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par GUILLAUME SURÉNA*
« Aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence,
de la force et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête. »
Aimé Césaire (1939).
Le Professeur Tobie Nathan, dans Le Monde diplomatique d’octobre 1991, nous révèle, sur le ton prophétique des grands découvreurs, « que l’Afrique n’est pas une terre à conquérir [ … ] par telle ou telle chapelle psychanalytique en mal de clientèle » (Tobie Nathan, 1989). Dans cet article plus hâtif qu’instructif, les Nègres qui se réclament de l’or pur de la psychanalyse seraient « « blanchis » dans les universités et les instituts occidentaux » (Nathan, 1989).
je mesure donc le risque que je cours face à l’autorité d’un tel grand prêtre du savoir universitaire. Mais je ne voudrais pas sous-estimer celui que je cours face à certains Nègres des Antilles et d’ailleurs en critiquant l’un des Nègres dont nous sommes le plus fier depuis Toussaint Louverture, l’un de ceux qui ont le plus contribué à remettre en cause l’aliénation coloniale. J’ai nommé : Frantz Fanon.
Comment rendre compte du retard de développement de la psychanalyse dans les communautés noires, que ce soit en Afrique, aux Etats-Unis, au Brésil, dans le Bassin caraïbéen ?
Comment expliquer ce retard alors que les intellectuels nègres ont assimilé tous les grands éléments du savoir occidental ?
Les raisons sont assurément multiples. Il. faudrait une étude détaillée
De l’évolution de la psychanalyse dans les communautés noires anglophones, américanophones, hispanophones, lusitaphones, néerlandophones pour tenter une explication globale du phénomène.
Mais il faut faire un sort à un sophisme à la mode suivant lequel la psychanalyse, née en Europe, serait compatible avec la civilisation occidentale et incompatible avec les autres. C’est donner là un but à la psychanalyse : défendre et conforter un idéal culturel. Et c’est oublier bien vite les résistances tenaces que l’Europe opposa à la psychanalyse. C’est sous estimer le mérite historique des premiers psychanalystes dans une lutte qui n’était pas gagnée d’avance. L’une des grandes leçons de cette histoire c’est qu’il faut des analystes concrets sur le terrain pour que l’analyse en tant que théorie, pratique et mouvement se développe. L’or pur de la psychanalyse, celle de Freud, m’a toujours paru incompatible avec les projets d’aliénation colonialistes, bien au contraire. Les articles comme celui de Tobie Nathan ne peuvent que nous desservir nous, analystes non européens.
L’une des raisons de ce retard m’a toujours semblé être l’influence de Frantz Fanon. La critique qu’il formula dans son livre Peau noire, Masques blancs’ contre les thèses psychanalytiques d’Octave Mannoni est devenue un dogme antipsychanalytique à cause de son engagement sans faille dans la révolution algérienne et la décolonisation, et peut-être aussi à cause de sa mort précoce. Son influence internationale a pris racine chez les intellectuels du Tiers Monde.
Rapide survol de l’aventure coloniale
Les grandes entreprises coloniales qui inaugurent ce que les historiens ont appelé les « Temps modernes » auront été ces gigantesques opérations, sans précédent, de pillage et de barbarie qui ont assuré à lEurope une place dominante dans l’histoire mondiale jusqu’à ce jour. C’est, du reste, le grand poète Alexis Saint-Léger, alias Saint-John Perse, petit-fils de colon, né aux Antilles, qui nous le chante dans son Anabase (Saint-John Perse, 1924) :
« De grands pays vendus à la criée sous l’inflation solaire, les hauts plateaux pacifiés, les provinces mises à prix dans l’odeur solennelle des roses. » 2
« Allez et dites bien nos habitudes de violence, nos chevaux sobres si rapides sur la semence des révoltes, et nos casques flairés par la fureur du jour. » 3
« Un grand principe de violence commandait à nos moeurs. »1
« Sacrifice au matin d’un coeur de mouton noir »², le mouton noir désignant le Nègre dans le lexique persien. »
Mais ces immenses expéditions par-delà les mers ne furent pas que cela. Ce furent aussi le moment d’un extraordinaire effort de classification, effort sur lequel vivent encore les sciences dites humaines, notamment l’ethnologie et l’anthropologie.
