— Par Frantz Succab —
Les récentes élections municipales et communautaires ont provoqué à chaud des sentiments divers, de l’optimisme au dégoût en passant par le doute. Les commentaires de presse ont suivi. Ils ont souvent usé du stéréotype de « dégagisme » pour décrire l’apparition de nouvelles figures à la place de certains caciques de la vie politique.
On se dit qu’il faut que la Démocratie respire, mais respire-t-elle bien chez nous ? On sent son souffle court. La société, du côté de sa composante la plus jeune, a priori la moins conservatrice, cherche de l’air, mais loin des bureaux de vote. Cela n’empêche pas ce constant prêchi-prêcha républicain et démocratique qui sonne de plus en plus creux par déficit d’ouailles. Loin de célébrer ici la victoire de l’abstention, qui ne serait en réalité la victoire de personne, nous la constatons simplement. C’est un fait persistant, pesant, qui depuis des lustres nous procure indirectement une représentation politique par défaut. Désertion ou fatalisme ?
Au lieu de se contenter de s’en réjouir ou de le regretter, n’est-il pas temps de chercher à comprendre ce que dissimule la vie politique en Guadeloupe ? Pourquoi la communauté guadeloupéenne présumée composer un pays rechigne-t-elle tant à fonder ensemble sur son territoire la vie en commun du peuple qui porte son nom ? On se perd de gauche à droite ; ayant cru à l’une et l’autre direction et pâti de tant de rendez-vous manqués sans avoir le sentiment d’avancer, on finit par se retirer sur son lopin. C’est de là qu’on entend dire aujourd’hui que la Droite a disparu. Soit… Et si la Gauche sans la Droite se révélait sur la même ligne ? Difficile de s’y retrouver quand leur référence commune fut et reste l’Ailleurs. Un Ailleurs qui s’appelle France. Qu’attendent-elles vraiment des guadeloupéens si leur commun espoir est que la France veuille toujours à notre place ?
Toujours la même chanson…
Autant dire dans un tel dilemme que l’une des fonctions qui revient à ce qui nous tient lieu de Démocratie est de désaccorder le peuple en jouant la concorde. La distanciation sociale et les gestes-barrières covidiens ne sont rien en comparaison de ce qui nous éparpille depuis longtemps : l’individuation, le chacun-pour-sa-gueule, tout en entendant des discours électoraux sans enjeu guadeloupéen réel. Des mains officielles distribuent de minuscules libertés-akokangn portant masques, escomptant que ces masques protègent la colonie française régionalisée du partage de l’intelligence guadeloupéenne et de la contagion de la liberté politique.
L’électeur n’y voit que des visages, à la télé et sur les réseaux sociaux. Avec le temps, ils changent forcément de masque, mais la pensée politique, la Guadeloupe qui se pense par ses propres moyens, comment la retrouver à travers ces mêmes mots que chacun se refile à tour de rôle ? Mettre l’Homme au centre, Responsabilité, Développement économique, Identité, autonomie alimentaire, emplois pour la jeunesse, préservation de la nature, voire de la Planète, Excellence tous azimuts… Qui, de nos jours, parmi les majorités élues et les oppositions, ne ressasse pas cela ? Le dire et le redire, ça ne mange pas de pain. Même chanson sur des mélodies différentes. C’est à se demander ce qui fait vraiment débat et pour qui roulent tous ces partis, groupes ou individus ; d’où vient que le nombre de candidats à tout poste politique augmente d’année en année, autant que les demandeurs d’emploi. Pour que, une fois élu, chacun avoue son impuissance avec son bouc émissaire tout-prêt sur qui rejeter la faute.
Être en accordance avec la terre natale
Un grand mal malmène la Guadeloupe : « Assimilation », le mot-valise porté depuis trop longtemps, s’épuise à démontrer la monstruosité. La Démocratie n’est pas en soi une maladie, c’est ce qu’elle couve et couvre ici qui est terrifiant. Le démocrate que nous croyons être, de même que l’assimilé que nous sommes, est toujours l’incarnation et la déclinaison du mot « comme ». Nous voulons être comme… Tout entiers dans ce mot. Le démocrate-assimilé « perçut d’emblée les Droits de l’Homme comme le plus parfait écho du mot comme. Et il n’eut pas de cesse qu’il n’eût fait de [son pays] le paradis de ce petit mot insipide » dit Monchoachi ; et Cyrille Raoul Serva de confirmer que « voilà une population non prise en charge par elle-même et qui vit follement son avancée vers la déperdition dans le temps, incapable de faire peuple »
Nous évoquons ici l’obstination voire la délectation du Guadeloupéen français à ne pas s’appartenir. Il se pense créature de la Loi de l’État français ou de Dieu, lesquels dans nos parages se trouvent souvent ex æquo en tant que créateurs suprêmes. Cette facilité à s’arrimer et s’arraisonner à la croyance et à la certitude d’un statut dévolu, cette passion à se départir de soi-même rendent sacrés les mots « Département-Région », qui ne sont que de simples catégories administratives de la France. Tout cela, plutôt que de s’atteler à un projet humain avec ses hasards et ses rencontres, au destin, à la vie en somme. Sous ce rapport, l’idée d’indépendance sera toujours traitée comme sacrilège et la démarche comme aventuriste. « Que peut-on craindre humainement de l’aventure de s’appartenir ? » dirait le mawon tant statufié et célébré.
