Sortie nationale : 30 septembre 2020
Réalisateur : James Erskine
Pays : États-UnisDurée : 1h32
Synopsis : La chanteuse américaine Billie Holiday fut la première icône de la lutte contre le racisme, ce qui lui valut de puissants ennemis. À la fin des années 1960, la journaliste Linda Lipnack Kuehl commence une biographie officielle de l’artiste. Elle recueille 200 heures de témoignages : Charles Mingus, Tony Bennett, Sylvia Syms, Count Basie, ses amants, ses avocats, ses proxénètes et même les agents du FBI qui l’ont arrêtée…. Mais Linda n’a jamais fini son livre et ses bandes sont restées inédites. Jusqu’ici. « Billie » est l’histoire de la chanteuse qui a changé le visage de la musique américaine et de la journaliste qui est morte en essayant de raconter son histoire.
« Billie », le documentaire audacieux qui mêle les destins tragiques de Billie Holiday et de sa biographe
— Par Annie Yanbekian –
Plus qu’une biographie d’une icône du jazz vocal du XXe siècle, le film de James Erskine prend le pari de croiser deux histoires intimes, deux destins qui convergent vers une fin tragique et prématurée à vingt ans d’écart.
Billie Holiday, surnommée « Lady Day », est l’une des plus grandes chanteuses de jazz du XXe siècle. Sa légende s’est forgée sur scène autant que dans son parcours chaotique et ses combats. Interprète hors pair, passeuse d’émotion, timbre inimitable, pionnière parmi les artistes de jazz dans la dénonciation des crimes contre les Afro-Américains, femme dont la carrière et la vie se confondent pour s’achever dans le drame en 1959, à 44 ans… Cette destinée aussi fascinante que déchirante a suscité un biopic en 1972, Lady Sings the Blues, adaptation de l’autobiographie de la chanteuse, avec Diana Ross.
Tenter une reconstitution avec des acteurs, c’est une chose. Monter un documentaire d’une heure trente, c’en est une autre quand il s’agit de Billie Holiday. De la chanteuse disparue à la veille des années 60, il nous reste peu d’archives filmées, et elles sont en noir et blanc. Pour construire son documentaire et le rendre attractif à un public du XXIe siècle, James Erskine a fait un double choix, narratif et technique, un pari original et osé dans les deux cas.
Un pari narratif : deux histoires entremêlées
En termes de scénario, le réalisateur britannique a imbriqué deux histoires en une. Quand il s’est lancé dans le projet Billie, ses recherches l’ont mené vers une mine d’or : 200 heures d’interviews qui dormaient chez un collectionneur. Ces entretiens avaient été réalisés dans les années 70 par la journaliste Linda Lipnack Kuehl qui préparait une biographie qu’elle n’a jamais achevée, étant morte dans des conditions mystérieuses en 1979. Intrigué, James Erskine s’est rapproché de sa famille. Il a décidé de raconter aussi son histoire, sous l’angle de la fascination parfois troublante que Billie Holiday exerçait sur elle.
Les musiciens, proches, divers témoins que la biographe avait interviewés feraient à la fois rêver et frémir n’importe quel journaliste : côté jazz, Charles Mingus, Count Basie, Sarah Vaughan, Tony Bennett… Côté plus personnel, un cousin de Billie, une brochette d’amis et de personnages plus ou moins fréquentables qui avaient côtoyé la chanteuse depuis ses jeunes années, sans parler d’agents du FBI qui avaient participé à sa traque… Billie Holiday dérangeait, tant par son train de vie de star – impensable pour une femme noire dans la société américaine hyper raciste de l’époque – que par ses prises de position. La piéger par son point faible – la drogue – constituait le moyen idéal de la mettre à l’ombre.
Un défi technique
Pour donner du corps, de la chair et une modernité à son documentaire, James Erskine lui a donné de la couleur : il a fait coloriser un certain nombre de documents, films et photos par l’artiste brésilienne Marina Amaral. Le résultat est plutôt bluffant. Dans la mythique archive de Strange Fruit, des couleurs vives contrastent désormais avec le texte glaçant de la chanson. Les paroles, qui décrivent les exécutions de Noirs dans des « scènes pastorales » du « Sud galant », valurent quelques inimitiés à Billie… Outre les archives en images, les précieux documents sonores ont aussi bénéficié d’une cure de jouvence.
Avec la mine de témoignages et les images dont il disposait, James Erskine a constitué un film attrayant et captivant. On suit avec intérêt l’ascension d’une artiste qui s’impose dans le monde du jazz. Mais on observe avec mélancolie combien rien ne lui aura été épargné, de la jeune Eleanora – son vrai prénom – confrontée très tôt à la prostitution, à la femme usée, minée par la ségrégation, la drogue, les hommes qui la spolient, la maltraitent…
Un portrait de femme en clair-obscur
Le réalisateur nous propose un portrait intime, sans complaisance, de Billie Holiday, mais aussi d’une époque, d’une misère, avec ses aspects les plus sordides. Billie ne dérangeait pas seulement en tant qu’artiste noire, célèbre et engagée. Elle dérangeait aussi en tant que femme libre, dangereuse car incontrôlable, comme l’illustre le témoignage lunaire d’un expert médical. Tous les interlocuteurs de Linda Lipnack Kuehl disaient-ils la vérité ? Étaient-ils de bonne foi ? Comment en être certain, puisque même des acteurs du monde du jazz se contredisent dans le film…
C’est un musicien qui aura le dernier mot. Le batteur Jo Jones fustige la population américaine, « la plus stupide et la plus raciste, encore aujourd’hui », à l’origine des souffrances de sa communauté. Près d’un demi-siècle plus tard, ces mots conservent une résonance politique troublante à la lumière des violences policières qui ont frappé les Afro-Américains ces derniers mois.
Quant au procédé de mêler les trajectoires de Billie Holiday et de Linda Lipnack Kuehl, il trouvera ses partisans et ses détracteurs. Il n’en est pas moins original et courageux. James Erskine a été frappé par le processus d’identification d’une journaliste à l’objet de ses recherches, et à ses conséquences peut-être fatales. Finalement, son film est un double hommage à deux femmes en quête de vérité, d’authenticité, de liberté.
Source : Francetvinfo