Les premiers hommes européens qui, à en croire les chroniqueurs de la colonisation, abordèrent les contrées au sud du tropique du Cancer furent complètement bouleversés par ce qu’ils rencontraient. Ils voyaient pour la première fois des arbres immenses qui semblaient échapper aux lois monotones du Grand Architecte de l’univers, des plantes, des arbustes qu’ils n’avaient jamais imaginés ; ils apercevaient des animaux qui semblaient impossibles, même à l’imagination des plus ludiques d’entre eux; ils entraient en contact avec des femmes et des hommes dont la beauté ne pouvait les laisser en dehors du cercle magique de la séduction ; mais ceux-ci avaient le malheur de ne pas être nés à l’image du Dieu judéo-chrétien.
Ces étrangers que les peuples autochtones découvraient en train de débarquer furent pris de ce qu’il faut bien appeler une crise de nomination. Ils en sont restés bouche bée, mutiques. Et pour cause : les langues européennes n’avaient pas de mots pour rendre compte de ces réalités étranges si inquiétantes. « Depuis un si long temps que nous allions en ouest, dit encore Saint-John Perse, que savions-nous des choses périssables ? »3′
11 leur a donc fallu créer de nouveaux éléments linguistiques, de nouvelles notions. C’est ce qui fait dire à Gabriel Garcia Marquez que le journal de Christophe Colomb est l’acte de naissance d’une nouvelle littérature, celle du Nouveau Monde’.
Cette rencontre de civilisations si différentes aurait pu être le moment d’un échange fécond et d’un enrichissement mutuel, comme le regrette t’anthropologue français C. Lévi-Strauss. Mais pour la métaphysique européenne, depuis la Grèce antique, savoir équivaut à maîtriser, donc à dominer. Les choses et les animaux furent débaptisés pour être mutilés sous des concepts à particules latines et grecques. Les lieux géographiques reçurent des appellations qui évoquent la vieille Europe et qui les rendent ridicules parce que sans rapport avec les esprits qui les avaient longtemps habités.
Les hommes eux non plus ne devaient pas échapper à cet effort de classification. Que ce soit en Amérique continentale, dans la mer des Antilles, en Afrique subsaharienne, dans l’océan Indien, en Asie ou en Océanie, les Européens ont entrepris un véritable travail de parthénogenèse. C’est dire que ces peuples appelés à être dominés furent étudiés aussi minutieusement que certaines espèces animales. L’esprit qui a dominé ces recherches fut celui du racisme, jusqu’à une époque récente. Ne soyez donc pas étonnés si les Européens ont tardivement deviné que ces peuples, notamment les Nègres, pouvaient avoir une âme.
C’est ce savoir aux couleurs du racisme que les intellectuels nègres ont eu à remettre en cause dès la première moitié du XXe siècle.
Dans le même temps, certains milieux intellectuels européens développaient une critique plus ou moins radicale de la raison occidentale et de ses valeurs, notamment sa prétention à la supériorité. 11 y a eu cette rencontre qui s’est révélée féconde entre les intellectuels nègres et ces intellectuels européens, critiques, notamment ceux du mouvement littéraire surréaliste.
C’est justement par le biais du surréalisme que les Nègres (francophones) entrent en contact avec la psychanalyse pour la première fois.
La rencontre des intellectuels négres avec la psychanalyse
C’est à Paris et non aux Antilles ou en Afrique que naît la prise de conscience des intellectuels nègres. Paris, capitale d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais, fut le lieu géographique où pouvaient se rencontrer les intellectuels coloniaux d’Afrique, des Antilles, de l’océan Indien et du Pacifique. C’est à Paris qu’ils renonçaient à être « nègres comme on est commis de seconde classe : en attendant mieux »1. C’est à Paris, pour l’essentiel, qu’ils découvraient qu’il « est-beau-et-bon-et-légitime-d’être-nègre »2.
Ce milieu d’intellectuels n’était pas idéologiquement homogène. Mais le racisme dont il était victime lui permettait de conserver une certaine unité.