Nous pouvons épuiser tout le calendrier électoral de la République française ; nous pouvons revêtir à l’essai tous les statuts du stock législatif réservé aux possessions françaises d’outremer, de multiples catégories que l’histoire coloniale a rangées dans ses armoires ; cela ne réparera pas notre propre abandon de nous-mêmes. Pourquoi ? Eh bien, pour la simple raison que la question première qui se pose au peuple guadeloupéen est d’Être, d’abord Être et pleinement. Cette question n’est politique que par destination, parce qu’on ne met pas la charrue avant les bœufs. C’est l’ensemble qui opère, mais dans un agencement auquel on ne peut déroger. Avant, dès maintenant, il s’agit de récupérer notre identité territoriale et culturelle : ka nou sé pou nou yé, ola ? Telle est l’épreuve. Elle est si prioritaire en Guadeloupe que la séparer sans cesse du politique ou en faire un simple alibi est une capitulation sans nom.
À supposer même qu’on se résolve à respecter le calendrier électoral, mettons à sa vraie place cette question centrale ! Elle renferme en elle la vraie libération politique : tu ne peux rien vouloir qui ne soit TON vouloir. Pour que ce vouloir vienne de la Guadeloupe, il faut que ce soit la Guadeloupe même qui s’accorde à l’exprimer. La Guadeloupe, disons-nous, non une poignée d’élus ou de candidats qui font de leur bouche la bouche de pouvoirs qui ne sont pas d’ici, mais l’électorat ; autrement dit, le peuple en son plus grand nombre. Rejetons nos pactes d’apprentis sorciers passés avec le Diable, commençons le Pacte Guadeloupéen ! Enfin un espace qui ne sera pas le nom d’un parti, encore moins celui d’un Parti Unique, mais un espace public nôtre, le fruit d’un Acte pour soi qui consiste à fonder ensemble, sur le territoire de la Guadeloupe, la vie en commun du peuple qui porte son nom.
Loin de préconiser la disparition des partis politiques, il s’agit de leur ouvrir la chance, avec leurs différences idéologiques et libres de leur action, d’avoir enfin une boussole guadeloupéenne ; d’être tout du moins en accordance avec la terre natale. Quoi de plus nécessaire pour parler nous-mêmes sans cesser de parler le monde ? Décoloniser la Guadeloupe et l’ériger en État souverain met en exergue notre identité nationale assumée en privant de sa source coloniale le paralysant mépris de soi-même. Il ne s’agit pas de repli sur soi : cela n’exclurait ni la nécessité d’une économie au service de l’Homme ni celle du travail pour tous ni celle de la préservation de l’environnement ni l’ensemble des soins et des services nécessaires à une vie humaine ; à la liberté et au bonheur du plus grand nombre. Plus la Guadeloupe existera dans le monde en tant qu’elle-même, mieux elle sera à même de partager le combat des autres peuples contre l’Occident ultra-libéral, raciste et prédateur, qui marchandise tout, jusqu’à l’être humain, et dévaste la Planète ; plus nous serons solidaires avec chacun sans qu’aucun devienne tout pour nous.
Le « masko » qui libère
Je sais en écrivant ces lignes que je ne suis pas le seul qui incline à tenter cette voie, pas le seul non plus à ne pas savoir exactement comment s’y prendre. Les guadeloupéens ont des mots si différents pour exprimer le même problème, sans se donner la peine de construire ensemble la langue commune de la solution. Ne faut-il pas pour cela s’arracher de l’empire du « déjà-là » ? Chacun de son côté a fini par devenir son propre discours ; ce discours qui nous parle toujours pareil en nous ôtant la force de l’incarner. La politique qui nous formate laisse peu de place à l’invention ou à la fondation d’un nous-mêmes. Il faut pourtant, sous peine d’être effacés de notre propre pays, trouver le « masko » qui libère.
La société politique, quelles que soient ses modifications internes, les départs ou les remplacements, ne peut à elle seule réinventer la démocratie. Elle s’en donne les airs, mais sans air elle étouffe. Le grand respirateur est surtout la société civile : l’ensemble des citoyens agissant comme tels, pourvu que leurs actions soient interconnectées ; leur vigilance constante, leurs initiatives collectives : économiques, culturelles, sociétales en général ; l’usage à tout instant de leur droit d’interpellation. En somme, il s’agit de l’exercice permanent de la souveraineté populaire. Là est le poumon naturel, le facteur d’une vraie révolution démocratique. Sans violence de préférence ; la non-violence n’interdisant pas, évidemment, de secouer fortement cet arbre dont les fruits sont confisqués par les mêmes prévaricateurs ou dévorés par tous les oiseaux de mauvais augure. C’est en ce sens qu’un Pacte Guadeloupéen, un contrat social « fait maison », serait absolument indispensable, puisque les aspirations et les besoins de chacun sont hors de portée de ce qu’un seul individu pourrait faire seul. L’avenir de la démocratie guadeloupéenne dépend de sa mise en œuvre réelle. Les postures ne suffisent pas.