— Par Nabile Farès, psychanalyste, Paris —
- Histoires, guerres et transmissions : violences, dégâts, détresses et traumatismes.
De nombreux mots pour dire que les textes de Franz Fanon, ceux que chaque lectrice, lecteur, rencontre en librairie, en bibliothèque, en discussion, témoignent d’une vive perception, écoute, écriture, et diction des violences et silences, impunités, qui, à travers les séparations, apartheids, mises à l’écart, viols, forclusions, destitutions structurales et singulières des civilités, ont marqué l’histoire, les sociétés, les individus d’aujourd’hui, ne laissant nulle personne contemporaine, enfants, nouveaux-nés, femmes, hommes, personnes agées, nulle formation politique, dictature, tyrannie, démocratie, république, à l’abri des conséquences et reconstructions mémorielles et historiques qu’exigent de telles destructions et exclusions historico- psychiques. Individus et sociétés sont marquées à la surface d’eux-mêmes, d’elles-mêmes et dans les profondeurs, strates, couches, de cette réalité historique et psychique liée : celle-ci étant plurielle, multiple, de surface lisible ou dite, par exemple, par la mise en ghettos, les différences territoriales de logements, de salubrité, les stigmatisations langagières et coutumières, les différences affirmées par la richesse et la pauvreté, les accès ou non aux soins, à la culture, auc cultures, les mises en retard, en question, refus, des langues, leurs acquisitions bénéfiques et différenciées, les ostracismes et anathèmes raciaux sous des légitimations religieuses porteuses de pensées, idéologies faillibles, les mises à mort et enfermements dits exemplaires, les destitutions et inégalités des représentations et histoires, les perturbations et aliénations de soi par des représentations et affirmations, dominations issues de l’Autre par introjection et précipitation du bourreau, du justicier, du vengeur héroïque, d’un maitre, essentiellement dominateur et cruel, entrainant abandon et chute, détresse de ce que serait une prise en compte affirmation et protection de l’humain.
Percevoir les dégâts immédiatement causés par les violences affectives, effectives, toutes issues, pourrait-on dire, de cette tendance coercitive à la domination des autres, femmes, hommes, enfants, sociétés, par haine de la première dépendance de l’humain à l’humain, s’installant à la place de l’amour qui accueille et engendre, tendance toujours prise dans un double « combat » – une double aberration – interne-externe, à la surface et en profondeur, qui nécessite, aussi, ce double « combat » – intérieur-extérieur – à la surface par élaboration dénonciative – non pas, simplement « dénonciatrice » – et en profondeur par élaboration créatrice visant à – risquons le mot – porter une aide, remettre en marche, route, déplacer la marque défective, transformer le lien et le lieu de la tendance, pulsion coercitive, meurtrière en ses applications, qu’elle soit, comme cela se produit et reproduit dans l’histoire, nazie, étatique, féodale, théocratique, laïque, anarchique, laïque, coloniale, impériale…
Restreindre les textes de Franz Fanon à une simple réaction anti-colonialiste, anti-raciste, anti-paternaliste, serait manqué l’essentiel d’une œuvre encore à réinventer, poursuivre, œuvre écrite à propos d’une « soin » impossible et possible au moment même où ont lieu et ont eu lieu des dégâts et détresses issues des esclavages, dominations et illusions de dominations, échanges, colonisations, traitements et sous-traitances, maltraitances, non-reconnaissances, abaissements de l’humain, sous prétextes, idéologies, hypnoses de civilisation, politique, religions, théologie et dogmatique, supérieures prononcées à l’égard du corps et de la réalité psychique. Et, certes, « le soin », est difficilement possible, rendu presqu’impossible, si on ne change pas les structures de dominations conscientes et inconscientes qui ne préserve pas l’humain de sa précarité, de sa fragilité corporelle et psychique qui peuvent le faire passer des violences reçues, injustifiables, injustifiées, si ce n’est par la domination, l’incurie, ignorance et bévue meurtrières, à la violence donnée, justifiée et légitimée par la domination reçue et, cette fois, exercée.
Si les « raisons » sont multiples, les dégâts le sont tout autant et à chaque fois, dans le temps à venir, sans précautions, responsabilités, redoublés.