Pour bien comprendre l’obstacle qui se dressait face à l’intellectuel, colonisé, il faut sentir l’état de reniement de soi dans lequel vivaient les peuples colonisés, notamment ceux des Antilles. « Et ce pays cria, dit Césaire, pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ; que les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la nègrerie ; que nous sommes un fumier ambulant, hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux. »1
En littérature aussi, ce qui domine c’est la servilité à l’égard de la prosodie surannée de la France, contre laquelle Rimbaud, Apollinaire et les surréalistes vont se révolter. « Une indigestion d’esprit français et d’humanités classiques nous a valu, lit-on dans la revue Légitime défense, ces bavards et l’eau sédative de leur poésie, ces poètes de caricatures. »²
Voici ce qu’on peut lire encore sur le bourgeois antillais : « Son complexe d’infériorité le pousse dans les sentiers battus « je suis nègre » vous dira-t-îl, il ne me sied point d’être extravagant. » 3 .
Il fallait donc sortir de ce milieu colonial pour le remettre en cause et se remettre en cause soi-même. Tout ce qui pouvait libérer était bon à apprendre. La psychanalyse, au même titre que le matérialisme dialectique de Marx et le surréalisme, en fait partie. Voici ce que dit le groupe d’étudiants du « Manifeste légitime défense » : « Quant à Freud nous sommes prêts à utiliser l’immense machine à dissoudre la famille bourgeoise qu’il a mise en branle. »4 Leur connaissance de l’analyse freudienne est purement livresque et, à ma connaissance, aucun intellectuel antillais n’a entrepris de cure analytique dans l’entre-deux-guerres. Il faut ajouter que le nombre d’ouvrages traduits en français est réduit. Et le nombre d’analystes restreint. Enfin, l’intérêt pour la psychanalyse, à l’instar des surréalistes français, est subordonné, à la créativité littéraire.
On peut dire globalement que dans l’entre-deux-guerres, les intellectuels nègres avaient une sympathie certaine pour la psychanalyse. Ils en attendaient beaucoup. Voici ce que dit encore le groupe du « Manifeste légitime défense » : « Si nous attendons beaucoup de l’investigation psychanalytique, nous ne sous-estimons pas, chez des sujets initiés aux théories psychanalytiques, la confession psychologique pure et simple qui – pourvu que l’obstacle des convenances soit levé – peut beaucoup dire. »5
Au milieu des années 30 commence à s’affirmer le mouvement littéraire de la Négritude, fondé par le Guyanais Léon Gontrand Damas, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Martiniquais Aimé Césaire. Il s’agissait de réhabiliter les valeurs nègres, de restaurer l’image de notre Afrique humiliée, où l’humanité fit ses premiers pas.
Il s’est aussi agi de donner conscience à des « millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir et le larbinisme »1.
Tout ce que l’Occident avait codifié sous le signe négatif de la laideur devenait beauté, la beauté même, grâce a l’action libératrice de la métaphore poétique. L’influence du surréalisme sur ces hommes a été importante, même si leurs oeuvres ne se situent pas dans le surréalisme français. Sous cet angle, ils ont subi l’influence de la psychanalyse, même dans sa déformation surréaliste.
Nous pouvons dire que les fondateurs de la Négritude avait une attitude d’ouverture à l’égard de cette théorie qui semblait contester les fondements de la raison européenne.
C’étaient là les conditions favorables pour le développement de la psychanalyse. Pourtant, à partir d’un certain moment, après la Seconde Guerre mondiale, la psychanalyse a cessé d’apparaître, aux intellectuels colonisés, comme un moyen de l’Emancipation. Elle est devenue suspecte d’appartenir à l’arsenal colonialiste de l’Occident. La polémique qui opposa le psychanalyste, français Octave Mannoni et Frantz Fanon y est pour beaucoup.
Mannoni et Fanon
Octave Mannoni. – Dans les milieux anticolonialistes nègres, Octave Mannoni n’a pas bonne réputation. Il passe volontiers pour un colonialiste dont la psychanalyse sert à démontrer « clair comme le jour que la colonisation est fondée en psychologie »² Souvent les critiques de Mannoni n’ont pas lu son livre : Psychologie de la colonisation. Ils s’appuient sur les remarques critiques de F. Fanon et d’A. Césaire. On a le droit de se sentir insatisfait de cette Psychologie de la colonisation, mais je crois qu’Aimé Césaire s’est trompé dans son Discours sur le colonialisme quant il dit que derrière « les subtilités du vocabulaire », « les nouveautés terminologiques » c’est toujours la même rengaine : « les Nègres – sont de – grands – enfants »(4).
