Entretien. L’écrivain franco-congolais publie Rumeurs d’Amérique, un essai vagabond dans lequel il explore les États-Unis qu’il connaît, en sa qualité de professeur de littérature francophone, depuis de nombreuses années, à la prestigieuse université de Californie. Il y est question de la condition des Noirs, de son statut d’étranger de couleur, qui évolue dans un milieu d’intellectuels, et de beaucoup d’autres choses encore…
Alain Mabanckou, à la tête d’une œuvre considérable, où le roman côtoie l’essai et la poésie, est l’auteur, entre autres, de Verre cassé, Demain j’aurai 20 ans et le Sanglot de l’homme noir. Titulaire de nombreuses récompenses littéraires (en 2006, le prix Renaudot pour Mémoires de porc-épic), il est professeur de littérature francophone à l’université de Californie. Il publie Rumeurs d’Amérique, aux éditions Plon.
Ce livre a l’allure d’un essai itinérant composé comme un journal de bord…
Alain Mabanckou Je retiens la formule de « journal de bord ». Je voulais passer d’un sujet sérieux à un sujet léger, d’un sujet complexe à un autre, inextricable. Ce livre part de l’Amérique et s’y termine, avec des bifurcations en Europe (en France) et en Afrique, afin de cerner les contours de mon parcours tricontinental. J’ai voulu être libre d’embrasser l’actualité et de permettre au lecteur de choisir des angles : la discrimination raciale, la littérature, la cuisine, la peinture, le cinéma, l’histoire, les relations franco-américaines. Je prêche une stratégie de la transhumance. Je suis en quête de ce qui pourrait nous réunir plus que de ce qui nous divise.
Que vous a appris, sur la société américaine, le fait d’enseigner la littérature française dans une grande université ?
Alain Mabanckou On a souvent l’image d’une société américaine fermée. Il y a l’autre versant : des gens ouverts au monde, en particulier les jeunes. L’enseignement de la littérature d’expression française là-bas est une victoire. Mes classes sont parmi les plus remplies du département. Les étudiants y étudient non seulement les cultures françaises, mais aussi les cultures africaines, par le biais de la colonisation et des indépendances. Cette société considère la littérature française comme une unité de mesure de la culture en général. Celui qui connaît cette culture se distingue, possède une ouverture. Pour eux, c’est Balzac, Hugo, mais le génie français – surtout en philosophie – est aussi incarné par Derrida et Foucault, qui ont enseigné là-bas. Aujourd’hui, ce sont, entre autres, Kristeva et Antoine Compagnon.
Quels types d’étudiants ? D’où viennent-ils dans l’ensemble ? Y a-t-il des Noirs ?
Alain Mabanckou Mes étudiants représentent la photographie de la société américaine. La prédominance dans ces classes de littérature est du côté des Américains d’origine asiatique. Viennent ensuite les « Caucasiens », comme ils disent, soit les Blancs, certains issus d’universités d’Europe, comme la Sorbonne, pour peaufiner leurs études. Les Noirs sont minoritaires. Dans une classe de soixante étudiants, j’ai parfois trois ou quatre Noirs. L’université en Californie est chère. Le financement des études est coûteux. Les familles noires pauvres n’y ont pas accès. Il y a possibilité de demander des bourses.
Vous écrivez qu’en arrivant aux États-Unis, vous avez vu une ressemblance avec le Congo-Brazzaville. Pourquoi ?
Alain Mabanckou C’était quand j’habitais à Santa Monica, ville au bord de la mer, avec une végétation splendide, des cocotiers… J’avais parfois l’impression de me trouver dans ma ville de Pointe-Noire. Santa Monica a reçu des colonisateurs. Les Espagnols y ont transité. Le nom de Santa Monica vient d’un personnage historique berbère. Il y a donc une certaine filiation africaine du Nord qui y passe.
Dans le milieu universitaire, le racisme est subtil, enveloppé dans un langage bien fait. Il existe, mais il joue sur l’intelligence, et il faut bien gratter pour réaliser que c’est du racisme. »
Avez-vous éprouvé à votre endroit, sous quelque forme que ce soit, des relents de racisme, latent ou manifeste ?
Alain Mabanckou Je ne réponds pas aux racistes, ça les rendrait intelligents et, cette intelligence, ils l’utiliseraient à mauvais escient. Une des rares fois où j’ai eu une expérience de ce type, c’était à la faculté de Dauphine, à Paris. Je venais d’obtenir mon diplôme. Mon professeur, avec qui le courant n’était jamais passé, m’a demandé quand je comptais retourner « chez moi » alors que j’avais la nationalité française ! Il s’agissait d’une forme de racisme à peine voilée, sous l’apparent souci d’une aide à l’Afrique. On peut aider l’Afrique partout où l’on se trouve.
