— Par Roland Sabra —
A El Idilio, dans le trou du cul du diable, en forêt amazonienne, au bord d’un fleuve, Antonio José Bolivar surnommé « Vieux »après avoir connu déboires et malheurs vit comme un reclus. La femme de sa vie est morte des fièvres peu de temps après leur mariage. Initié aux secrets de la forêt par les Shuars , il a du quitter la tribu dans laquelle il a longtemps vécu, faute d’avoir su payer la dette d’honneur à l’indien qui lui avait sauvé la vie Il n’a pour seule distraction que l’arrivée régulière, peu avant la saison des pluies, du bateau d’un dentiste itinérant, plutôt arracheur de dents, qui lui apporte des romans d’amour. Antonio José Bolivar déchiffre plus qu’il ne lit les bouquins, s’arrêtant après chaque phrase pour mieux en mesurer la portée narrative, pour mieux en déployer la scène imaginaire. Ainsi allait la vie avant qu’une pirogue ne rapporte le corps mort d’un gringo braconnier tueur de jeunes jaguars. Les habitants d’El Idilio ; le maire, prévaricateur en chef, accusent les indiens. Antonio José Bolivar reconnaît dans la blessure la trace d’un coup de griffe mortel porté par une femelle jaguar dont on retrouve la peau des petits dans la sacoche du braconnier. La jaguar a gouté le sang des hommes. Sa douleur crie vengeance. Seul Antonio José Bolivar possède les connaissances, que lui ont transmis les Shuars pour affronter le fauve. Le voilà donc embarqué contre son gré dans une guerre de mouvements avec une adversaire, à l’intelligence et à la force redoutables et que lui seul comprend et respecte. Voilà le résumé du livre de Luis Sepúlveda adapté au cinéma, plusieurs fois au théâtre et tout dernièrement par Jandira Jesus Bauer ici même à Fort-de-France en mars 2012.
On connait toutes les difficultés liées à l’adaptation d’un roman au théâtre. Les procédures d’énonciation ne sont pas les mêmes. Présence d’un narrateur et donc d’une médiation dans un cas, absence dans l’autre. Les linguistes parlent de diégésis et de mimesis. Découpage en chapitre pour le livre, découpage en scène pour le théâtre, etc. On reviendra dans un prochain article sur ces problèmes car il semble qu’il y ait notamment en Martinique à une inflation de cette pratique.
Bien sûr la première condition d’une adaptation réussie repose sur un amour de l’adaptateur pour le roman choisi. Cet élément est présent chez Jandira Bauer, il n’y a pas à en douter. C’est même ce qui ressort le plus fort du travail qu’elle nous propose. Un amour si fort, si total qu’il l’empêche de faire un choix. Elle veut tout ! Tout nous donner de son amour pour ce roman écolo, dénonciateur des ravages, de la mise en coupe réglée, de la destruction, de l’occidentalisation de la forêt amazonienne et des populations qui l’habitent.
Qu’on le veuille ou non et contrairement à ce qui est affirmé dans le dossier de présentation ce n’est pas le rapport à la lecture qui est mis en avant dans la pièce, où alors il ne s’agit que du rapport personnel de Jandira Bauer à la lecture de ce roman là. Il n’est question que de ce qu’il a suscité en elle, de ce qu’il a éveillé, de ce qu’il a permis d’associer, de ce en quoi il est prétexte à dire d’autres textes, comme ces quatre poèmes ajoutés, dits et même ânonné pour l’un d’entre eux, tant il a paru évident que la compréhension échappait à la récitante. Le dernier poème dit par la metteure en scène elle-même évoque ses obsessions, celle de la jouissance confondue avec le plaisir, et celle de la recherche de l’orgasme confondu avec la quête du Graal sur le mode transgressif, provocateur et jubilatoire que les enfants prennent à se jeter à la face des « pipi-caca »
La difficulté de l’adaptation théâtrale se niche alors dans la capacité à faire partager au spectateur ce qui relève du rapport intime que l’adaptateur entretien avec le roman. Le deuxième élément que nous livre Jandira Bauer après l’amour qu’elle porte à ce roman est donc la fidélité. Jandira Bauer est une femme amoureuse. Jandira Bauer est une femme fidèle. Dans la limite bien sûr de ce que permet le travail d’adaptation qui est toujours par la force des choses une trahison. Dans le cas présent il s’agirait plutôt d’une fidèle trahison. Le fil narratif de l’œuvre première est presque totalement respecté et la quasi totalité des faits est restituée. Et c’est cette fidélité, plus grande semble-t-il que celle mise en œuvre au cinéma par le réalisateur Rolf De Heer qui pèche et qui pèse. L’attention est inégale, il y a des longueurs et si certains passages sont magnifiquement évoqués, avec une réelle intensité dramatique, comme la lutte entre Anntonio José Bolivar et le jaguar, d’autres invitent à l’échappée, à la distraction quand ce n’est au sommeil comme ce fût le cas pour quelques spectateurs, dont deux critiques amis, personnages pourtant rompus aux pratiques des premières. Le travail mériterait d’être ramassé, condensé, raccourci pour éviter que l’attention ne se dilue dans des épisodes que l’uniformité de l’énonciation imposée aux comédiens facilite grandement. Jeanne Beaudry, dont on connait les qualités depuis sa prestation dans ‘Les bonnes » de Jean Genet et surtout depuis l’admirable performance qu’elle nous a offerte dans « Psychose 4-48 » de Sarah Khane, deux réalisations de Jandira Bauer, a semblé sous-utilisée, cantonnée à un seul registre proche de l’éructation. Dommage. En règle générale on peut dire que la qualité des interprétations était proportionnelle à la présence des comédiens sur le plateau. Ali Baltahzard s’en est bien tiré. Des images projetées en fond de plateau seule celle qui accompagne le combat avec la jaguar semble justifiée. Les lumières et l’accompagnement sonore ont semblé insignifiants.
Si l’on a retrouvé par moment le souffle épique qui accompagne les mises en scène de Jandira Bauer, cette aptitude à créer des atmosphères proches de la magie, cette attirance pour des ambiances dans lesquelles la raison vacille, on s’est parfois ennuyé. Il faut l’écrire même si c’est ennuyant.
Roland Sabra le 31-03-2012 à Fort-de-France