C’est exactement le contraire que ce livre affirme. C’est justement ce fantasme colonialiste que ce livre démolit. C’est du reste Frantz Fanon qui nous rappelle que la démarche d’Octave Mannoni est fondamentalement honnête’. (Il semble que Césaire ait reconnu, plus tard, son erreur d’appréciation.)
Octave Mannoni est né le 29 août 1899, en Sologne, de parents corses. Il entreprendra des études de philosophie à Strasbourg. Il se rendra à la Martinique dans les années 20 où il enseignera la philosophie au lycée Shoelcher et se liera d’amitié au poète martiniquais Gilbert Gratiant, l’un des premiers à écrire des poèmes en langue créole. Avec Gratiant, Mannoni participera à la création de la revue Lucioles.
Puis il se rendra à Madagascar où il sera professeur, ethnologue, directeur de l’information durant près d’une vingtaine d’années. Favorable au mouvement d’indépendance malgache, il sera « envoyé » en mission à Paris.
Autour des années 45, il commence une psychanalyse avec Lacan. Depuis, son nom est associé à l’histoire conflictuelle du mouvement psychanalytique français. Il est mort le 30 juillet 1989.
Frantz Fanon est né le 20 juillet 1925 dun père d’origine indo-martiquaise, et d’une mère d’origine alsacienne, enfant illégitime d ‘un couple de sang mêlés.
Dès son enfance, Fanon semble avoir été marqué par les problèmes de couleur de peau. Il écrira plus tard « Il n’y a rien d’étonnant au sein d’une famille, à entendre la mère déclarer « X… est le plus noir de mes enfants. » C’est-à-dire le moins blanc »3 (Fanon, 1952, p. 132). Entre 1939 et 1943, il est en classe au lycée Schoelcher où enseigne Aimé Césaire, l’homme qui a appris aux Martiniquais la fierté d’être noir.
En avril 1943, il entre en dissidence et se rend à la Dominique pour rallier les Forces françaises libres de la région caraïbe. L’année suivante, il combat sur le front européen. Fanon y découvrira que l’armée de la France démocratique n’est pas moins raciste que les forces pétainistes.
Il devient psychiatre en 1952 sous la direction du P’ Tosquelles. Il refusera de faire une psychanalyse. A partir de 1953, il travaillera à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie et s’engagera totalement dans la guerre de libération nationale. Il mourra d’une leucémie à New York en 1961, soit à l’âge de 36 ans. Il est enterré dans sa patrie d’adoption, lAlgérie.
Fanon n’arrivera jamais à vivre à la Martinique. Il y trouvait l’atmosphère étouffante. Simone de Beauvoir résume bien l’ambiguïté de sa situation . « Ses origines aggravaient ses conflits ; la Martinique n’était pas mûre pour un soulèvement ; ce qu’on gagne en Afrique sert les Antilles ; on le sentait tout de même gêné de ne pas militer dans son pays natal, et davantage encore de nêtre pas algérien de souche. »’
La thèse de Mannoni. – L’ouvrage d’Octave Mannoni est écrit sous le patronage explicite de la psychanalyse. Aux concepts freudiens, il a fait le choix d’ajouter les concepts d’Alfred Adler et Carl Jung. Son but est d’étudier « la dépendance chez les malgaches en cours de colonisation et particulièrement chez les Mérina »2.
La thèse centrale de ce livre est que la colonisation met en présence deux types de personnalité :
1 / la personnalité malgache qui se caractérise par un « complexe de dépendance » qui est le contraire même du « complexe d’infériorité » ;
2 / la personnalité du colonialiste européen ou plus précisément du colonial qui se singularise par l’individualisme et l’émancipation par rapport aux coutumes.
Tout le livre se construit autour de Prospéro et de Caliban, personnages centraux de La tempête de W. Shakespeare, tragédie prophétique sur ce qu’a été la relation coloniale.
En parlant du Malgache, ce livre nous instruit sur le colonisé en général. C’est un livre d’une richesse remarquable qui exige une étude plus approfondie. Le Malgache, nous dit Mannoni, est avant tout soumis aux coutumes.
