de la peau est une maladie infectieuse, une forme de lèpre. Le seul traitement est de devenir blanc. »
L’ironie des observations médicales du Dr. Rush veut qu’il était en même temps un grand réformateur et un membre fondateur de la première société anti-esclavagiste aux Etats-Unis, réclamant dans ses écrits une « double portion d’humanité en faveur des Noirs ». Le portrait du Dr. Rush orne toujours le sceau officiel de l’APA (American Psychiatric Association) tandis qu’une université en Pennsylvanie porte encore son nom.
Cependant ses observations médicales à savoir : « Les Africains deviennent fous, nous dit-on, dans certains cas, dès qu’ils subissent les sévices de l’esclavage perpétuel aux Antilles. » sont largement ignorées dans l’évaluation des origines de l’aliénation identitaire et des maladies mentales aux Antilles, en dépit de leur valeur historique dans la compréhension de l’impact du traumatisme de l’oppression et de l’esclavage sur les captifs africains et leurs descendants.
Aimé Césaire connaissait-il l’histoire du Dr. Benjamin Rush? Nul ne l’affirmera sinon que les mots negritude/négritude recouvrent deux inventaires terribles de la colonisation. Des lignages lourds et troubles, des natures mortes, des thalassémies, des furoncles, des érysipèles, des chiasmes, des hyperboles, des cris, des insultes, des qui suis-je, des alexitères, des eschares, des ictères, des chalasies, des chloasmes, des pians, des pas de danse américains, des noms tremblés de fleuves et d’océans qui eux ne se mêleront jamais, sinon un cortège de lieux et de personnes et l’on entend même parfois le roulement d’un tambour.
Toute souffrance est en quête d’un récit. Je compris alors la passion médicale dans la poésie d’Aimé Césaire comme une dissolution de la subjectivité dans l’organique, les glaires, les fluides biologiques, le sang qui sourd porté en ébullition, à la limite d’une présence ontologique.
Je compris alors le mystérieux rôle auprès du vieux créole du Dr. Pierre Aliker, centenaire insolent de vieillesse solaire, qui ne voulait pas mourir avant Césaire et semblait lui dire : « Je prendrai ta douleur. »
J’ai pensé qu’il avait au chevet d’Aimé Césaire, essayé de donner du courage au malade, de l’aider à combattre et de lui promettre, devant ses forces défaillantes, de rappeler le pacte politique qui les unissait. Après les feintes, les reculades, les caprices de la mort, on a vu l’auguste docteur, dans le stade qui porte son nom, s’incliner et saluer respectueusement la grande partenaire toute-puissante venue s’emparer de l’ami agonisant. Le constat de décès est l’une des noblesses de la médecine.
Délivré des purs pouvoirs du langage, je compris alors que de Césaire j’apprendrais l’insurrection de l’ homme languide et dévêtu, marronné, libre enfin, mais jamais vengé.
Adieu au Boucan poignant, étendu seul dans l’horizon souffrant des plaisirs de la foule.
Joël Des Rosiers
Poète et psychiatre
Montréal, 21 avril 2008