C’est cette répétition d’un malheur de l’humain que nous a donné à entendre, après Freud, bien entendu, et d’autres…historiens, artistes, anthropologues, archéologues, littéraires, écrivains, scientifiques, linguistes …, d’une façon singulière et forte, à son tour, Franz Fanon, nous donnant à entendre ce malheur, non plus simplement ce « malaise » dans l’humain, à partir d’une responsabilité de perception, d’accueil, d’écoute, de l’autre humain, non pas si aisément « prochain », mais l’autre humain, celui qui pouvait sembler, en tant qu’humain, le plus éloigné, très éloigné humain ; et, passant la limite, à travers le plus éloigné et proche humain, le soin porté à l’humain, construire et reconstruire le lieu d’habitation de l’humain en allant à l’encontre du porte-parole et agent constructeur, dominateur, promoteur farouche, jouissant de ce malheur de, dans, l’humain.
2. Perception, analyse, interprétation et construction :
Pourquoi une telle mise en garde du malheur anticipé chez Franz Fanon ? Des malheurs hérités des violences, de ce qui a fait violence à l’esprit, au corps ? Malheur de la discrimination active, justifiée par le droit, dont les systèmes coloniaux furent et sont les exemples, les inégalités sociales, les manifestations, les critères d’appartenance ou non à l’humanité, les hiérarchies politiques et théocratiques, les agents ?
« La mala hora » comme disent les personnes de langue espagnole, les malédictions, comme l’on pourrait le croire, si l’on ne restituait pas aussitôt à celle-ci sa part de mauvaise diction, de parole lancée pour construire « la mauvaise heure », le moment de déréliction manifeste, de peur, de hantise de la transformation, de la nouveauté, exprimant,ainsi, l’impossible défixation, désarrimage du malheur, dans le ressassement d’impacts et évènements historiques coagulés, répétitifs, difficiles à défaire.
Etrange et ordonnée, programmée, répétition …
Dur labeur de la parole d’aide et de soin vis-à-vis de cette pente, complaisance, jouissance du malheur et de l’impossible à dire l’agression imparable, reçue surprenante, destructrice d’un nouveau temps de vivre, de cette mise en effectuation de l’élaboration et construction psychiques ; ce malheur qui finit par s’installer dans le lieu même de l’habitation, entre générations, dans le territoire d’idées dont on avait cru l’avoir extrait, identifié, : la réalité historico-psychique, elle-même.
Franz Fanon, psychiatre et poète de l’hétérogène, du même, et de l’hétéroclite, des fragmentations de l’humain ; selon le même mode qu’Aimé Césaire, c’est-à-dire créateur de son propre champ d’intervention énonciative et application : le crime psychique, pourrait-on dire aujourd’hui qui demande, certes, à être, tout d’abord perçu, ensuite analyser, et…ensuite… interpréter seulement… ? …déconstruit : assurément. Ce qui nous amènerait à penser la déconstruction et la reconstruction, l’élaboration, comme inséparables, prises dans le même mouvement d’une « désinstitution » du malheur, de la forclusion, du déni, de l’effacement, de la désinformation.
Vaste chantier …
Champ ouvert à l’élaboration historique et psychique : Franz Fanon n’a pas inventé les lieux où son existence fut prise, enfermée en quelque sorte, dans et par la vision raciale, coloniale de l’époque contemporaine ; il n’a pas inventé la guerre faite aux algériennes et aux algériens, et, à l’Algérie, à un territoire et des histoires, des langues, des cultures diverses et vivantes ; il n’a pas inventé cette disparité discriminante entre européens et indigènes, la situation déchue des femmes, des hommes, enfants, l’asile psychiatrique, en certains temps Franz Fanon a inventé sa propre réponse et ses réponses aux destructions de l’humanité, cette humanité de paroles, de perceptions, de pensées, qui était en lui ; cette humanité réconciliante à laquelle il ne renoncera pas, qui fut, pour lui, un guide, une voie, une critique réconfortante et protectrice des conditions historiques données, qui lui permit d’analyser et de dire ce qu’était être né dans des conditions aussi désastreuses qu’elles furent, fussent ou auraient été, ne feraient pas de lui , d’autrui, aussi prochain et éloigné qu’il fut, dans l’acte, un meurtrier… un… surtout si cet acte aurait été ainsi ou insu…rêvé.
D’où cette nécessité de dire ce qu’il en fut, ce qu’il en est du dégât, du « un plus » que la détresse, du dégât historico-psychique qui s’empare à l’envie de générations
meurtrières d’elles-mêmes, des lieux coercitifs et mutiques irresponsables qui, devant l’ampleur des dégâts, se réfugient dans leurs auberges et démissions, irresponsabilités du jour et des nuits, laissant au soin la profondeur de l’atteinte, de la fragilité, précarité, injustice à comprendre et à vivre.