Celles-ci font vivre. Les relations qu’elles sous-tendent sont hiérarchisées. En haut de la hiérarchie, il y a les morts. Car « les morts sont la source unique et inépuisable de tous les biens. La vie vient d’eux, le bonheur, la paix et surtout la fécondité » ». Les Malgaches, au contraire des Européens, ne croient pas à la mort, mais bien aux morts. « Les morts et leur image constituent l’instance morale supérieure dans la personnalité dépendante… »4
Les Malgaches vont faire, au contact de la colonisation, un transfert de cette dépendance vis-à-vis des morts sur le vahaza, c’est-à-dire l’honorable étranger qui est là, le Blanc. Cette situation provoque des conduites de dépendance à l’égard du Blanc. En prenant la place de l’ancêtre mort, il devient celui dont on attend protection et sécurité. Cette place sera prise dans la lutte pour l’indépendance par les chefs nationalistes.
Le Blanc, dès lors, sera l’objet de sollicitations excessives qui ne sont pas la preuve d’un manque d’esprit de reconnaissance, mais bien la quête de protection de celui qui a pris la place des morts, tout puissants. Ce que les Européens vont interpréter abusivement comme la reconnaissance de leur supériorité et de leur droit naturel à l’exploitation de type colonialiste.
Chez l’Européen, dit Mannoni, le sentiment de dépendance est ressenti comme une infériorité. Il va réagir en recherchant des compensations. Le Malgache, quant à lui échappe à l’infériorité en acceptant la dépendance. Le sentiment d’infériorité que l’on peut rencontrer chez les Malgaches est la conséquence de l’échec de la relation de dépendance qu’il désirait avec l’Européen.
On peut ajouter que tout le comportement colonialiste est une mise en échec permanente de ce sentiment de dépendance (qui n’est pas l’infériorité), c’est-à-dire ce souhait de faire communauté.
L’antithèse de Fanon. – Cette « recherche sincère » d’Octave Mannoni devait pourtant heurter la sensibilité des militants anticolonialistes engagés dans un combat concret contre un colonialisme dont la brutalité rappelait encore dans les années 50 les procédés du nazisme.
Fanon reproche, dans Peau noire, Masques blancs, à Octave Mannoni d’avoir une saisie trop exhaustive des phénomènes psychologiques. Au nom du réel, il s’oppose aux sources infantiles du complexe d’infériorité. C’est la colonisation qui en est responsable.
Il ne sert à rien de charger les subalternes blancs pour dédouaner la civilisation européenne et ses représentants les plus qualifiés. C’est un point de vue aussi absurde que ce fantasme colonialiste par excellence : « la France est le pays le moins raciste du monde ». Car, dit Fanon, « une société est raciste ou ne l’est pas ».
C’est dans la structure économique créée par le colonialisme qu’il faut chercher les causes des pathologies, du désespoir de l’homme de couleur en face du blanc. Là, dit Fanon, « les découvertes de Freud ne nous sont d’aucune utilité »1. Fanon va, dès lors, entreprendre une critique de la psychanalyse. Suivant le livre de Mannoni, il va mettre sur le même pied Freud, Adler et Jung. Manifestement, le concept d’inconscient collectif de ce dernier le séduit.
Globalement, il congédie la psychanalyse européenne en évoquant les différences de structure familiale. Car « le drame racial se déroule en plein air, le Noir n’a pas le temps de l’ « inconscienciser » »1.
« Ils [les Noirs] existent leur drame. »2 Il continue : « Ni Freud, ni Adler, ni même le cosmique Jung n’ont pensé aux Noirs, dans le cours de leurs recherches [ … ]. Qu’on le veuille ou non, le complexe dOEdipe n’est pas près de voir le jour chez les Nègres. »3 Il confirme son propos : « Il nous serait relativement facile de montrer qu’aux Antilles françaises, 97 %o des familles sont incapables de donner naissance à une névrose oedipienne Incapacité dont nous vous félicitons hautement ». Car « toute névroseest la résultante de la situation culturelle »4.
D’entrée de jeu, Fanon nous avait averti que « seule une interprétation psychanalytique du problème noir peut révéler les anomalies affectives responsables de l’édifice complexuel »5. Mais ne nous y trompons pas, il s’agit là de social-thérapie : « En tant que psychanalyste, je dois aider mon client à conscienciser son inconscient, à ne plus tenter une lactification hallucinatoire, mais bien à agir dans le sens d’un changement des structures sociales. »6 « Mon but, [ … ] sera, une fois les mobiles éclairés, de le mettre en mesure de choisir l’action (ou la passivité) à l’égard de la véritable source conflictuelle, c’est-à-dire à l’égard des structures sociales. »7
Toute l’oeuvre ultérieure de Fanon sera marquée par cette ambition social-thérapeutique. Les effets thérapeutiques de la guerre de libération nationale en Algérie n’ont pu que le conforter dans cette perspective.
