« Epicentro » : Hubert Sauper signe un documentaire poétique, sans se prononcer sur la situation de l’île
Lors de la scène d’ouverture, un homme fume le cigare, à moins que ce ne soit le vent qui le consume. Des vagues s’abattent en gerbes blanchies d’écume sur le Malecon (la jetée) qui protège La Havane. Dans le dernier plan, le même homme fume toujours un cigare incandescent. L’eau monte jusqu’au seuil des maisons. Les vagues sont devenues plus grosses. Est-ce à dire que la situation de Cuba a empiré ? Hubert Sauper ne nous dit rien. Il filme, un peu en retrait de son sujet, comme s’il redoutait d’être pris dans le dispositif spéculaire qu’il dénonce. Difficile de savoir, à la vision de ce documentaire poétique et déambulatoire, ce qu’il pense de la situation de l’île qu’il situe au croisement d’une « fake news » et d’une utopie. S’il regrette l’épopée castriste. S’il applaudit à la réouverture des relations diplomatiques avec les États-Unis.
S’il méprise les touristes qui envahissent la ville avec leurs appareils photo comme lui avec sa caméra. Des vaches qui paissent dans l’enceinte d’une raffinerie sucrière abandonnée rappelant la rigueur du boycott.
Briquer sa légende Les bateaux de croisière semblent éventrer la ville lorsqu’ils entrent dans le port. Des milliers de touristes se déversent à la recherche des traces de la révolution, photographiant les ruines comme si elles étaient antiques, les enfants en guenilles comme s’ils étaient une attraction du syndicat d’initiative. Cuba se doit de briquer sa misère et sa légende pour faire entrer des devises. « Cuba pourrait être un paradis, mais c’est un pays fait pour les étrangers », regrette l’un des protagonistes de ce documentaire ambigu et interrogateur. Un mensonge ? Peut-être.
Aussi vieux que la naissance du cinéma. En 1898, l’Amérique prend prétexte d’un attentat contre le navire USS Maine pour envahir l’île des Caraïbes, faisant de Cuba la première des conquêtes américaines. Il a suffi en réalité de quelques maquettes, de la fumée d’un cigare, de trois pétards et d’une baignoire pour mettre en scène un attentat qui changea son destin. Utopie castriste ou cinéma, quelle différence ? La présence à l’écran d’Oona Castilla Chaplin, petite-fille du créateur du Dictateur, renforce l’ambiguïté.
Dans La Havane où les hôtels de luxe jouxtent les taudis, où les Packard déglinguées côtoient les Chevrolet rutilantes, où les mères de famille ont des allures de reines de la nuit, difficile d’y échapper. Sauper nous balade d’un gourbi meublé d’un ventilateur américain et d’un lave-linge russe à un palace cinq étoiles avec piscine où il emmène ses petits figurants… Fautil regretter les idéaux de la révolution ensevelis définitivement avec la mort de Fidel Castro en 2016 ou se réjouir de la fin d’une dictature ? Il y a bien peu de larmes sur les joues des Cubains rassemblés devant un écran géant diffusant les hommages au Lider Maximo. Seuls les enfants connaissent par coeur la vulgate révolutionnaire. Ils chantent à pleins poumons l’hymne national et scandent « Études, travail, fusil ! » comme si on était encore en 1959. Une femme, la trentaine fatiguée, confie face caméra : « Pour être heureux aujourd’hui, on boit et on danse la salsa. » Qui croire ?
Philippe Ridet
Documentaire autrichien et français d’Hubert Sauper (1 h 47).
Source : Le Monde du 19/08/20