Aux États-Unis, je suis considéré comme étant au moins, sinon un peu, au-dessus de la classe moyenne, car je suis professeur à l’université. Les racistes et les non-racistes vénèrent l’université de Californie. Les gens que je croise ont une culture intellectuelle du monde, qu’il s’agisse de professeurs ou d’étudiants. Je n’évolue pas forcément dans un milieu qui me donnerait des signes de racisme trop visibles. Dans ce milieu, le racisme est subtil, enveloppé dans un langage bien fait. Il existe, mais il joue sur l’intelligence, et il faut bien gratter pour réaliser que c’est du racisme.
Dans vos rapports avec les Noirs d’Amérique, que pensez-vous du regard qu’ils peuvent porter sur vous ?
Alain Mabanckou Avec eux, ce sont d’abord, des rapports de fraternité et de solidarité, celle-ci fondée sur les injustices subies parce que nous étions noirs. Partant de là, dans chaque maison, il y a toujours des problèmes internes. Il m’est arrivé de tomber sur des Noirs américains me reprochant, en tant qu’Africain, d’avoir pactisé avec les Blancs pour vendre leurs ancêtres devenus des esclaves. Il s’agit d’un courant qui cherche à faire porter une partie de la responsabilité de la traite négrière sur les Noirs. C’est aberrant. S’il y eut des complicités, elles ne constituaient pas des éléments majeurs ayant lourdement pesé sur les conséquences d’un système de traite, dessiné par l’Occident, profitant de l’industrialisation et de la traversée des océans pour déplacer tout un peuple. Je ne vois pas un continent comploter contre tout son peuple pour le déporter et laisser des terres vierges. Les complicités étaient à voir du côté de l’avidité de certains chefs guerriers. Initiatives individuelles et non stratégies collectives. Toute tragédie a sa part d’ombre et de complicité.
L’allure vagabonde du récit fait tout le sel du livre.
Alain Mabanckou C’est un livre de promenade. Impression d’écrire en marchant, ou en fixant des images sur l’objectif. Cela couvre la Californie, mais s’y trouvent aussi des accents de l’est du continent puisque j’ai également habité à Ann Arbor, dans le Michigan. C’est un voyage intérieur d’est en ouest dans l’Amérique. De Detroit, la plus grande ville du Michigan, par exemple, j’évoque le fait qu’elle a été bâtie par le comte de Cadillac, qui était français. On y a dressé une statue que les Américains n’ont pas déboulonnée ! L’espace géographique, aux États-Unis, n’est pas monotone. On passe des plaines au désert ou aux collines. Je voulais cet éclectisme avec, comme fil conducteur, un narrateur en train de brosser le portrait de son Amérique…
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Résumé :
Rentrée littéraire 2020 Le portrait d’une autre Amérique. Ici, je me suis fondu dans la masse, j’ai tâté le pouls de ceux qui ont ma couleur, et de ceux qui sont différents de moi, avec lesquels je compose au quotidien. Certains lieux, de Californie et du Michigan, me soufflent leur histoire car je les connais intimement. D’autres me résistent, et il me faut quelquefois excaver longtemps pour voir enfin apparaître leur vrai visage. Mais ce périple n’a de sens que s’il est personnel, subjectif, entre la petite histoire et la grande, entre l’immense et le minuscule. Et peut-être même que, sans le savoir, j’entreprends ici ce que je pourrais qualifier d’autobiographie américaine, entre les rebondissements de l’insolite, la digression de l’anecdote et les mirages de l’imaginaire..
Alain Mabanckou
EAN : 9782259278560
256 pages
Éditeur : PLON (27/08/2020)
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« Quand j’ai écrit mon livre Rumeurs d’Amérique, il n’y avait pas cette vague de bavures policières, c’est comme une sorte de rêve prémonitoire. Le jour où a été tué un rappeur connu dans un règlement de comptes, je me suis rendu dans sa boutique, il y avait du monde et la police dispersait les gens avec du gaz lacrymogène. Et on se disait : ‘et si la police retournait ses armes contre les innocents ?’ Et c’est ce qui s’est passé ensuite, de George Floyd à Dijon Kizzee« , explique l’écrivain et professeur en littérature française en Californie, invité de franceinfo lundi 7 septembre.
« Les balles ne demandent pas de passeport »
« Je ne suis pas un Afro-Américain, mais quand les balles sifflent, elles ne demandent pas de passeport », souligne-t-il. « L’Amérique n’a jamais réglé la question raciale », conclut Alain Mabanckou, qui a « voulu donner simplement un manuel de vie en Californie, dire ce qu’il y a à découvrir de la France et de l’Afrique aux Etats-Unis ?«