L’influence de Fanon
Si l’analyse d’Octave Mannoni est sincère et honnête, la critique opposée par Frantz Fanon ne l’est pas moins. A aucun moment Fanon ne conteste à Mannoni le droit, en tant qu’Européen, de porter un regard critique sur la réalité du monde noir. Car,, dit Fanon : « je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. »8 Et il ajoute « je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. »9
Tout comme le livre de Mannoni, Peau noire, Masques blancs est un livre remarquable et nécessitera aussi une étude plus approfondie.
je crois que ce sont les interactions entre la politique coloniale et anticoloniale qui ont contribué à ce retard du développement de la psychanalyse, chez les intellectuels nègres.
Fanon est mort le 6 décembre 1961 d’une leucémie, à New York.
Entre l’âge de 18 ans et de 36 ans, il avait participé à deux guerres de libération, la résistance française et la résistance algérienne. En plus de Peau noire, Masques blancs, il a écrit les Damnés de la terre et d’autres textes politiques qui ont fait de lui un maître à penser pour plusieurs générations intellectuelles, depuis une trentaine d’années. Sa démarche a semblé répondre à l’ensemble des malheurs du monde non-européen, notamment sur le plan culturel.
Fanon est mort avec la jeunesse des héros. Il n’a pas eu le temps de réévaluer sa pensée. Nul ne sait dans quel sens serait allée son approche de la psychanalyse. Ce que je croîs savoir, c’est que sa mort a provoqué un phénomène d’après-coup qui, aux Antilles, a donné une valeur nouvelle à ce premier livre :
celui-ci a été réinterprété comme un ouvrage fondateur de la revendication indépendantiste alors qu’en réalité il est dans la tradition antillaise antiraciste, mais assimilationniste ; il est perçu comme un refus global de la pensée européenne, alors qu’il est écrit sous le patronage spirituel explicite de Hegel et surtout de Sartre. En fait l’opposition de Fanon au freudisme est tributaire de la critique existentialiste ; la lecture qui a été faite au cours des ans est devenue de plus en plus dogmatique, alors qu’en 1952 Fanon priait son corps de toujours faire de lui « un homme qui interroge »1.
Le résultat est qu’aux Antilles la plupart des objections intellectuelles faites à la psychanalyse se font au nom de Fanon et du fanonisme.
D’autres perspectives doivent être prises en considération, notamment l’attitude du mouvement psychanalytique, étant entendu que son rôle n’est pas celui d’une organisation politique.
Dans quelle mesure la politique concrète du mouvement psychanalytique a-t-elle pu contribuer à limiter l’influence de la psychanalyse dans les peuplements d’origine non européenne ? La psychanalyse sest répandue dans le monde en grande partie, grâce à l’émigration des psychanalystes d’Europe centrale due à l’avènement du nazisme2.
Cette politique de l’émigration’ a orienté ces analystes vers les pays où dominaient des communautés blanches. Dans ces régions du monde la ségrégation, officielle ou non, a écarté les Nègres des lieux du savoir. Etant entendu que la psychanalyse ne s’apprend pas dans les livres, les nègres ne pouvaient la connaître que par l’intermédiaire de sociétés d’analystes blancs. En période de ségrégation (je pense surtout aux Etats-Unis), se rendre dans des lieux interdits était un acte presque toujours périlleux. La force dissuasive de cette réalité est incontestable puisque la psychanalyse ne peut se transmettre que dans une relation de personne à personne.
Nous nous sommes longuement interrogés lors de nos précédentes Rencontres internationales de l’A.I.H.P. (Paris, 1987 et Vienne, 1988), sur l’attitude des psychanalystes non juifs à l’égard de l’antisémitisme ambiant durant l’entre-deux-guerres. Nous devons nous questionner sur l’attitude des analystes qui, au cours de ce siècle, ont travaillé avec une assez ‘bonne conscience dans des pays (et je ne pense pas seulement aux Etats-Unis) où l’esprit ségrégationniste était (ou est encore) un réflexe élémentaire.
je ne voudrais pas exagérer l’importance de cet aspect du problème et oublier un autre qui n’est pas moins capital : le triomphe idéologique du stalinisme après la Seconde Guerre mondiale. Cette chape de plomb a inhibé chez beaucoup de nos intellectuels toute pensée indépendante, toute créativité personnelle en répandant son syndrome d’immuno-déficience intellectuel (S.I.D.I.). Il y a eu bien sûr quelques rescapés, mais leur voix s’est perdue dans l’aridité des dunes du dit « Tiers Monde ».
