Nouveau portrait du colonisé
—Par Pierre Pinalie —
C’est un surprenant ouvrage que nous a livré Émile Désormeaux, sous un titre poétique et attirant. Peut-être en effet est-il le premier à écrire que les militants locaux sont quasiment tous fonctionnaires avec leurs 40 %, et que parmi eux les retraités sont nombreux. Et quand il nous dit qu’aux yeux des étrangers, les Français sont des professionnels de la contestation, il n’oublie pas d’ajouter que l’élève a dépassé le maître dans la promptitude à faire grève. Avec d’innombrables citations et un recours permanent à l’Histoire, l’auteur nous promène de par le monde afin de décrire l’état des choses dans une très grande objectivité. C’est par exemple en faisant appel aux écrits d’Albert Memmi, l’auteur du « Portrait du colonisé » qu’il propose un meilleur avenir, le jour où n’importe quel homme sera chez lui n’importe où, et pourra œuvrer ailleurs aussi bien que chez lui.
L’ASSERVISSEMENT
Ne manquant évidemment pas de rappeler qu’aux Antilles rien n’a pu soigner à court terme le traumatisme de l’asservissement, il n’omet pas non plus de révéler qu’en Russie les serfs ne furent libérés qu’en 1861, soit treize ans après l’abolition aux Antilles. Jamais, sans doute, un peuple n’a été à ce point dépouillé de son héritage social que les Nègres qui furent amenés en Amérique. Mais jamais non plus une communauté asservie ne fut mise, après sa libération, en mesure de profiter de plein droit de tous les acquis culturels et sociaux du pays colonisateur.
Bien sûr, Émile Désormeaux ne laisse pas de côté le comportement de la France qui réussit à intégrer un nombre considérable de Blancs d’Europe, mais qui achoppe sur la couleur tout en affirmant une volonté d’intégrer des Africains, des Noirs, des Maghrébins. Et en réalité, si elle en était capable, cela se saurait. Quant aux réactions politiques de la population martiniquaise, l’éditeur-écrivain rappelle l’opposition à la télévision quand elle arriva aux Antilles, et la désapprobation de la nationalisation d’E.D.F. Mais, par ailleurs, il souligne les réactions inverses quand le gouvernement français proposa de mettre le personnel ATOS de l’Éducation Nationale sous l’autorité de la région Martinique.
Objectif et sévère, notre écrivain développe l’effet du rouleau compresseur du dominant, en particulier sur le plan de la langue où le choix des mots et leur prononciation dérivent vers la vision du touriste venu de France. En effet, la langouste et la banane ont remplacé le homard et la figue, et c’est bien réconfortant que le livre contienne l’allusion aigre-douce aux soldes et aux vacances « d’été », et que l’auteur sache fort bien censurer humoristiquement la ridicule façon de parler de la « go-yave ».
Après avoir pertinemment analysé l’Histoire de la Hollande, de la Grande-Bretagne, du Japon et des États-Unis, l’auteur sait définir la France, fille aînée de l’Église, en rappelant qu’elle est aussi la fille bien-aimée du marxisme. Et en dépit de cet héritage, nombre d’Antillais arrivés en France par le Bumidom ou pour d’autres raisons se sont heurtés à un mur d’incompréhension. Et l’auteur d’ajouter, devant ce fait, qu’en Angleterre, énormément de gens issus de l’immigration, font partie du quotidien. Et c’est en raison des problèmes que connaissent les Antillais en France que, sous la plume de certains écrivains martiniquais, les Blancs sont généralement de vilains messieurs.
L’ASSIMILATION
Descendants des Gaulois, des colonisés consentants, les Français ont réalisé une mission colonisatrice, en particulier la demande d’assimilation des Antilles en 1946, qui a impressionné certains voyageurs anglais. Ce sont là des faits qui permettent à Désormeaux de parler de colonisation réussie, tout en précisant qu’un Gaulois avait sa manière d’être romain, de la même façon que les Antillais ont leur manière d’être français. Depuis le milieu du XXème siècle, aux Antilles, se pose le problème de la libération nationale. Un certain nombre de gens pensent que la France, en 1946 a mis d’autorité le nœud coulant de l’assimilation, et militent ardemment pour construire une Martinique nouvelle.
Certains de ces militants souhaitent une Martinique libérée du carcan institutionnel français qui l’étouffe. Ils parlent de politique mortifère de l’assimilationnisme et de ses sournoises manœuvres, en s’opposant durement à l’arrivée de plus en plus massive de non-Martiniquais en Martinique. Ils vont même jusqu’à s’opposer au regard objectif d’un journaliste qui décrit un événement sportif, parlent de caldochisation du pays et finissent par qualifier de judéo-droits-de-l’hommistes ou de « nègres à blancs » ceux qui ne partagent pas leur vision négro-raciste et antisémite du monde.
Et c’est pourquoi, fort heureusement, le livre d’Émile Désormeaux représente un souffle, une respiration et un espoir face aux scandaleux propos haineux de certains. Martiniquais honnête, objectif et cultivé, l’auteur reste dans une quête permanente pour comprendre les peuples en se servant de l’Histoire, de la sociologie, de la psychanalyse. Ayant choisi la clairvoyance au lieu de la récrimination revancharde, il ne trahit jamais l’amour pour son pays et analyse le colonialisme fort clairement, sans basculer dans la haine venimeuse. Sa volonté fondamentale est celle de faire avancer l’humaine condition.
Pierre PINALIE