Nabile Farès, psychanalyste, paris.
Franz Fanon, « hors les murs », d’une pensée irrecevable !
1. Echos, résonances, accueils, mises en acte de pensée.
Je ne vais pas m’étendre sur les textes de Franz Fanon, puisque cela vient d’être fait auparavant, sur l’analyse et valeur, pertinence, actualités multiples de sa pensée, pour plutôt vous proposer une évocation de l’écho et résonance de ses textes pour une génération, celle née en 1940 ou quelques trois ou quatre années avant 1936, 37, une génération de futurs lycéennes, lycéens, francophones en Algérie, dont certaines, certains, parlent deux langues, français et arabe, français et berbère, d’autres trois, français, arabe, berbère ; d’autres quatre, français, arabe, berbère, anglais, ou italien, ou l’espagnol, plus rarement l’allemand, d’autres, une seule langue, le français ou l’arabe et quelques bouts d’autres langues, ces langues qui existent, font partie de l’Algérie – avec cette précellence conjoncturelle et vraie pour ces lycéennes, lycéens, du français, de l’enseignement pour ces jeunes qui, indigènes, arabes ou kabyles, arabes et berbères, ne sont pas encore reconnus comme citoyens mais sont au cœur et en marge d’une histoire qui se fabrique, une histoire nouvelle qui se fabrique, ces jeunes qui ne sont pas européens, qui ne se sentent pas et ne sont pas français qui ne se reconnaissent pas et ne sont pas reconnus, tenus pour européens ou français, même si certaines et certains de ces jeunes disposent de l’état civil français, colonial français, en Algérie, alors que la situation est différente pour elles et eux, en France, parce qu’elles, ils, viennent d’un territoire dit français, elles, ils, parlent français, sont, alors considéraient comme français, eh bien, ces jeunes vivent leur état civil, leur être social, lorsqu’ils « sont » dits français, comme un mensonge produit par l’état colonial français à l’intérieur même de sa propre structure idéologique et politique, la république égalitaire française, en l’occurrence, là ; et , ce mensonge masque et dit en même temps une position inégalitaire de connaissance, de reconnaissance et de naissance, dit une blessure qui, sans doute, réclame un langage ; c’est à ce titre que vont être rencontrés, discutés, appréciés, les texte de Franz Fanon, « hors les murs » c’est-à-dire « tous les murs » construits par l’inégalitaire colonial qui rejoint la pesanteur politique, idéologique, affective, sensorielle, épidermique, de la pensée et pratique raciale de la politique, celle dont va parler Franz Fanon.
2. Irrecevabilité et violence de la pensée : une genèse occidentale.
L’ampleur et la violence d’une pensée et pratique raciale de la politique et du droit s’est exprimée d’une façon irrecevable et radicale à partir des années 1860 en Europe et années suivantes à travers l’antisémitisme, l’antijudaisme, dont une bonne partie de l’Algérie européenne et coloniale fut propagandiste, fervente adepte de l’antijudaisme et antisémitisme civil et politique qui défit l’état civil reconnu, constitué par l’émancipation et intégration juive dans la communauté dite « nationale », à partir de la fin septembre 1940 sur le territoire français et l’Algérie jusqu’en 1942, en Algérie, c’est-à-dire jusqu’à la création du CFLN, Comité français de libération nationale, et l’existence du premier gouvernement de la France Libre, à Alger ; ceci pour dire que les juifs et indigènes musulmans de cette génération ont été traversés par cette précarité, destitution politique toujours possible et civile française et européenne dont l’origine de pensée est pour eux directement liée à cette pratique dichoto-dichotomique, négatrice, coupante, effectuée par une humanité européenne riche de ses droits vis-à-vis d’ une sous-humanité à la recherche et conquête de ceux-ci.
Les textes de Césaire, de Senghor, alors et depuis, par son anthologie de la poésie négro-africaine, de Sartre et de Fanon ont rencontré un vécu et un écho chez cette génération à la recherche d’un langage qui dirait ce qu’il en est de cette double marque, blessure, insupportable mise à l’écart à l’intérieur d’un système de représentation qui se voudrait et se veut encore une pensée directrice de l’histoire.