Dire tout cela n’a pas pour but de limiter notre responsabilité collective et individuelle dans notre retard. Il y a place pour nous, hommes de couleur, sans avoir à nous «blanchir», pour parler comme Tobie Nathan, à la table des questions théoriques et pratiques de la psychanalyse. Nous sommes mieux placés que quiconque pour poser le problème de l’identité par-delà la différence raciale. Transgressons donc les couleurs ! Il y a place pour tous au rendez-vous du donner et d ‘ u recevoir.
Ne croyez surtout pas à ce que l’on vous dit : l’histoire de la psychanalyse n’est pas finie, elle vient seulement de commencer…
Guillaume SURENA,
75, rue Victor-Hugo,
97200 Fort-de-France.
0596 60 28 41
*Guillaume Suréna est orthophoniste et psychanalyste.
1. Tobie Nathan, L’Afrique n’est pas une terre à conquérir, Le Monde diplomatique, n° 427, octobre 1989, p. 24.
Rev. Int. Hist. Psychanal., 1992, 5, 431-444
2. Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs, Seuil, l’ éd., 1952. Les citations ici sont de l’édition de 1975.
3. Saint-John Perse, Anabase, p. 102, 1″ éd., 1924. Les citations ici sont de l’édition 1986, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.
4. Ibid., p. 103.
5. Ibid., p. 108.
6. Ibid.,p.108.
7. Ibid., p. 109.
8. Gabriel Garcia Marquez, Une odeur de goyave Paris, Belfond, 1982, p. 71.
9. Aimé Césaire, Cahier de retour au pays natal, 1 re éd., Bordas, 1947. Première publication en 1939 dans la revue Volonté. Les citations ici sont de l’édition « Présence africaine » de 1986, -5 8.
10.Ibid., p. 64.
11. Ibid., p. 38.
12. Etienne Léro (1932) Misère d’une poésie, dans la revue Légitime défense, nouv. éd. Jean-Michel Place, 1979, p. 11.
13. Ibid., p. 11.
14. Manifeste légitime défense signé par Etienne Léro, Thélus Léro, René Ménil, jules Marcel Monnerot, Michel Pilotin, Maurice Sabas Quitman, Auguste Thèse, Pierre Yo Yotte. Dans revue Légitime défense, op. cit., p. 1.
15. Ibid., p. 2.
16. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, . 20, discours prononcé en 1950 à la Mutualité (Paris). Les citations ici sont de l’édition Présence africaine de 1973, la première édition est de 1955.
17. Ibid., p. 38.
18. Octave Mannoni, P chologie de la colonisation, la première édition est de 1950. Les citations ici sont de 1987, édition Presses Universitaires, sous le titre : Prospéro et Caliban, psychologie de la colonisation.
19. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 38-39.
20. Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs, op. cit., p. 84.
21. Irène Gendzier (1973) Frantz Fanon, Paris, Le Seuil, 1976.
22. Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs, op. cit., p. 132.
23. Simone de Beauvoir (1963) La force des choses, cité dans Frantz Fanon d’Irène Gendzier, op. cit., p. 29.
24. Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation, op. cit., p. 49.
25. Ibid., p. 57.
26. Ibid., p. 62.
26. Ibid., p. 122.
27. Ibid., p. 123.
28. Ibid., p. 123-124.
29. Ibid., p. 124.
30.Ibid., p. 7-8.
31. Ibid., p. 80.
32. Ibid., p. 81.
33. Ibid., p. 185.
34. Ibid., p. 186.
34. Ibid., p. 188.
35. Revue internationale d’Histoire de la Psychanalyse, 1, 1988
36.steiner Ricardo, « c’est une nouvelle forme de diaspora », la politique de l’emigration des psychanalystes d’apres la correspondance d’ Ernest Jones avec Anna Freud, revue internationale d’histoire de la psychanalyse,1,p.203-310.
** conférence prononcée à LONDRES en juillet 1990 à l’ occasion de la troisième rencontre internationale de l’Association Internationale d’Histoire de la Psychanalyse .