L’œuvre de Franz Fanon a analysé les conditions d’irrecevabilité de cette doctrine à fabriquer des sous-humains, idée directrice, dominatrice excluante, en des termes
historico-psychiques aux conséquences politiques immédiates : celles de reconnaitre autrement, sans exclure, rejeter dans les bas-fonds, les sans-fonds, ce drame de plus en plus présent, de plus en plus manifeste de la ségrégation, de l’inclure, l’analyser dans la pensée, la politique, le pathologique, pas seulement en tant que conscience raciste construisant l’illusion et catastrophe de la supériorité, mais en tant que cette conscience est le lieu – topos – configuration – d’une dénégation qui n’échapperait pas, intime, à des conditions d’historicité, de formations, dénégation inconsciente et agissante dont on peut trouver la mise en écriture et analyse dans l’un des textes de Sigmund Freud « Temps présent de la guerre et de la mort », où Freud écrit en des termes nullement obscurs, tout à fait clairs, à propos de la barbarie franco-allemande de 1914-18, à laquelle ont fit participer nombre de personnes venues des colonies, indigènes et européens, musulmans, chrétiens et juifs, texte devenu célèbre, aujourd’hui, pas seulement chez les analystes : « On se disait, il est vrai, que les guerres ne pourraient cesser tant que les peuples auraient des conditions d’existence si différentes, tant chez eux, l’appréhension de valeurs relatives à la vie de l’individu serait aussi divergente, tant que les haines qui les séparent représenteraient de si puissantes forces de pulsions pour le psychisme. Aussi était-on préparé à ce que des guerres entre les peuples dits primitifs et civilisés, entre des races humaines, voir des guerres entre les individus-peuples d’Europe peu développés er redevenus sauvages, retiennent pendant longtemps encore l’attention de l’humanité. Mais on osait espérer quelque chose d’autre des grandes nations de races blanches régnant sur le monde, auxquelles incombent la direction du genre humain, que l’on savait employer à défendre certains intérêts commun au monde entier, et dont l’œuvre comprend aussi bien les progrès techniques dans la domination de la nature que les valeurs artistiques et scientifiques de civilisation. De ces peuples-là ont auraient attendu qu’ils soient capables de résoudre par d’autres voies » – que celles de la guerre, du déni, de la négation, la souffrance, le mensonge, la haine, la forclusion,… – « les dissensions et les conflits d’intérêts. »
Autrement dit, la profondeur des négations, désirs, dénégations, refus, mise à l’écart, par les nations – qui ne sont plus simplement des nations blanches – à l’intérieur de leurs territoires, référents, emblèmes nationaux, d’une partie ou d’éléments humains de l’existence sociale, culturelle, cultuelle, individuellement et collectivement, provoquent des tensions qui engendrent des malheurs, des violences qui exigent leurs résolutions et réparations, c’est-à-dire leur intégration dans l’ensemble et par l’ensemble de l’état politique et la société ; et, il y aurait une grave mésinterprétation, c’est-à-dire plus que fausse, de l’œuvre de Franz Fanon si on l’interprétait, comme fondatrice de la différenciation, pour autant qu’à l’encontre des pensées de la différenciation discriminante politiquement, socialement, psychiquement, artistiquement, il faudrait restituer sa portée essentielle de pen-sée : celle d’ une intégration vivante à une utopie universalisable et particulière, singulière et collective, de l’humain et de la vie de l’humanité.
C’est pourquoi cette pensée, cette existence de pensée, pouvait être reçue comme « hors les murs » à l’intérieur même d’une irrecevabilité dont le terreau, terrain, était bien situé dans le domaine psychiatrique, civil, social, idéologique, culturel, religieux, et politique.
Heureusement qu’aujourd’hui existent des textes d’analyse qui ont construit un autre lieu du recevable, de la compréhension et de l’incompréhension.
Insistons, tout de même sur ceci : des « défauts » dans les domaines dits scientifiques de pensée ont des effets redoutables dans les domaines politiques et civils ; ils construisent au fur et à mesure des transmissions dont les valeurs subjectives et objectives sont faites de déformations et méconnaissances meurtrières à l’intérieur de soi, meurtrières à
l’extérieur de soi, sans épargner ni l’un ni l’autre.
On pourrait tenir alors l’acuité, la pointe, l’agudeza des analyses de Franz Fanon, celles que Franz Fanon a faites, à cette qualité d’avertissement qu’elle portent, manifestement avec rigueur et indignation, contre les enfermements psychiques et réels des violences.
Nabile Farès, psychanalyste, Paris.